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Le Paradoxe Du « pouvoir Personnel » : Aux Origines De La  stagnation Politique !

Une pratique politique susceptible de libérer une société n’est sans doute pas celle dont cette société n’est ni l’inventeur, ni le véritable acteur, encore moins le bénéficiaire. Pour qu’il puisse en être ainsi, la pratique politique doit être liée à l’histoire et à la culture politique d’une société de deux manières au moins. Soit elle est un processus social qui inspire fondamentalement l’activité idéologique reflétant la culture ou le dynamisme culturel propre à cette société. Ou bien encore la pratique politique est le résultat des innovations idéologiques ou intellectuelles par lesquelles se constitue et se transforme une société, et donc s’écrit son histoire. La pratique politique est dans ce cas tributaire des formes du  pouvoir politique et des modalités de l’action politique qui en sont déterminées. En effet, les formes du pouvoir affectent le potentiel d’innovation idéologique d’une société.

C’est sous ce rapport que la forme incorporée du pouvoir, celle de l’Etat-individu, du despote, le Président-Etat, dépossède la société civile au sens large de la souveraineté et du pouvoir de décider, et par conséquent du droit de se transformer et de survivre. Cette dialectique de possession-dépossession est nourrie par une pratique politique fondée sur un pouvoir politique dont le mécanisme reproducteur est la double dépendance, idéologique et matérielle, du pouvoir politique incorporé dans la personne du chef et les réseaux de dépendance par lesquels celui-ci se maintient au pouvoir et dans la politique.

L’idéo-pouvoir et le pouvoir personnel

La politique de l’idéo-pouvoir (issue-based politics en anglais) désigne une culture programmatique de la politique dans laquelle l’environnement politique, les valeurs, les principes éthiques et déontologiques, les politiques et les problèmes de tous les jours, les idées politiques—et non les personnalités, célébrités, ou autorités—sont au centre des interactions et de l’action politiques. La culture politique de l’idéo-pouvoir est en d’autres termes basée sur l’idéologie (ideology-based politics) dans la mesure où les processus politiques présidant à la conquête et à l’exercice du pouvoir sont déterminés à l’issue de débats d’idées. La politique  de l’idéo-pouvoir rend possible l’innovation idéologique qui en retour inspire les modes d’action politique.

Á l’inverse, la politique du personae-pouvoir (person-based politics) fait référence à une culture de l’action politique dans laquelle le chef de l’Etat ou du Gouvernement, selon que l’on se trouve dans un régime présidentiel, parlementaire ou monarchique, est au centre de la vie politique et de l’action gouvernementale. Le personae-pouvoir peut prendre deux directions opposées qui peuvent être considérées comme des extrêmes. Il peut prendre la forme du pouvoir personnel tel qu’il est décrit par Jackson et Roseberg. Le pouvoir personnel est caractéristique d’un environnement où l’exercice du pouvoir est personnalisé du moment que le pouvoir est incorporé, concentré entre les mains du chef de l’Etat (monarque ou Président) qui décide des conditions d’opportunité et de légitimité d’une action politique par rapport à d’autres. Dans des cas extrêmes, le chef décide de la culpabilité et de l’innocence, de la vie et de la mort.

Dans une direction opposée, le personae-pouvoir confirme l’idée répandue selon laquelle la personnalité du détenteur du pouvoir est importante en politique. Dans une version plus ou moins qualifiable de positive, le personae-pouvoir est exercé par le chef de l’Etat qui, faisant peser le poids de sa personnalité—intellect, stature—s’emploie toujours à persuader et à réunir les forces politiques autour de sa vision et de son agenda politique. Contrairement à la politique de l’idéo-pouvoir, celle du personae-pouvoir obéit au culte de la personnalité et au patronage. Il se manifeste par la capacité et la disposition du chef à distribuer des prébendes aux réseaux de clientèles et de soutien qui tournent autour de lui.

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Dans un environnement politique où prédomine la politique du personae-pouvoir, une sorte de despotisme éclairé et pastoral, les caractères personnels du chef et ses vues sont susceptibles d’influencer l’énonciation et le traitement intellectuel et bureaucratique des problèmes, mais à l’exclusion de tout autre cadre idéologique ou intellectuel autre que le sien, si imparfait soit-il. Ce type de politique est très souvent caractéristiques des pays africains, bien que n’étant pas limité à eux, où la politique est très marquée par la culture du « big man », c’est-à-dire un chef dont la générosité dans la distribution de prébendes est uniquement destinée à acheter l’obéissance ou la soumission. Lorsque la générosité ne lui permet pas de parvenir à ses fins, le big man est en mesure d’user de la violence, de manière sournoise ou ouverte, selon les circonstances.

La politique du pouvoir personnel est celle qui est également à l’œuvre lorsque, en lieu et place de débats et de discussions publiques pour éclairer la prise en charge des problèmes et des politiques, le personnel politique ou le leader politique pour se défendre s’attaque à la personne d’un autre politicien. Un facteur important ici est le déficit intellectuel du personnel politique, son incapacité structurelle à comprendre les problèmes. Il peut s’agir de situations où cette incapacité est masquée par un refus, un évitement du débat politique et une préférence pour le populisme, la confrontation physique ou la mobilisation factionnelle des soutiens selon des critères tribalistes. Ne pouvant engager le débat intellectuel de manière constructive, le personnel politique s’engage par conséquent dans une politique de la mort : seule la capacité à détruire l’adversaire en portant atteinte à son intégrité morale ou physique constitue la ressource primordiale du politicien. Quitte à exposer la stabilité gouvernementale, la cohérence constitutionnelle, la concorde civile, l’intégrité et l’indivisibilité du territoire national et l’unité nationale. Les notions de fief, de parenté, de réseau, de terroir, d’ethnie prennent ainsi une importance plus marquée que celle de nation, peuple, gouvernement, etc. Le contrôle des médias et la constitution de réseaux de clientèles dans les domaines de la communication, des affaires et des structures symboliques (notabilités, groupes confessionnels) deviennent alors des enjeux plus importants que l’établissement d’un cadre d’intercompréhension au sein du personnel politique d’une part, et entre celui-ci et la société de l’autre.

Il s’en suit que les consultations électorales dans un contexte de politique du pouvoir personnel ne sont pas des moments où s’exprime la voix de l’électeur, puisqu’on lui demande de parapher un choix déjà opéré par un ensemble obscur de réseaux de clientèles et de relais sociopolitiques constitués de fait comme étant le véritable collège électoral et qui votent en réalité à sa place. En outre, l’électeur ne vote pas pour des programmes dont il saisit le projet et les horizons de sens ; il ignore souvent les emblèmes du parti pour lequel il vote, si ce n’est son programme et son leader dont il ne retient que le visage sur le bulletin. Les politiques que prétendent proposer le candidat ne peuvent dès lors faire l’objet d’une préoccupation intellectuelle pour cet électeur sans voix ni conscience délibérative, pas plus qu’elles ne le sont pour le candidat qui n’est pas en mesure de les argumenter. Ces propositions sont d’ailleurs souvent surannées et ne sont que les copies conformes de programmes vieux de plusieurs décennies, tandis que l’environnement socioéconomique a changé plusieurs fois de visage entre temps.

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Par ce que l’élection ne s’effectue pas comme le moment arbitral d’un débat d’idées, d’une joute idéologique, le détenteur du pouvoir personnel qui en est le vainqueur ne bénéficie d’aucune légitimité idéologique ou symbolique. Au mieux, sa légitimité ne va guère au-delà des énoncés de la loi électorale qui lui attribue une victoire mécanique, statistique, historiquement désincarnée ; il s’agit d’une légitimité procédurale dénuée de toute résonance intellectuelle et symbolique s’approchant de l’aura par exemple. Ce défaut constitutif devient un stimulus pour les adversaires et pour le personnel politique dont il facilite le reflexe destructeur propre à la politique du personae-pouvoir.

De même que voter ne veut pas dire choisir librement qui, quoi et comment faire, l’élection ne signifie pas une épreuve de démocratie, encore moins un gage de changement sociopolitique. Au contraire, dans le contexte du pouvoir personnel, voter c’est s’enchaîner davantage, l’élection un rituel tragique d’automutilation pour la simple raison qu’elle contribue précisément à reproduire ce pouvoir personnel.

Le despote impuissant, désidéologisation et dépossession

La politique du personae-pouvoir est d’autant plus coûteuse et destructrice que très souvent elle combine le registre du despote éclairé et celui du big man en même temps. Le chef de l’Etat opère un monopole à la fois sur les idées et les imaginaires du pouvoir et de la légitimation politique (monopole idéologique ou symbolique) et sur les ressources politiques et économiques (monopole matériel). Le régime présidentiel tel qu’on la connu en Afrique, surtout en Afrique francophone, a souvent été caractérisé par ce critère du double monopole. Lorsque le despote éclairé n’a pas émergé des milieux sociaux qui pouvaient lui procurer les ressources matérielles, il s’est allié avec le big man qu’il va chercher jusque dans l’arrière-pays ou bien dans les oligarchies urbaines. Pendant longtemps le despote éclairé pouvait compter sur la classe d’opérateurs économiques et de notabilités nanties qui ont émergé du système de la chefferie et de l’économie de traite coloniales. De plus en plus, le despote doit compter sur de « nouveaux riches » ou bien recruter des « hommes d’affaires » un peu partout, si tant est qu’il ne les fabrique pas.

Le despote éclairé est aujourd’hui le « leader » de la « société ouverte », le gardien de la « case sans clé », dont les références idéologiques sont les onomatopées des think-tank de salon des institutions financières internationales ou encore, pire, les concepts désincarnés d’économistes orthodoxes pour qui la science est l’antichambre invisible du marché, c’est-à-dire un marché d’idées avant tout. Parce que ce despote souffre d’une dépendance à la fois idéologique et matérielle, il est plus affaibli et plus susceptible d’être initié, formaté, manœuvré et contraint à tout devoir et à tout faire. Il s’empresse de s’enrichir afin de réduire sa vulnérabilité matérielle et combler son déficit symbolique, cette richesse lui permettant souvent de marchander un statut idéologique qu’il n’a pas.

C’est à ce niveau-là qu’il faut noter une grande différence entre les despotes fondateurs de la période des indépendances, lesquels étaient tous de grands esprits et des alchimistes idéologiques hors pair, et ceux d’aujourd’hui. Si l’on a connu un socialisme africain, on n’a pas vu de capitalisme africain, ni d’émergence africaine. Pourtant, depuis la décennie des années 80 c’est du capitalisme pur et dur qui s’est consolidé dans les démocraties monarchiques africaines. Cette double dépendance du pouvoir personnel suggère également que des réseaux comme la Françafrique ne peuvent pas avoir disparu. Au contraire, ils se sont mutés et consolidés en étendant leur recrutement au-delà du cercle restreint et doublement déficitaire des politiciens professionnels et des hauts fonctionnaires. Les milieux commerciaux et financiers locaux, les gouvernements locaux et les organismes de la société civile (à commencer par les secteurs de l’information et des loisirs) sont les nouveaux terrains de ces réseaux gouvernementaux transnationaux qui remodèlent la domination coloniale.

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Une conséquence structurelle à l’échelle de toute la société de la culture politique du pouvoir personnel est que la production idéologique n’est pas du ressort des élites locales, ni par conséquent des sociétés civiles locales. Pour cette raison, l’histoire continue d’être écrite par des acteurs extérieurs qui ont le monopole véritable de l’innovation idéologique et intellectuelle. Ce qui veut dire que l’histoire politique locale prend les formes et les trajectoires que lui donnent la double dépendance symbolique et matérielles des despotes locaux, l’opportunisme des nouveaux relais, à la faveur de la délocalisation d’instituions néocoloniales (organismes intergouvernementaux, ONGs, Françafrique) et les crises du politiques dans les espaces extravertis de la production idéologique et matérielle. Est-il donc étonnant que nos centres de productions du savoir (école, université, daara islamique) croulent sous le poids de réformes (ou des tentatives) dont la justification idéologique repose sur des référents exogènes libéral-capitalistes : droits de l’homme, modernisation, privatisation, éducation au service de l’entreprise ?

Tout ceci participe de ce qui autorise à voir de nouveaux référents tels que la notion d’émergence comme étant des œillères pour les satrapes locaux. Ces nouveaux référents importés sont surtout des voiles pour les populations qui demeurent encore sous le joug du déficit idéologique et de la compromission matérielle de la classe politique. Le despote des temps nouveaux peut s’enrichir vite et beaucoup, mais il en est d’autant plus affaibli qu’il doit constamment acheter le silence d’acolytes et de bienfaiteurs trop puissants : il n’est pas le big man, il est au service des big men ; il n’est pas éclairé, il est initié. C’est un relais idéologique ne répétant que ce qu’on lui apprend, tout comme il est un satrape local n’exerçant que le pouvoir qu’on lui concède. Tout lui échappe en réalité, sauf ceux parmi ses sujets qui continuent de succomber à l’illusion démocratique consistant au vote et au rituel électoral. Tel est précisément le paradoxe du pouvoir autoritaire et du pouvoir personnel : plus il est fort, plus il est faible.

 

Aboubakr Tandia

Aboubakr TANDIA

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