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Relations Sénégalo-gambiennes : Défaire La Géographie Pour Refaire L’histoire

« Faire » l’histoire, « refaire » la géographie ?

Entre le Sénégal et la Gambie, il ne s’agit pas de « faire l’histoire en refaisant la géographie ». De quelle histoire s’agirait-il par ailleurs? D’une utopie de plus ? Ou bien de l’histoire réelle que la colonisation a reprise à son compte et abandonnée derrière elle aux mains de gouvernements et de gouvernorats trop embarqués pour pouvoir ramer à rebours ? L’échec du processus d’intégration sous-régionale et du nationalisme panafricain, une vielle utopie s’il faut s’en souvenir, est là pour le prouver: le principe d’intangibilité des frontières l’emporte sur celui de libre circulation des personnes et des biens, tout comme sur celui de la coopération et de la solidarité entre Etats. A notre avis, il s’agit plutôt de « re-faire l’histoire en dé-faisant la géographie ». Pour défaire la géographie, il faut d’abord retourner à son acception originelle que lui avait donnée la première école de géographie politique internationale ou géopolitique, en l’occurrence celle allemande du deuxième quart du XXème siècle: la géographie est faite par les hommes à des fins stratégiques. Ensuite, il faut se rappeler que la géographie dont on se sert pour commander et régler la vie des hommes consiste davantage en une façon d’user du territoire que du territoire en lui-même. Elle est une culture gouvernementale du territoire qui peut opérer sans nécessiter des acrobaties topographiques.

On peut refaire la géographie sans toucher à ses virtualités politiques (lignes frontalières démarquées et délimitées), encore moins à ses molles consécrations juridiques (intangibilité des frontières). Il s’agit d’agir sur les ressources politiques immatérielles (technologies du commandement, communication, commerce international, l’aménagement du territoire et le stock de patrimoine culturel), ainsi que sur la démographie et les flux des individus qui en sont les usagers. Ces ressources-là transcendent les frontières et sont quasiment immunisées des contraintes juridiques consacrées par un nationalisme panafricain essoufflé et vestigial. La question des relations avec la Gambie est devenue une menace sérieuse à l’intégration politique et sociale du Sénégal. Seule pourrait la prendre en charge, de manière efficace, une politique stratégique affinée et réaliste. Une telle politique devrait sans doute prendre en compte les liens socioculturels séculaires et les interdépendances socioéconomiques complexes, aujourd’hui démultipliées, entre les populations sénégalaises, gambiennes, maliennes et bi-guinéennes. Elle devra accorder une place importante aux atouts politiques immatériels dont dispose le Sénégal : technologies sociales de communication, dynamisme commercial et aménagement du territoire, diplomatie. Dans le court terme, cette politique aura pour objectif de contenir et de discipliner le pouvoir gambien, tandis que dans le moyen terme, elle visera à supprimer toute possibilité pour une quelconque dictature de s’installer en Gambie pour mettre en danger une stabilité sous-régionale que partagent nos pays voisins.

Une complexité géopolitique inaccessible à une approche punitive

Qu’on le veuille ou non, une politique misant sur les représailles et se laissant emporter par les indignations chauvinistes et les schémas indigénistes et « authenticistes » d’intellectuels de séminaires et de salons, s’avérerait certainement anecdotique. Le problème avec les indignations, surtout en politique étrangère, c’est qu’elles sont de courte mémoire et ont tendance à se dissiper vite et à faire un ressac contre le pouvoir qui montre une sensibilité déraisonnée à leur endroit. Quant aux invectives techniciennes des intellos de chambre, elle repose le plus souvent sur une connaissance livresque qui est par trop abreuvée aux sources de la mémoire coloniale et des épistémologies impérialistes qui les ont constituées. Ces deux ordres de discours propres à une approche punitive ignorent souvent, dans leur longue durée, les réalités quotidiennes et les enjeux extra-gouvernementaux des relations internationales, en l’occurrence celles qui unissent et divisent la Gambie et le Sénégal. Elles ont par exemple, tendance à faire oublier que nous avons prés d’un million de compatriotes vivant et ou faisant commerce en Gambie et dont dépendent des ménages situés au Sénégal ; sans compter les centaines de réfugiés qui demeurent vulnérables dans ce pays. Nous avons prés de 9000 réfugiés vivant en Guinée-Bissau dont des centaines vivent des flux commerciaux entre la Gambie, la Casamance et la Guinée-Bissau. Le conflit de la Casamance ainsi que des clauses qui sont profitables au Sénégal et contenus dans des accords avec la Gambie et les autres pays font également parti des variables multiples de l’équation du voisinage gambien. Contrairement à une approche punitive dont l’issue est aussi incertaine que les modalités pratiques, il faudrait prendre le temps nécessaire pour aller vers une alternative viable qui nous préserve des coups de couteaux gambiens dans la plaie que constitue la situation de « sécession inachevée » en Casamance.

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Enfin, et ce n’est pas une moindre remarque, le problème n’est pas seulement de traverser la Gambie. Parce que les sénégalais l’ont trop souvent compris de la sorte, ils en sont encore à essuyer des sots d’humeurs imprévisibles de l’Exécutif Gambien. Le problème est bien plus large et global : cohabiter pacifiquement avec le peuple gambien et intensifier les échanges de toutes sortes pour consolider cette cohabitation et la rendre mutuellement profitable. Cela implique de ne pas affaiblir quelque levier qui soit de la vie institutionnelle de l’Etat gambien et de résoudre le mal sénégalais qu’est la situation en Casamance. Le problème touche donc tous les aspects de la vie des deux peuples. Cette perspective permet de ne pas confondre les peuples et les dirigeants, les préoccupations de ceux-là aux calculs de ceux-ci.

Deux autres régimes de dépendance nous empêchent de succomber aux accès de folie du Pouvoir personnel gambien: le premier est le commerce avec les chinois et les indiens autour du bois, de l’anacarde et d’autres produits. Le fait qu’une bonne partie de ce commerce soit criminalisé, pouvant donc s’aggraver en se mêlant à la situation non-conventionnelle en Gambie, devrait également exhorter à un règlement diligent et intelligent du problème. Le second régime de dépendance réside dans le caractère structurel de l’action des ONGs internationales en Casamance et dans les régions limitrophes. Les projets irréalistes de pont et autres chimères diplomatiques et affairistes doivent être oubliés pour un bon moment. Une des manières de gagner le pari gambien est de mettre en avant un projet plus ambitieux et plus intéressant d’un point de vue historique: construire la Sénégambie sans les élites nationalistes de Banjul et leurs réseaux d’affaires criminels qui sont les alliés et les mentors de Jammeh. Tel est l’ennemi véritable qui se cache derrière le drapeau gambien et les ferrys de Farafégné et Karang. Abdou Diouf était un homme d’Etat trop raffiné et formaliste pour s’autoriser un mode de pensée géopolitique réaliste lorsqu’il le fallait. En outre, contrairement à Léopold Sédar Senghor, son pouvoir est sans doute celui qui a le plus ressenti la crise en Casamance et le nationalisme des élites de Bathurst (ancien nom de Banjul). Il n’avait pas le luxe des solutions à long terme, si ce n’était l’invasion militaire qui l’aurait plongé dans l’illégalité internationale.

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Abdoulaye Wade paraissait trop calculateur et joueur pour être capable de voir, au-delà de Yayah Jammeh, le terreau du nationalisme hostile qui gît en Gambie contre le Sénégal. S’il a réussi à supprimer presque définitivement la menace bissau-guinéenne, son maniement du conflit de la Casamance en rapport incontrôlé avec celui de la Gambie, avec beaucoup trop d’optimisme, sans doute du fait de son panafricanisme, Wade a fini par abandonner son échiquier dans un désordre tel que Jammeh n’en facilitera jamais la remise en ordre à quiconque. Cette Sénégambie-là pourra être ce que le Sénégal en décidera avec les gambiens, une fois que ce pays sera débarrassé de ses mercantilistes despotiques et de ses intellectuels complexés qui se nourrissent de l’histoire coloniale pour vénérer une géographie dont ils sont les seuls à profiter, tant leur pays n’a que peu faire de leurs talents amassés a Freetown et, très rarement, à Londres et aux Etats-Unis.

Une approche post-nationale du « cas gambien » : Ressusciter la Sénégambie !

Peut-être Macky Sall saura-t-il s’éloigner des militaires et des hommes d’affaires pour travailler avec les diplomates (de carrière et de tenue stratégique), les collectivités locales environnants la Gambie et les organisations sociales et professionnelles des deux pays pour définitivement rayer le Sénégal/Gambie de la carte et nous redessiner la Sénégambie que les réseaux commerciaux et intellectuels des saints et clercs musulmans étaient les premiers à créer. Ce n’est pas mépriser leurs prétentions légitimes à dominer leur matière, mais, à mon avis, le problème de la Gambie est un problème trop vieux pour être laissé aux mains inexpérimentées de la dernière génération de notre corps diplomatique. Il faudrait faire appel aux anciennes générations qui ont eu la chance de voir à l’œuvre et se développer les différentes générations de nationalistes anti-sénégalais ainsi que les réseaux de toutes sortes qui ont essaimé sur leurs flancs. Les jeunes sont plus aptes à s’occuper des criminels et des déviants, les vieillards savent manier les fous et les sorciers. Et, à vrai dire, c’est de cela qu’il s’agit : des fous en kaki et aux armes portés par des sorciers qui manipulent la mémoire coloniale et l’inégalité des consciences nationales qui existe entre les populations sénégalo-gambiennes pour maintenir leur domination sur le système politique et l’économie gambienne.

Si Yayah Jammeh et sa troupe sont toujours parvenus à leurs fins, sans trop susciter l’envie d’une subversion étrangère, c’est que, quelque part, sa politique sert les intérêts d’une minorité invisible qui sait bien en tirer les profits ultimes et dont il peut solliciter le secours pour couvrir ses arrières toutes les fois qu’il en aura besoin. Le mythe d’un Jammeh dictateur régnant seul en maître sur la Gambie est un atout structurel que savent bien manier ces élites nationalistes et leurs alliances internationales (dont une filière se trouve pourtant au Sénégal !) pour se jouer des dirigeants sénégalais et des changements politiques qui les portent au pouvoir. Il va sans dire que si Yayah Jammeh et ses partisans terrés sous le boisseau abondant de sa dictature sont fondamentalement des créatures dont le mythe fait manifestement plus d’effet, l’idée que la crise en Casamance soit insolvable devrait par conséquent être relativisée. Ne serait-ce que d’un point de vue psychologique qui à son influence au plan stratégique (perception des acteurs de part et d’autre), ces deux réalités devraient être ramenées à leur stricte proportion qui n’est rien d’autres que factice.

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C’est ici le lieu de rappeler, encore une fois, le rôle décisif que pourraient jouer les collectivités locales transfrontalières et les organisations professionnelles locales. Survivances organiques des réseaux séculaires d’échanges et des circuits d’intégration sociopolitique, les diverses formations de collaboration et d’affaires ainsi que les flux de population entre les deux pays et au-delà se sont incrustées aux assemblages semi-formels et semi-officiels mis en place par les collectivités locales dans le cadre de la coopération transfrontalière, appliquant en cela les préceptes de l’intégration régionale mieux que les gouvernements.

C’est sur cette infrastructure vernaculaire, aux charpentes sociale, commerciale et bureaucratique, que ce sont toujours appuyés les populations transfrontalières ainsi que les différentes légitimités locales (autorités déconcentrées, élus locaux, notabilités traditionnelles) pour survivre à la crise en Casamance, aux effets des ajustements structurels, aux dérives gouvernementales (unilatérales et bilatérales) et à l’échec de l’intégration politique. Tout cela, loin des formalismes et des atermoiements, et parfois de la négligence des structures gouvernementales. Auparavant, ces ingénieries politiques transfrontalières ont contenu, selon leurs moyens et à  leur manière, les nocuités des politiques subversives du parti unique sénégalais et de la guerre de libération en Guinée-Bissau. Le potentiel et les ressources véritables existent pour enterrer le « Sénégal-Gambie » insoluble et réveiller la Sénégambie historique qui est en hibernation. Pour refaire la géographie sans y toucher il faut de la sorcellerie politique !

 

Aboubakr TANDIA

Aboubakr TANDIA

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