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Notre Gouvernabilité En Question : Le Sénégal Est-il Prêt Pour L’émergence ?

Le Sénégal est-il prêt pour l’émergence ? Se poser une telle question peut sembler provocateur et, même, déplacé. Toutefois, bien loin de cela, elle conduit la réflexion relative à la gouvernabilité dans la perspective de notre émergence. En effet, réfléchir sur notre projet de société impose de s’interroger, nécessairement et concomitamment, sur la bonne articulation entre logiques sociales, jeux politiques et dynamiques de l’action publique.

En ce sens, une première interrogation est relative à la dissonance qui existerait entre jeu politique et enjeux sociaux. Le cadrage à la fois matériel et temporel entre logiques politiques et logiques sociales semble ne guère relever de l’évidence. Ce nécessaire cadrage est aujourd’hui entamé par la labilité psychologique des politiques, traduisant leur aptitude frustrant à surfer sur les attentes, problèmes et besoins des citoyens mais aussi à feindre une représentation fidèle du peuple. Attendus au nord, ils se retrouvent presque toujours au sud. Ainsi, tout se passe comme si leur volonté d’œuvrer pour l’émergence du pays était reléguée au second plan, derrière les ambitions crypto personnelles et les dynamiques partisanes.

Une telle situation est de nature à entamer le lien politique en instaurant une sorte de démocratie de défiance. Celle-ci va être caractérisée par la perception que les représentants politiques ne se préoccupent que peu des problèmes des citoyens, qu’il ne vise que la satisfaction de leur intérêt personnel au détriment de l’intérêt général, ou encore qu’ils ne sont, en fin de compte, que des manipulateurs endurcis de l’opinion publique. Ce qui a finit de créer une distorsion de la relation de confiance qui aboutit, par là même, à renforcer la déliquescence de ce lien civique sur lequel doit reposer tout projet de société dûment établi.

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Bien avant la distorsion du lien politique, cette déliquescence est illustrée par l’expression « Mbédum buur » qui traduit le dédain ou le manque de considération quasi généralisé de tout ce qui relève de la sphère publique. Ainsi, tout ce qui appartient à tout le monde est considéré comme n’appartenant à personne ; et finalement, chacun à la latitude de se comporter, à son égard, comme bien il lui plait. De surcroît, la frustration sociale à l’égard de l’attitude des politiques renforce le désintérêt du citoyen à l’égard des choses publique et politique.

Ce désintérêt peut être démontré en faisant référence aux élections sénégalaises qui ont eu lieu entre 1993 et 2012. Pendant cette période, cinq élections législatives ont eu lieu avec un taux de participation faible (41% en 1993, 39,3% en 1998, 67,4% en 2000, 34,7% en 2007 et 36,6% en 2012). Cette faible participation aux élections législatives est une conséquence de la perception négative de l’institution parlementaire. Pour les élections présidentielles de cette période, elles connaissent des taux de participation qui variable (51,5% en 1993, 62,2% et 60,8% en 2000, 70,6% en 2007). Les premier et second tours de l’élection présidentielle de 2012 ont connu un taux de participation relativement moyen, sinon faible, variant entre 51,6% (premier tour) et 55% (second tour). On peut aussi se référer aux référendums constitutionnels pour analyser ce désintérêt qui, malgré l’importance des affaires constitutionnelles, est matérialisé par un taux de participation qui, largement, s’est corrodé en 15 ans (65,7% en 2001 et 38,26% en 2016). En tous les cas, la dynamique électorale sénégalaise n’a jamais enregistré un taux d’inscrits sur les listes électorales qui dépasse 45% de la population. Il faut dire que le désintérêt est plus manifeste si on considère ceux qui ne prennent pas même pas le temps de s’inscrire sur les listes électorales. En réalité, presque 3/5ème de la population sénégalaise n’a jamais été intéressé par la participation électorale. Et il faut entendre leur discours se plaignant de la capacité de manipulation des politiques et de leur labilité psychologique pour comprendre leur attitude à l’égard du champ politique sénégalais. L’expression « ils sont tous pareils » en est largement illustrative.

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Mais plus problématique encore reste cette revendication d’une démocratie à outrance par laquelle le citoyen sénégalais exige plus relativement à ses droits, sans se mettre dans les dispositions pour plus accomplir ce qui relève de ses devoir. En effet, l’exigence à outrance d’une démocratie renforce les attentes des citoyens à l’égard des pouvoirs publics, et les porte dans les dimensions souvent complexes. On assiste aujourd’hui au renforcement des critiques portées à leur encontre et qui dénotent une tension latente dans la relation entre l’État et les citoyens. Une intolérance de ce dernier marque la détérioration du climat de confiance sur lequel doit reposer l’action publique, coïncidant ainsi à des mouvements de protestation et des signes de désaffection qui mettent notre État dans des situations compliquées. Ce qui rend problématique toute tentative de résolution performante des problèmes publics. S’y ajoute l’émiettement de l’intérêt général en une multitude d’intérêts particuliers que l’État est tenu de conjuguer, en toute démocratie, afin de mieux prendre en compte les aspirations sociales. Porteurs d’attentes souvent sectorielles et parfois même contradictoires, les citoyens attendent de l’État qu’il les satisfasse à tout point de vue ; le particulier l’emportant ainsi sur le collectif.

Ainsi, une adaptation de notre État devient-elle impérieuse afin de, sérieusement, envisager tout processus d’émergence. Le paradigme de la gouvernance doit ainsi devenir l’instrument et le mécanisme de ce nécessaire changement. Il traduit la refondation et l’adaptation de notre État à une société complexe à la gouvernabilité peu évidente. Cette adaptation appelle une rationalité coopérative axée autour d’une gestion polycentrique avec tous les divers acteurs sociaux (le multi-acteur). Elle suppose également un rapprochement de l’Etat aux citoyens dans un cadre plus dialogiques, à travers la consolidation progressive d’une normativité dialoguée. Et, enfin, elle induit un renforcement de son impartialité (un même État pour tout le monde !), de sa réflexivité (un État qui considère tout le monde !), et sa proximité (un État aux côtés de tout le monde !).

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Il ne s’agit plus seulement d’une gouvernance idéelle (le slogan d’une gouvernance qui serait sobre et vertueuse !), mais d’une démocratie réelle manifestée par une gouvernance concrète pour la résolution performante des problèmes sociaux. Il se traduit également par une gouvernance où la zone étatique informelle est portée au minimum insoluble. Cette zone étatique informelle, foncièrement crisogène, constitue une mise en bâillon, dans certain cas, du principe d’égalité devant le service public, à travers les mécanismes de la corruption, du népotisme, du clientélisme, entre autres. Ceux-ci créent une situation de favoritisme dans la relation entre l’État et le citoyen. Il importe qu’elle se désagrège. Ainsi, la mise en œuvre d’une démocratie réelle aboutira-elle à une meilleure gouvernabilité de notre société, aujourd’hui portée vers une sorte de défection, pour un Sénégal émergent. Et bien avant 2035 !

 

Cheikh Sadibou SEYE

Doctorant en Science politique à l’UCAD

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