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«y’en A Marre» Ou Les Défis D’une Génération Galère

«y’en A Marre» Ou Les Défis D’une Génération Galère

Le Sénégal est parti pour une dure période de campagne électorale : sa jeunesse est entrée dans le jeu politique à la suite des jeunes du monde. Elle récuse avec clarté toute récupération politicienne de ses initiatives hardies soit par le système gouvernemental soit par l’opposition. «Récupérateurs et politiciens abstenez-vous !!!» est un des slogans du Mouvement «Y’en a marre». «Nous ne soutenons aucun candidat… mais nous défendons nos concitoyens en prônant l’émergence de nouveaux dirigeants». Les représentations que l’on en fait sont, globalement, celles d’une jeunesse dangereuse et inquiétante. Dans ce contexte, il devient important de s’interroger pour agir afin qu’elle ne forme pas une société close.

L’objectif de cette étude est d’ouvrir de grandes pistes de réflexion et de débats, sans œillères, autour de trois points : 1) La problématique de la jeunesse comme fer de lance des révolutions africaines. Au Sénégal, le «Mouvement Y’en a marre» qui commence à faire école dans toute la sous-région, symbolise à perfection cette nouvelle prise de conscience citoyenne accrochée aux luttes populaires pour l’émergence d’un autre Sénégal et d’une nouvelle gouvernance démocratique. 2) Que dénonce cette jeunesse ? C’est de se considérer comme une « génération galère » coincée entre malaise social et mal vivre. Les problèmes soulevés sont à la fois nombreux, complexes et souvent inédits face à des politiques publiques souvent sans réponse. 3) Qu’est ce qu’elle annonce ? C’est son ancrage comme force de changement et sa volonté d’être un accélérateur de l’histoire ou la locomotive des luttes populaires face à la double faillite de l’élite intellectuelle et l’inefficacité des politiques. Elle exige la réalisation de ses espérances par des politiques publiques plus adéquates et plus efficientes qui lui assurent un «droit de cité» dans l’espace public et qui l’impliquent dans tous les programmes intergénérationnels.

Cette réflexion s’étale sur trois articles, elle n’est pas un éloge démagogique de la jeunesse ni un réquisitoire contre elle. Son objet est simplement de déchiffrer d’abord ce que la jeunesse dénonce (deuxième article) et ensuite de comprendre ce qu’elle annonce (troisième article). Ces trois volets devraient permettre de camper les enjeux et d’ouvrir un débat urgent et important.

Egalement, Il importe de préciser que les prétentions doctrinaires de cette analyse sont assez limitées. Elle n’est pas la vision d’un sociologue encore moins celle d’un politologue : elle est tout simplement le fruit d’une longue praxis de quelqu’un qui a eu l’énorme privilège d’avoir été responsable syndical de l’Union Générale des Etudiants d’Afrique Occidentale (UGEAO) dans les années de braise de l’Université sénégalaise, d’avoir dirigé pendant une trentaine d’années un Club Omnisport (le Dakar Université Club) et d’avoir rencontré et discuté avec cette jeunesse dans beaucoup de campus universitaires d’Afrique et du monde et dans plusieurs manifestations nationales et intercontinentales (Festival Mondial de la Jeunesse, Conseil de la Jeunesse, Union Internationale des Etudiants). De ces différents observatoires avantagés, j’ai essayé de comprendre la configuration de cette jeunesse et les problèmes qu’elle pose à nos sociétés.

Quelles sont les problématiques que pose la jeunesse aux sociétés ?

Aujourd’hui, les zones d’extrême vulnérabilité s’élargissent et les récits de la vie quotidienne de la jeunesse africaine se déclinent en catastrophes ordinaires dont se préoccupent les populations pourtant enlisées dans des luttes épiques pour la survie. «Malaise social», «y’en à marre», «sentiment de marginalisation, d’exclusion et de frustration», «nouvelles quêtes de sens», «crise identitaire», sont quelques motifs des multiples formes d’organisation et de création d’espaces d’expression et de contestation. La situation explosive ainsi crée interpelle les peuples et le monde politique. Les manifestations, de plus en plus fréquentes, de plus en plus violentes, constituent des éléments structurants de l’entrée en politique des jeunes incarnée, aujourd’hui, par ces milliers de groupements sous des appellations expressives de leur sentiment de ras-le-bol comme le «Y’en à marre» au Sénégal.

Pourtant, «on croyait cette jeunesse apathique, dépolitisée, désabusée, manipulée» : elle a fait irruption et pris brutalement le devant de la scène. De par le monde, elle rappelle, chaque jour, par ses colères et ses refus, les malaises et les obscurités qui pèsent sur son avenir. Phénomène marquant de la mondialisation, elle représente plus de la moitié de notre planète. Pour l’Afrique, en 2005, plus de 56% de sa population avait moins de 20 ans et 65%, soit près des deux tiers, moins de 25 ans. Ces tendances sont presque identiques au Sénégal. En effet, la pyramide des âges est révélatrice de la jeunesse de la population avec une base toujours plus large : le recensement de 2002 confirme que 54.9 % (certainement plus) de la population est âgée de moins de 20 ans.

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De partout, cette jeunesse, dans sa diversité, monte à l’assaut des citadelles politiques et entre en quasi rébellion contre les divers establishments et les nomenklaturas de tous ordres qui l’excluent des systèmes productifs et culturels, de la vie tout court. En prenant la génération des années 90, elle est née et a grandi dans des crises multiformes graves qui ont élargi la pauvreté et creusé les inégalités : faillite des politiques publiques, ajustement structurel, crise financière et d’endettement, crise sociale, crise de l’Ecole et des systèmes éducatifs. Ces différentes crises ont installé un processus infernal et irréversible d’appauvrissement et d’affaiblissement des systèmes de protection sociale modernes comme traditionnels qui étaient d’ailleurs majoritairement élitaires et urbains. Dans cette perspective, la protection sociale cesse de s’appuyer sur les réseaux de la famille élargie sans paradoxalement être prise en charge par l’Etat qui a été socialement désengagé. Alors même que les nouvelles politiques économiques et financières poussent à la marchandisation par des réformes de libéralisation intempestives et parfois insensées, aucune institution privée ou publique n’est mise en place pour répondre aux besoins des faibles et des plus démunis de la société notamment les jeunes, les femmes et les personnes du 3ème âge. En prenant, par exemple, les premières générations des Programmes d’Ajustement Structurel, leurs conséquences sociales désastreuses n’ont pas été atténuées par les filets de protection publics ou familiaux. Ces réformes on tenu la jeunesse complètement à l’écart de la société par le chômage et diverses exclusions et vont la pousser à regarder la mondialisation et ses mutations grandioses dans la grisaille et sans horizon.

La jeunesse qui constitue plus de la moitié du monde va se mobiliser partout autour de revendications concernant aussi bien les conditions sociales, l’école, le service public, le système des libertés, la laïcité, l’action humanitaire et la défense de ses identités… Les révolutions dans les pays arabes, qui ont surpris par leur ampleur les journalistes et les analystes les plus avisés, sont de leur fait. C’est également elle qui déstabilise, en Occident, les ordres politiques réputés responsables de leurs précaires conditions de vie : mouvements de révolte en Grèce, en Espagne, en Italie contre les plans d’austérité, les nombreuses émeutes des banlieues en France et récemment en Grande Bretagne. Les soulèvements des élèves et étudiants et les multiples manifestations contre le chômage dans plusieurs pays africains montrent que le continent africain n’est pas en dehors de l’universalité de la révolte des jeunes.

Au Sénégal, depuis les années 90, la jeunesse est aux premières lignes des combats pour les changements des systèmes opprimants, pour la démocratie et la bonne gouvernance. Elle s’exprime à travers ses propres formes d’organisation, à une période où les intellectuels et le mouvement ouvrier semblent baisser pavillon et abandonner leurs missions d’émancipation et d’éveil des peuples. Le relai est pris par la jeunesse qui impose ses canons de communication à travers la musique (hip hop, rap, folk, rock), la danse (le mbalakh, le yusa…) et la lutte. Elle se présente, par moment, comme repoussoir de l’excès de violence et de répression de la société à son endroit (l’Ecole, la Famille et la Police…). La musique se présente comme le meilleur instrument pour exprimer sa volonté claire de faire reconnaître et imposer sa personnalité propre et ses refus de toutes les formes d’exclusion et de répression d’un système social qu’elle qualifie d’injuste et d’inéquitable. Au plan strictement artistique et en termes d’arrangement, cette musique n’est pas un spectacle dionysiaque auquel on assiste passivement, mais une rencontre dans un espace ouvert et sans décor où la participation de tous les spectateurs est imposée. Dansez sans style, si cela vous chante, mais écoutez les sentences du concert et comprenez la gestuelle.

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Le « Mouvement Y’en a marre» qui commence à faire école dans toute la sous-région, symbolise à perfection cette nouvelle prise de conscience citoyenne qui débouche sur des plateformes de luttes pour un autre Sénégal. C’est pourquoi, il faut être attentif et avoir l’écoute de ces milliers de groupes de Hip Hop et de Rap (on parle de 5000) et même ces centaines d’écuries de lutte qui ont des objectifs pas trop éloignés dans la mesure où elles s’opposent au chômage, à la profonde paupérisation des masses (versus terme officiel de la pauvreté), aux inégalités sociales criantes. Ces jeunes dénoncent la corruption endémique et les détournements des deniers publics (par des individus qui ont amassé des fortunes colossales en des laps de temps record), les restrictions des libertés démocratiques et la mal gouvernance. Dans ce sens, Thiat, un des membres fondateurs du Groupe explicite : «Nous avons marre des coupures d’électricité, de la corruption, du détournement des deniers publics. Nous en avons marre». Et Fou Malade, le Directeur Artistique renchérit : «Nous avons ras-le bol de tous ces problèmes». Alors, «Quand l’essentiel est en danger, s’opposer devient un devoir»

Il est éclairant de camper l’état de la pauvreté qui est le terreau dans lequel vit la jeunesse. Elle doit permettre de mieux cerner le niveau de la demande sociale et celui de la dégradation des hypothétiques filets de protection. Au demeurant, malgré le volume impressionnant des financements en faveur des études sur la pauvreté, les résultats au plan quantitatif sont médiocres. Sans rentrer dans des polémiques, observons avec le DSRP que « 65% des ménages interrogés se considèrent comme pauvres et 23 % d’entre eux se déclarent même très pauvres. Près de deux ménages sur trois (64%) estiment que la pauvreté s’est aggravée au cours des cinq dernières années (à partir de 2002). Le milieu rural contribue à hauteur de 65% à la pauvreté, pour une population de moins de 55% du total. En revanche, Dakar qui compte près d’un quart de la population y contribue pour quasiment 18%. Les rédacteurs du DSRP soulignent que l’impact de la croissance sur l’incidence de la pauvreté des populations a été atténué par l’inefficacité des politiques de redistribution. En termes quantitatifs, les 20% les plus riches de la population réalisent plus de 41% des dépenses annuelles totales contre 8,1% pour les 20% les plus pauvres ».

Le DSRP conclut que « les performances économiques et financières enregistrées ces dernières années (de 2005 à 2007) restent encore insuffisantes pour réduire de façon significative la pauvreté en vue d’atteindre les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) à l’horizon 2015. En effet, avec le rythme actuel de progression de l’économie, il faudra 30 ans environ pour doubler le PIB par tête.

Le Rapport de 2007 de l’Enquête de Suivie de la Pauvreté au Sénégal (ESPS) confirme ces tendances. Il observe (p35) qu’en ce qui concerne l’emploi mesuré à travers l’activité du moment, c’est-à-dire celle exercée dans les sept jours précédant l’interview, que « le taux d’activité est estimé à 50,7% de la population en âge de travailler (personnes de 10 ans et plus). Le taux d’occupation s’établit à 38,7%, ce qui signifie que sur 100 personnes en âge de travailler, moins de 40 occupent un emploi. Le taux de chômage du BIT au sens strict est estimé à 10,0% au niveau national avec un niveau plus élevé dans la zone urbaine de la région de Dakar (16,0% contre 6,3% en milieu rural) et chez les femmes (13,6% contre 7,9% pour les hommes). Près de 23,0% des travailleurs sont en situation de sous emploi invisible, c’est-à-dire qu’ils ont des revenus d’activité insuffisants, les conduisant à chercher activement à les augmenter pour satisfaire leurs besoins.

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Cette précarité de l’emploi explique la forte dépendance qui sévit dans le pays: 100 travailleurs ont à leur charge 270 personnes dépourvues d’emploi. La dépendance économique est plus lourde dans les autres villes et en milieu rural (290 inoccupés pour 100 actifs occupés) où le sous emploi est aussi plus sévère (27,0% des occupés). Ce taux est totalement inexpressif de la réalité du chômage. Pour ce qui est de la pauvreté, la tendance à son augmentation est confirmée. Ainsi selon l’ESPS, «au niveau des communautés comme au niveau des ménages, la pauvreté perçue est très étendue. Plus de la moitié des ménages (56,0%) estiment que leur communauté est «très pauvre» ou «un peu pauvre». Bien que l’incidence de la pauvreté perçue soit moindre au niveau des ménages, elle reste toujours élevée : 52,0% des ménages se considèrent comme « pauvres ». Sur l’ensemble des ménages qui se sont prononcés sur l’évolution récente de la pauvreté, près de 44,0% pensent que celle-ci s’est plutôt aggravée au cours des cinq dernières années. Toutefois, les perspectives sont moins sombres : moins du quart des ménages (22,0%) pensent que la pauvreté pourrait s’aggraver dans les cinq prochaines années».

Ces longues évaluations de la pauvreté urbaine comme rurale conduisent à deux conséquences importantes et contradictoires, d’une part l’absence d’autonomisation de la jeunesse et d’autre part le délitement des filets de protection suite à la pauvreté de masse. C’est dire que plus la pauvreté augmente plus se dégradent la situation sociale et les services publics de base.

Manifestement, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, les jeunes sont devenus le moteur principal des révolutions mais également l’espoir pour introduire les changements indispensables dans des sociétés sclérosées et oligarchiques. Ils sont dans de bonnes prédispositions car ils ne connaissent ni les préjugés, ni les peurs, ni le scepticisme des générations précédentes, leurs pères et leurs grands frères. De surcroît, les Technologies de l’Information et de la Communication, les télévisions et les nombreux medias, les nouveaux réseaux sociaux leur ouvrent des perspectives d’internationalisation de leur révolte et le développement de vastes réseaux de solidarité bien au-delà des frontières nationales. L’Internationale est bien le genre humain.

On ne comprendra rien aux problèmes de la jeunesse aussi longtemps qu’on ne les insère pas dans le contexte de la mondialisation libérale caractérisée par de lourdes tendances à l’uniformisation économique, sociale, culturelle et des mutations profondes introduites par les technologies de l’information et de la communication qui accélèrent le niveau des savoirs et qui deviennent de puissants instruments de démocratisation et d’émancipation. Dans ce sens, au rythme auquel le savoir s’épanouit, la somme des connaissances de l’humanité sera quatre fois plus importante qu’elle ne l’est au moment où un enfant né, aujourd’hui, sortira de l’université. Quand il aura cinquante ans, 97% de ce qu’il saura à ce moment-là auront été inventés depuis sa naissance. Avec les télécommunications, Internet et les réseaux sociaux, les jeunes de n’importe quel coin de la planète sont au contact quotidien avec des modèles de vie, des comportements et des valeurs qui peuvent divorcer d’avec ceux de la famille et de la société.

Les problèmes posés par la jeunesse sont inédits. On n’en saisira pas le sens aussi longtemps que l’on se rassure en affirmant, pour se convaincre, qu’il y a toujours eu de tels comportements chez les jeunes. Il est symptomatique que l’étincelle qui a conduit Ben Ali à «dégager», le 17 décembre 2010, malgré les prétendus 3 millions de militants, soit parti de l’immolation par le feu d’un jeune diplômé universitaire à qui la société n’offrait d’autres perspectives que de vendre des fruits dans la rue, ce qui lui a été interdit avec brutalité par la police au nom de l’encombrement humain des trottoirs. Ce message a le bénéfice d’être clair.

 

Professeur Moustapha Kassé

Doyen Honoraire de la FASEG, membre des Académies.

www.mkasse.com

m2kasse@yahoo.fr

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