Pour la rupture des liaisons dangereuses entre élites politiques et maraboutiques
Pouvoirs politique et maraboutique entretiennent une relation dialectique traversant l’histoire politique moderne du Sénégal. L’on ne peut comprendre les contours, les détours et encore moins les dérives de la démocratie sénégalaise sans un clair aperçu et une bonne intelligence de l’alliance entre ces deux types de pouvoir. De la collaboration réaliste des précurseurs à l’époque coloniale au clientélisme ou à la négociation des successeurs dans la période pré et post indépendance, les rapports sont, de nos jours, passés au mercantilisme mercenaire et à l’instrumentalisation outrancière.
Le jeu d’instrumentalisation accentué sous le régime actuel et clairement affiché dans ce second tour présidentiel exhibe l’arbitraire des liaisons dangereuses entre élites politiques et maraboutiques. Et autant le nécessite l’avenir de l’islam, autant les exigences de notre démocratie conditionnent d’y mettre un terme. Repenser le statut du marabout est à la fois une urgence républicaine et religieuse.
Le spectacle du ballet des hommes politiques dans les cours maraboutiques est tout simplement symptomatique. La république et tous ceux qui aspirent à l’incarner sont à genoux, rampant à quatre pattes à la quête d’un ndigël. Le jeu démocratique est ainsi corrompu. L’idée n’est plus de convaincre, mais de subvertir. L’enjeu n’est plus d’aller à la rencontre d’un peuple avec un projet et un programme de gouvernance, mais d’user de relais détournés pour travestir un pacte spirituel et violer des consciences innocentes.
Le ndigël électoral, tel qu’il est pratiqué, n’est rien de plus qu’un asservissement de la conscience citoyenne, une trahison du pacte soufi. Le marabout ne cherche absolument pas à convaincre son disciple. Il use de son autorité et annihile le libre choix de celui-ci pour un choix plutôt mercantile. Or dans le pacte d’allégeance soufi qui les lie, le disciple renonce volontairement à son choix, s’abandonne entre les mains de son guide pour être conduit dans la voie de la félicité. Ce dernier se doit donc de le guider en le protégeant de Satan et en le rapprochant de Dieu. Son rôle est uniquement un rôle d’encadrement et de protection. Jamais d’asservissement et d’instrumentalisation à des fins utilitaires. Et c’est seulement dans cette perspective que le renoncement personnel du disciple face au cheikh soufi trouve son vrai sens.
Autrement, ces âmes nombreuses qui ne recherchent que la voie de la pureté et du rapprochement divin, se retrouvent attachées à la bribe de tartufes qui les instrumentalisent sans scrupule au gré de leurs intérêts strictement mondains. Et c’est contre de tels cheikhs que le Cheikh Amadou Bamba prononça un verdict sans appel lorsqu’il dit : « La plupart des šeihs de notre époque sont des fourbes, des coquins. Il y en a parmi eux, qui ont une propension à dominer, cherchant sans scrupule, à subjuguer les esprits par leur ascendant », In Masâlik al Jinân, traduit par serigne Same Mbaye, p.208, v. 1434-1435.
De toute évidence, cette catégorie de marabout remplit ni les conditions de cheikhs accomplis dans la voie soufie, ni celles de cheikhs faisant autorité dans la jurisprudence islamique.
L’imam Ghazâli le dit sans ambages : « La condition du guide est qu’il soit savant. Mais tout savant n’est pas habilité à être un guide… le guide est celui qui s’est départi de l’amour de l’argent et du prestige, qui a reçu son éducation entre les mains d’un cheikh et suivant une chaîne qui aboutit au prophète Mohamed (PSL). Il se distingue par un bon comportement et ses nobles vertus tels la patience, la reconnaissance, la confiance en Dieu, la quiétude, la largesse, la certitude, l’assurance, la pondération, l’humilité, le savoir, la sincérité, le sens du respect, la pudeur, etc. Il se départit des mauvais caractères tels l’orgueil, l’avarice, la haine, l’excès de zèle, l’utopie, le fanatisme, etc. Il se limite au savoir provenant du prophète (PSL). ».
En donnant donc son ndigël, le marabout déplace le champ de l’allégeance à l’insu du disciple qu’il met face à une seule alternative : se soumettre ou désobéir. En se soumettant, le disciple perd sa conscience et sa liberté citoyennes. En désobéissant, il a l’impression de manquer à un devoir vis-à-vis de son guide. Ce qui n’est absolument pas le cas. Car dans le cas d’espèce, c’est en fait le guide qui manque à son devoir de n’utiliser l’abandon du disciple entre ses mains que dans leseul sens de la guidance et de l’accomplissement spirituel de celui-ci. C’est le guide qui, s’étant lui-même soumis à un autre type de rapport d’instrumentalisation avec le politique, fragilise le rapport d’allégeance spirituelle en utilisant son ascendance à d’autres fins. Dès lors le disciple se doit de s’y opposer spirituellement et religieusement.
C’est une fourberie du nouveau type de cheikhs mondains et une propension à subjuguer les esprits au nom du pacte spirituel. Et c’estc ontre cela que s’est prononcé le Cheikh Amadou Bamba. Aussi ces cheikhs décriés sont-ils légions dans la branche cadette des confréries, participent à la sécularisation du statut de guide spirituel et cèdent facilement à la tentative du pouvoir politique de les ‘’capturer’’ et de les contrôler.
Ces marabouts sont tout le contraire du vrai cheikh soufi qui, seul, aurait le mérite de bénéficier de l’allégeance et celui dont l’imam Junayd, rappelant les caractéristiques, dit qu’il « ne mérite son nom que s’il est versé dans la charia, s’éloigne de tous les interdits, démystifie les richesses de ce bas-monde, ne s’occupe de guérir un autre qu’après s’être lui-même guéri et cela, afin d’avoir la science qui lui permet de guider les serviteurs de Dieu… »
Dès lors, aucun citoyen ne doit accepter le viol de sa conscience et aucun disciple le détournement de son allégeance spirituelle. Le ndigël électoral n’aurait de sens que s’il militait de manière évidente pour la préservation des intérêts de l’islam, le renforcement des dynamiques de développement humain, social et économique. Il ne peut en outre qu’être qu’au strict service de la religion, de l’homme.
L’électeur sénégalais doit, au moment d’accomplir son vote, se sentir citoyen libre et responsable. Il ne doit absolument pas être dans la peau du disciple asservi et assujetti. Rien ne l’y oblige. L’électeur doit s’assumer pleinement en rendant son acte ou son engagement politique profitable pour sa religion, son pays et par conséquent pour son avenir. Et de même, il évitera de servir d’outil qui transforme sa religion en « opium » de son peuple.
Saliou DRAME
Saliou.drame@gmail.com
Auteur de Le musulman sénégalais face à l’appartenance confrérique, Paris,