Au Sénégal, les groupes religieux qui sont de plus en plus puissants menacent les fondements de la souveraineté étatique.
L’incursion des religieux dans la scène politique sénégalaise n’est pas un fait nouveau, leur mode opératoire non plus. En 1944, le gouverneur général du Sénégal, Cournarie, utilise les marabouts pour empêcher les femmes sénégalaises d’accéder au droit de vote. Les années 50 et 60, avant comme après l’indépendance, furent un âge d’or dans les relations clientélistes entre le pouvoir politique et les confréries, les uns protégeant les intérêts maraboutiques, les autres perpétuant leur rôle d’auxiliaires de l’administration. Il s’insurgent contre les mouvements syndicalistes ou indépendantistes. Le khalife Falilou Mbacké adresse au haut-commissaire Barthes un courrier où il condamne la grève des cheminots en imputant la responsabilité à une minorité d’agitateurs plus «soucieux de leurs intérêts que ceux de la masse des travailleurs».
Aussi, dès l’indépendance, le président Léopold Sédar Senghor bénéficie, contre Lamine Guèye et contre Mamadou Dia, des soutiens des marabouts. Aux élections de 1988, Serigne Abdou Lahad Mbacké appela ses talibés à voter pour M. Abdou Diouf : «Celui qui ne votera pas pour Abdou Diouf pendant les élections de février 1988 aura trahi Cheikh Ahmadou Bamba.» Au moment où le Sénégal s’apprêtait à voter pour le changement, Abdou Aziz Sy Junior appellera aussi à voter pour Abdou Diouf, et dira, en 2000, «que celui qui ne vote pas pour Abdou Diouf est un imbécile».
«En 2000, j’étais l’agent de liaison de Wade dans sa maison du point E. Au lendemain de sa victoire sur Abdou Diouf, Serigne Modou Kara a appelé, j’ai décroché et je suis allé dans ses appartements privés pour lui dire. Il m’a demandé de raccrocher courtoisement en me disant : « Monsieur Ndiaye, c’est la première fois qu’un président est élu contre le ‘ndigël’ de tous les marabouts du Sénégal. C’est une chance inouïe qu’il ne faut pas bousiller ».» ( L’Observateur n°2556, mardi 27 mars 2012, p.5)
Depuis, les consignes de vote ont perdu de leur influence. Ainsi, seuls quelques marabouts se sont aventurés à en donner ; Après Cheikh Béthio Thioune, Serigne Kosso Mbacké donne un ndigël en faveur de Wade, lors du second tour dernier. Mais certains marabouts disposent de pouvoirs considérables sur l’administration judiciaire.
Selon Seydina Issa Diop, qui a été dans la cour des khalifes : «Au Sénégal, les confréries ont beaucoup contribué à dénaturer l’islam. Mourides, Layènes, Tidianes… sont tous des groupes de pression qui ne disent pas leur nom (….). Je dis ça en connaissance de cause parce que j’ai passé plus de trente ans dans l’état-major d’une confrérie», (Seydina Issa Diop, Directeur de l’industrie et de l’Artisanat sous Senghor), (Week-End magazine, semaine du 22 au 28 février 2008, P.55)
Ces marabouts ont été mêlés, en toute impunité, dans des détournements de fonds, de prêts bancaires non remboursés, d’usage d’alcool et de stupéfiants, de trafics de passeports diplomatiques, de trafic de drogue, d’expropriations de terrains, de mariages multiples prohibés, d’arnaques, de trahison, de meurtres, etc. (Le Populaire, N° 2817 du samedi 18 avril 2009 p.3).
Le magazine Station 1 note : «Les nouveaux Cheikh sont presque tous passés par des interdits de l’islam avant d’être intronisés. Tant la pratique de la lutte que l’enivrement ou la musique profane ne sont pas tolérés par notre religion, mais curieusement, tous ceux qui ont été élevés récemment à la dignité de Cheikh ont un petit passé et même un présent. Un Cheikh lutteur, un Cheikh politicien, un Cheikh rocker (…)» (Station 1, n°3, mars 2008, p.22)
Marx critique fortement le rôle joué par la religion pour le maintien au pouvoir des classes dominantes. Les prélats de la religion sont des alliés objectifs de la classe dominante. Selon Marx, la religion permet de justifier les inégalités sociales, et permet au prolétariat de mieux les supporter. Elle laisse le peuple dans l’illusion que sa condition n’est pas si terrible, en lui donnant des exemples de morales religieuses, des bienfaits de la souffrance, etc.
Avec le XVIIIe siècle, la pensée de Rousseau, qui invente les grands idéaux de la «république» et de la «démocratie» fait école, en même temps que le concept de «l’homme libre», pour promouvoir la liberté individuelle et la souveraineté du peuple.
Ibrahima Mbengue
sociologue