Le Sénégal est en ébullition depuis que les audits sont lancés avec la réactivation de la Cour de Répression de l’Enrichissement Illicite (Crei). Tout le monde s’agite. On se raconte et distille de folles rumeurs ayant l’allure d’une légende pour montrer et démontrer l’enrichissement fulgurant et exponentiel de certains hommes politiques, surtout, ceux issus du régime de l’alternance appelés, un temps, ironiquement avec parfois un certain dépit les « alternoceurs ».
Au-delà de la clameur populaire et de l’hystérie collective, un constat demeure : au pays de Ndoumbélane et de la Teranga, le verbe « manger », en politique, se conjugue à tous les temps. D’où l’on entend souvent cette injonction majeure : « Pourquoi ne fais-tu pas de la politique pour manger comme tout le monde » ? Voilà un environnement où règne de façon absolue le « conflit du manger » pour reprendre une formule du politologue camerounais Achille Mbembé. Enfin de compte, pourquoi ne pas inviter l’ivoirien Tiken Jah Fakoly à nous chantonner « la mangécratie » ?
L’histoire des audits, ses rebondissements et ses implications renvoient malheureusement à la politique du ventre. Finalement, faire de la politique au Sénégal ressemble à une course à l’enrichissement. C’est user d’artifices et de ruses pour se remplir le « ventre » et les « poches » tout en faisant preuve de générosité et de largesses envers ses parents, ses amis et ses marabouts. D’ailleurs, c’est devenu un plaisir pour certains responsables politiques de montrer qu’ils ont pris de l’embonpoint. De toute façon, la devise est claire et le mot de passe bien assimilé : Xaliss ken douko ligey daňu ko lijunti ! N’est –ce pas ce que l’on nous a fredonné depuis notre tendre enfance ? Au fond, l’histoire des audits avec les soupçons de détournements de fonds publics et de pillage économique à grande échelle met à nu de façon implacable notre univers mental et interpelle notre conscience dans nos rapports avec le Bien Public.
Quand j’entends des entrepreneurs politiques «soupçonnés» d’enrichissement illicite crier haut et fort qu’on doit auditer tous ceux qui ont eu des responsabilités étatiques de l’indépendance(1960) à nos jours (2012), j’ai presque envie de sourire !!! Car de tels arguments sont non seulement fallacieux et fragiles, mais sont surtout frappés du sceau du ridicule. De quel droit peut-on se prévaloir pour accaparer les biens de la collectivité et en jouir pleinement ?
Ce qui se passe au Sénégal en matière de gouvernance et de gestion des finances publiques est parfois ahurissant et même hallucinant en termes d’opacité, de népotisme et de clientélisme. C’est, certes, comme dans beaucoup de pays africains. Mais balayons devant notre porte. Et prenons l’exemple éloquent et instructif d’un François Mitterrand. Lorsqu’il a été élu président de la République pour la première fois, en 1981, le chantre de la gauche française, au milieu de ses partisans, déclarait : «Les choses difficiles viennent de commencer». Il manifestait son angoisse et son souci de pouvoir répondre aux aspirations et exigences de son peuple.
Chez nous, c’est tout autre chose. Il y a une conception alimentaire de la politique. La politique est comme une occasion et un moyen d’enrichissement rapide. Un lieu sublime pour un festin familial. Quand on est élu ou nommé, on se fie peu des responsabilités et des priorités des citoyens. On exulte et jubile beaucoup plus pour les privilèges et les prébendes : «Je suis ministre de…», «Je suis directeur de …» ; même si le poste est une coquille vide, on se bombe le torse en caressant le rêve de se hisser au sommet de la pyramide sociale, oubliant complètement la mission noble de servir uniquement la République, rien que la République. On s’adonne à une folie dépensière avec une vie de pacha. Et quand l’heure de rendre compte arrive, ce qui est, d’ailleurs, une obligation morale (accountability), on se braque, crie au complot, menace et ameute les gens à l’image d’un enfant qu’on a privé de chocolat ou de goûter.
Avec les auditions en cours, on peut, tout de même, avoir, quelque part, l’impression d’un harcèlement politico-judiciaire. Mais l’exigence citoyenne pour une gestion vertueuse des finances publiques surplombe allègrement le mur des lamentations et se moque éperdument de l’écho des récriminations des «mis en cause». Tout simplement, il est temps de mettre, définitivement, un terme au système de «prédatocratie» symbolisé par une boulimie financière et foncière terrible en instituant le culte de la transparence avec comme credo l’utilisation rationnelle des deniers publics.
Autant dire que l’éthique dans la gouvernance est devenue un impératif catégorique. Et les Sénégalais intègrent, de plus en plus, la dimension de l’éthique (cette esthétique de l’âme) et de l’intégrité dans leur critère de choix, de sélection et d’élection des dirigeants. Voilà pourquoi, il serait bénéfique de se remémorer en le marmonnant comme une prière cet enseignement d’Aristote : «La mission de la politique est de rendre les hommes tels qu’ils soient de bons citoyens pratiquant l’honnêteté».
En tout cas, cette affaire de la «traque des biens mal acquis» suscitant l’affolement et la panique de certaines personnalités nous exhorte à un vrai renversement de paradigme et nous impose une leçon de vie politique et de gouvernance : les deniers publics ne doivent jamais être considérés comme un patrimoine familial. Seule une gestion vertueuse et transparente des fonds publics est plus valorisante et impose respect et reconnaissance. C’est surtout source d’ataraxie, cette quiétude absolue de l’esprit : Xel bou dal.
LAMINE SOUANÉ
Auteur de Sénégal, histoire d’une démocratie confisquée (éd. L’Harmattan, 2012).
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