Lors d’une conférence tenue dans le cadre de la promotion de son ouvrage intitulé « Les mutations de l’enseignement supérieur en Afrique : le cas de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar », l’ancien recteur de cette université, le Pr Abdou Salam Sall, aurait affirmé, selon les propos que le quotidien Le Soleil lui a prêtés dans son édition du vendredi 18 janvier, « qu’aucun pays ne s’est développé en formant son élite à l’étranger ». De ce constat, le Pr Sall en aurait déduit une proposition : celle de voir les bourses étrangères supprimées pour la bonne et simple raison que ces dernières sont coûteuses et improductives étant donné que « peu d’étudiants formés à l’étranger rentrent au bercail et, finalement, c’est l’Afrique, avec ses maigres ressources, qui finance la formation des ressources humaines des pays du nord. Cela est inacceptable en 2013 ». Il est vrai, aujourd’hui, nous avons l’impression qu’il y a une division du travail à l’échelle mondiale : les pays africains effectuent les investissements de base nécessaires à l’acquisition et au développement des compétences de leurs ressortissants tandis que les pays industrialisés se chargent de leur perfection ou de leur adaptation avant d’en être les seuls utilisateurs. Cette situation paraît inique et choquante et constitue un sérieux problème de nature à compromettre, sinon à rendre impossible le développement du continent. C’est là où s’arrête le mérite du Pr Sall, celui d’avoir soulevé et posé ce problème d’une grande importance aux contours complexes et multidimensionnels. En dehors de cela, son affirmation selon laquelle qu’aucun pays ne s’est développé en formant son élite à l’étranger est contredite par de nombreuses études scientifiques empiriques qui ont fini de démontrer que le fait d’avoir une partie de son élite formée à l’étranger constitue, au contraire, un facteur de développement. Sa proposition de supprimer les bourses étrangères découle, également, d’une analyse partielle du phénomène que constitue le non retour au bercail des élites africaines formées hors du continent.
Deux exemples, l’un chinois et l’autre indien, réfutent, sans l’ombre d’un doute possible, l’affirmation du Pr Sall selon laquelle aucun pays ne s’est développé en formant son élite à l’étranger au moyen de faits avérés et de données statistiques éloquentes. Dans l’exemple chinois, une étude réalisée par Hélène Le Bail et Wei Shen (2008) publiée par l’Institut français des relations internationales (IFRI) souligne que sur 1,067 million d’étudiants et chercheurs chinois partis étudier à l’étranger entre 1978 et 2006, plus du quart, soit 275 000 était retourné en Chine au terme de leurs études. Le nombre de retours serait, en fait, plus important si on considère que beaucoup de ces étudiants sont rentrés dans leur pays sans en aviser les autorités consulaires chinoises. Ces retours massifs ne sont pas le fruit du hasard. Ils sont le résultat des politiques de réforme et d’ouverture initiées, à partir de 1992, sous Deng Xiaoping notamment celles visant le retour des chinois partis étudier à l’étranger. C’est ainsi que lorsque les autorités chinoises visaient l’objectif de faire figurer leurs universités dans le palmarès des meilleures universités mondiales, le gouvernement avait octroyé d’importants budgets à ses meilleures universités dont 20 % devaient être consacrés au recrutement de «nouveaux talents » ayant étudié à l’étranger. Selon les auteurs de cette étude, c’est ainsi que 81 % des chercheurs de l’académie chinoise des sciences, 54 % de ceux des écoles d’ingénieurs et 72 % des chercheurs responsables des 863 projets de recherche du 9ème plan quinquennal sont des personnes ayant étudié à l’étranger. Ces dernières « ont apporté une contribution dans des domaines de recherche tels que l’ingénierie aérospatiale, les technologies de la superconduction ou encore en cartographie génétique, donc dans des domaines en pleine évolution aujourd’hui et importants en termes d’économie du savoir ». Des mesures furent, également, prises pour favoriser la création d’entreprises en incitant étudiants et chercheurs chinois à l’étranger au retour. C’est ainsi que la plupart des grandes villes chinoises ont créé des zones d’activités économiques et industrielles destinées aux étudiants/scientifiques de retour de l’étranger. Le résultat ne s’est pas attendre avec, en 2006, plus de 6000 entreprises ouvertes dans 110 zones d’activités économiques et industrielles à travers le pays par 150 000 Chinois de retour.
Dans l’exemple indien, un chercheur du Centre de Sciences Humaines de New Delhi (Inde), Eric Leclerc, fait noter que le gouvernement indien s’est inspiré des modèles chinois et israélien en initiant une vaste campagne auprès de sa diaspora en vue de favoriser le retour physique ou monétaire de ses membres. Cet auteur souligne que « cette nouvelle orientation politique était tout à la fois une stratégie de politique internationale et nationale ». Dans une autre étude visant à comprendre l’émergence de l’Inde sur la scène économique internationale notamment dans le domaine des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) avec Bangalore, devenue la Silicon Valley de l’Asie du Sud, Divya Leducq (2009) souligne que la réussite de ce pays est le résultat d’une série de décisions stratégiques prises sur une longue période, mais également du retour et de l’implication de la diaspora indienne établie en Californie et à San José aux États-Unis. En effet, selon Leducq (2009), Silicon Valley comptait de nombreux immigrants indiens, la plupart des ingénieurs, très bien formés en Inde (qu’ils avaient quittée faute de n’y avoir trouvé des emplois à la hauteur de leurs talents) puis aux États-Unis. Le retour de certains de ces ingénieurs indiens a ainsi permis l’éclosion de plusieurs initiatives privées à travers la création de start-up en capitalisant leurs réseaux tissés aux États-Unis pour décrocher des contrats ou nouer des partenariats. Cela a amené Leducq (2009) à écrire que cette diaspora indienne « a contribué à la création de réseaux avec l’étranger, mais aussi à réduire les différences culturelles entre les prestataires de services indiens et le marché américain ». Plusieurs indicateurs ont permis de mesurer et de se rendre compte de l’impact du retour de la diaspora indienne sur le développement et le poids des TIC dans l’économie de leur pays : entre 1998 et 2008, le revenu du secteur des TIC est passé de 1,2 % à 5,5% du PIB à en 1998, soit 64 milliards de dollars avec près de deux millions d’emplois directs à la clé.
S’agissant de la proposition du Pr Sall de supprimer les bourses étrangères au prétexte qu’elles sont coûteuses et improductives vu la faiblesse du nombre d’étudiants qui rentre au bercail, elle ne résulte pas d’un diagnostic rigoureux et non complaisant de la situation. En effet, commençons par rappeler que la mobilité internationale des étudiants participe, selon l’OCDE dans une étude produite en 2011, à l’amélioration de l’efficacité des systèmes éducatifs moins développés en leur offrant une alternative avantageuse grâce à la possibilité de faire former certains de leurs ressortissants dans des domaines où l’offre nationale de formation présente des lacunes. Cela permet, ainsi, à ces systèmes éducatifs moins développés de consacrer leurs maigres ressources aux formations dans lesquelles ils disposent d’un avantage comparatif. C’est pourquoi, dans le domaine des études tertiaires par exemple, l’OCDE a dénombré, en 2009, près de 3.7 millions d’étudiants suivant une formation dans un pays dont ils ne sont pas ressortissants. En termes de chiffres relatifs, l’Australie, le Royaume-Uni, l’Autriche, la Suisse et la Nouvelle-Zélande comptaient le plus d’étudiants à l’étranger (dans le domaine des études tertiaires) et qu’en termes de chiffres absolus, la Chine, la Corée et l’Inde venaient en tête. Tout cela pour monter que l’envoi d’étudiants à l’étranger et, subséquemment, l’octroi de bourses étrangères aux étudiants ne constitue pas un luxe, mais une stratégie nationale aux nombreuses retombées positives pour les pays qui le comprennent.
Dans le cas de notre pays, la gestion des sénégalais de la diaspora en général et des étudiants envoyés à l’étranger en particulier relève, principalement, des compétences du Ministère des sénégalais de l’extérieur et celui de l’Éducation nationale ou de l’Enseignement supérieur. En dépit des efforts réalisés (Création d’une Direction de l’appui à l’investissement et aux projets, mise en place d’un Fonds d’appui à l’investissement des sénégalais de l’extérieur, octroi de bourses aux récipiendaires du Concours général, implantation du projet Tokten visant à faciliter le transfert de connaissances des compétences nationales vivant à l’étranger, etc.), le Sénégal souffre de l’absence d’une vraie volonté politique visant à favoriser le retour de ce qu’il compte de meilleur à l’étranger. Cette absence de volonté politique a pour corollaire la réduction des rares bonnes initiatives prises à des coquilles vides, le tout enrobé dans des discours creux qui riment avec la phraséologie voire à la démagogie. En effet, nombreux ont été les sénégalais qui, à la fin de leurs études à l’étranger, ont voulu se mettre à la disposition de leur pays sans y parvenir faute de trouver des interlocuteurs et des services de l’État capables de les aiguillonner voire de les accompagner efficacement comme le font les chinois et les indiens, par exemple. Les plus téméraires sont rentrés en croyant, une fois sur place, qu’il serait plus facile de régler les problèmes et de trouver les ouvertures nécessaires. Si certains ont réussi à surmonter les difficultés (ou bénéficié de l’appui de leurs réseaux familiaux, maraboutiques ou politiques), beaucoup ont du se battre en retraite en retournant, à leur corps défendant, aux pays où ils ont étudié avant la péremption de leur visa pour ne pas se voir enfermés dans un pays qui ne leur offre aucune perspective. Cette absence de volonté politique pour faciliter le retour au bercail des sénégalais ayant étudié à l’étranger peut être appréhendée, dans le cas du Ministère des sénégalais de l’extérieur par la fâcheuse habitude de nommer, à la tête de ce Département, depuis l’époque d’Abdou Diouf à l’ère Macky Sall en passant par le règne d’Abdoulaye Wade, de personnes qui faisaient leur premier apprentissage gouvernemental et sans envergure professionnelle ni intellectuelle susceptible de leur permettre de décrypter les vrais enjeux du monde actuel (économie du savoir) ou de saisir l’importance de l’utilité des compétences formées à l’étranger. Dans le cas du Ministère de l’Éducation nationale ou de l’Enseignement supérieur, on peut noter l’absence d’une vraie stratégie de suivi des boursiers à l’étranger (comme le font les chinois et les indiens) et d’une politique mûrie visant à favoriser leur retour au pays une fois leurs études terminées (en association avec les organisations patronales, la Fonction publique, les collectivités territoriales, les Universités, etc.). Les boursiers ou bénéficiaires d’une aide de l’État sont laissés à eux-mêmes : le paiement des allocations et la remise des titres de voyage constituent les rares contacts qu’ils ont avec les services gouvernementaux. Autant d’éléments, avec d’autres, que le Pr Sall n’a pas cru devoir intégrer dans son analyse avant de formuler sa proposition de supprimer les bourses étrangères.
Cheikh Faye
Montréal
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