Dans notre la première partie, nous avions salué la décision des autorités sénégalaises d’instituer une Bourse de Sécurité Familiale (BSF) et d’asseoir une Couverture Maladie Universelle (CMU) au profit des franges de la population les plus pauvres et les plus vulnérables. Nous avions relevé, toutefois, que la manière avec laquelle la BSF et la CMU sont en train d’être implantées soulevait des questions sur la pertinence du modèle organisationnel choisi. Dans cette présente chronique, nous poursuivons notre analyse pour nous intéresser à l’efficacité des mesures prises, à leur pérennité ainsi que le manque de vision globale et intégratrice en matière de protection sociale qui sous-tend la démarche des autorités.
Le chef de l’État a annoncé, dans son message à la Nation, le 31 décembre 2012, que ces deux initiatives bénéficient, déjà, d’une dotation budgétaire de 10 milliards de francs CFA à travers la Caisse Autonome de Protection Sociale Universelle (CAPSU) mise en place ou à mettre en place dans le courant de la présente année. La BSF ne va concerner que les ménages qui se trouvent dans l’extrême pauvreté. Selon le chef de l’État, la BSF sera d’un montant annuel de 100 000 francs CFA par ménage bénéficiaire. Il est prévu de passer de 50 000 familles bénéficiaires en 2013 à 250 000 en 2016. Quant à la CMU, le chef de l’État le voudrait comme « un nouvel instrument de solidarité nationale devant permettre à chaque sénégalais, quelle que soit sa condition, d’accéder à un minimum de soins ». Au-delà de ces effets d’annonce, un examen attentif de la réalité qu’on veut modifier laisse penser que ces deux initiatives pourraient avoir un impact très limité.
En effet, d’après les données de l’Enquête de Suivi de la Pauvreté au Sénégal (ESPS II, 2010-2011), 6 367 733 personnes, soit 46,7% de la population sénégalaise vivent en dessous du seuil de pauvreté. Donc, les ressources jusqu’ici annoncées, quoiqu’importantes, sont très limitées par rapport aux besoins. La conséquence de cela ou la prise en compte de cette réalité oblige les responsables de la DGPSSN à adopter des critères de sélection pour le choix des bénéficiaires. Selon un des responsables de la DGPSSN, il sera effectué un ciblage géographique, catégoriel et communautaire pour choisir les véritables bénéficiaires. Concrètement, cela signifie que lorsqu’on a plus de ménages qui satisfont l’ensemble des critères (ce qui n’est pas une hypothèse d’école, mais la réalité), il faudra opérer des choix pour sélectionner les bénéficiaires dans le but de rester à l’intérieur des limites des crédits budgétaires alloués. D’où de possibles biais notamment celui de faire des choix discrétionnaires qui ne seraient dictés que par des considérations de clientélisme politique ou autre. Les responsables de la DGPSSN s’en défendent d’avance et méritent de bénéficier, pour le moment, d’une présomption de bonne foi. Ils seront jugés, dans quelques mois, à la lumière de leurs pratiques. Dans tous les cas, il y aura beaucoup d’appelés et très peu d’élus comme le laisse augurer les résultats de l’Enquête de Suivi de la Pauvreté au Sénégal (ESPS II) qui révèlent que sur 226 064 personnes éligibles pour bénéficier des prestations de plusieurs programmes destinés aux pauvres (renforcement nutritionnel, santé des personnes âgées, aide alimentaire aux démunis, etc.) en 2011, seules 20 370 d’entre elles en ont effectivement joui, soit un taux de couverture de 9,01% au niveau national. Cela est faible, voire marginal.
En plus du risque de faiblesse de la couverture, pourrait se poser un problème lié à la modicité des montants à allouer : les allocations seront tellement dépourvues de consistance qu’elles ne pourraient pas produire les effets escomptés (réduction des inégalités et de la pauvreté). En effet, selon les résultats de l’Enquête Démographique et de Santé à Indicateurs Multiples Sénégal (EDS-MICS) de 2010-2011, la taille moyenne des ménages sénégalais est de 9 personnes (8 en milieu urbain et 10 en milieu rural). Une bourse de 100 000 francs par année répartie entre 9 personnes donne une allocation moyenne individuelle de 11 112 francs CFA par année, soit un peu moins de 1 000 francs CFA mensuels par membre d’un ménage. Que peut-on faire avec un budget de 1 000 francs par mois et par personne ? Rien du tout ! En fait, en dépit des apparences, la BSF est moins généreuse que les aides offertes par certains programmes existants. En effet, l’Initiative de Protection Sociale des Enfants Vulnérables (IPSEV) qui vise à renforcer les capacités financières des ménages ciblés et à améliorer l’accès des enfants âgés de 4 à 16 ans à l’éducation et la santé mis en place par le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF), octroie un montant mensuel de 7 500 francs CFA par enfant bénéficiaire pendant 9 mois. Les ménages qui ont plus d’un enfant perçoivent 15 000 FCFA par mois. La volonté du chef de l’État et celle du gouvernement de réduire les injustices sociales et la pauvreté auraient eu des effets plus tangibles, par exemple, si elles étaient adossées sur une initiative visant à instituer un .minimum vieillesse au Sénégal. En effet, selon les statistiques contenues dans le document de Stratégie Nationale de Développement Economique et Social (SNDES) pour la période 2013-2017, les ménages dirigés par des personnes âgées de plus de 60 ans, souvent inactives ou retraitées, sont plus touchés par la pauvreté. Les personnes du troisième âge (plus de 60 ans) représentant 38,7% de l’effectif total des pauvres au niveau national. L’instauration d’un minimum vieillesse dans le cadre du système de sécurité sociale ne concernera que les allocataires (actuels et futurs) de l’IPRES et du FNR dont le montant de la pension n’atteint pas un seuil préalablement déterminé (SMIG, seuil de pauvreté alimentaire, etc.). Lorsque l’instauration d’un minimum vieillesse s’effectue dans le cadre du système de protection sociale, elle pourrait revêtir un caractère universel, c’est-à-dire que son bénéfice serait étendu à toutes les personnes du troisième âge ayant un revenu inférieur au seuil fixé. Dans cette perspective, la DGPSSN aura matière à agir. À cet égard, il convient de rappeler qu’il existe, au sein du Ministère chargé du Travail un organisme de régulation et d’appui dénommé Commission de supervision et de régulation des institutions de sécurité sociale (COSRISS) qui a fait réaliser de nombreuses études notamment celle relative à l’instauration d’un minimum vieillesse au Sénégal. Toujours, dans ce même ordre d’idées, les responsables de l’IPRES avaient annoncé, en juin 2007, qu’une étude était en cours de réalisation, dont l’objectif viserait l’instauration d’une pension minimale. Ils révélaient par la même occasion l’élaboration imminente d’un document stratégique de lutte contre la pauvreté des allocataires à travers la création d’un centre d’achat, l’appui à la scolarisation des enfants et la création d’un fonds de garantie retraite destiné à financer des projets générateurs de revenus. Que sont devenus tous ces importants dossiers avec la sur priorisation de la BSF et de la CMU ? Quelle que soit la réponse, nul besoin d’être un spécialiste pour se rendre compte que le Sénégal n’a pas encore une vision globale et intégratrice dans le domaine de la protection sociale.
En ce qui concerne la CMU, il convient d’abord, sur le plan sémantique, de souligner l’existence d’un problème : il est impropre d’utiliser l’épithète « universelle » en parlant de la CMU. Cette dernière s’adresse uniquement aux franges de la population les plus démunies, donc aux personnes qui n’ont pas accès aux services de santé, contrairement à celles déjà couvertes (avec leurs familles) par les mutuelles de santé, les IPM et même par des compagnies d’assurance privées. Elle n’est pas donc « universelle ». Elle vient compléter des dispositifs de protection qui existent au profit d’autres catégories de la population (travailleurs, membres de mutuelles et leurs familles). Lorsque l’ensemble des dispositifs de protection sociale mis en place sera réunifié en un seul système de couverture, en ce moment, nous pourrions utiliser l’épithète « universelle ». Cette précision étant faite, il convient d’attirer l’attention sur les éventuelles difficultés qui ne manqueraient pas de surgir lors de la mise en œuvre de la CMU si cette dernière n’était pas précédée par l’ouverture de larges discussions, voire une grande implication de l’ensemble des acteurs de la santé (publique et privée) au Sénégal. Ces discussions et cette implication des acteurs de la santé sont nécessaires pour convenir, entre autres, des modalités de prise en charge des bénéficiaires, des grilles et mécanismes tarifaires, des conditions de paiement ainsi que de la place et du rôle de chacun de ces acteurs. Les erreurs et dysfonctionnements du Plan SÉSAME doivent être médités et capitalisés. En effet, le Plan SÉSAME n’a couvert, en 2011, que 11,4% de la population âgée de 60 ans et plus selon le dernier rapport sur la Situation Economique et Sociale (SES) du Sénégal publié par l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD). Si cet exercice, indispensable, d’évaluation et de rectification des initiatives précédentes n’est pas fait sans complaisance, alors, nous irons droit vers un échec de la CMU en dépit de sa pertinence.
Enfin, pour ce qui est du financement de ces deux initiatives, pas beaucoup d’informations n’ont filtré sur la CAPSU qui va financer la BSF et la CMU. La seule certitude, c’est qu’elle a bénéficié déjà, au titre de l’année 2013, une dotation de 10 milliards de francs CFA tirés du budget de l’État. Tout laisse croire que c’est ce mode de financement qui est privilégié (inscriptions budgétaires) par l’État et cela ira augmentant. Ces inscriptions sont faites sur la base de la volonté de l’actuel chef de l’État. Cela qui ne garantit pas la pérennité du système : son remplaçant pourrait prendre la décision de ne pas renouveler ces inscriptions budgétaires ou les réduire substantiellement.
Cheikh Faye
Montréal
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