« On n’est pas moins fautif en ne faisant pas ce qu’on doit faire qu’en faisant ce qu’on ne doit pas faire. » Marc-Aurèle
Mon jugement ne porte pas sur la volonté politique, car c’est à cette volonté que nous devons ce débat passionnant sur la territorialité. Il ne porte pas non plus sur la qualité des hommes et des femmes du milieu de la décentralisation que j’ai eu l’opportunité d’apprécier. Mais il porte sur le défi de la mise en œuvre de l’Acte III de la politique de réforme de la décentralisation dans le sens où, le défi de la mise en œuvre peut faire perdre à la réforme toute sa pertinence et de toute sa substance.
J’affirmais dans un plaidoyer précédent que le processus de mise en œuvre de l’Acte III de la Décentralisation doit impérativement éviter les revers de notre tradition bureaucratique et académiste. En effet, cette politique gagnerait à privilégier une démarche de coordination par la recherche de consensus basée sur des connaissances expertes dans tous les domaines de compétences municipales, avec une démarche itérative, consultative et inclusive. La planification du processus de formulation de l’acte III de la Décentralisation aurait une meilleure acceptation et une meilleure crédibilité si elle se basait sur des conclusions et orientations issues du milieu scientifique (des collèges d’historiens, de géographes, de sociologues, d’économistes, de juristes, d’ethnologues, de topographes, etc.). Les orientations de ces conclaves scientifiques pourraient tourner autour de 4 points : Territoires, Ressources, Sous-développement et Décentralisation. Ils permettraient l’organisation de forums du territoire depuis chaque espace éco-géographique. Ces forums, qui se penchent en fait sur le développement économique de chaque territoire en lien avec la politique de décentralisation, devraient être portés par les acteurs de ces territoires. Les résultats de ces conclaves scientifiques territorialisés seront combinés aux rapports issus des processus de capitalisations des différents acteurs incontournables du milieu. Ensuite, les bilans thématiques (par domaine de compétence municipale et par palier de gouvernance municipale) seront soumis aux populations par des séances d’information et de consultation publique à l’échelle communale suivant des groupes représentatifs des acteurs locaux.
Par ailleurs, à l’échelle nationale, certains groupes d’acteurs mériteraient le privilège de consultation spécifique autour d’un bilan global des orientations. Je peux citer les députés, l’opposition, la presse, le Conseil Economique et Social, la société civile, les chambres de commerce et d’artisanat, les partenaires techniques et financiers, les chefs coutumiers, etc.
Dans chaque domaine de compétence des collectivités locales, des séminaires techniques pourront se tenir et des spécialistes et professionnels de ces champs d’expertises techniques pourront définir la faisabilité technique des recommandations.
Toujours sur le plan technique, un conseil interministériel pourra apprécier l’envergure des dispositions à prendre en fonction de chaque département et formuler des recommandations si nécessaire. Ainsi le Président de la République, en tant que Président du Conseil national des collectivités locales, pourra apprécier le processus et tirer les conclusions nécessaires à la validation avant le passage des textes à l’Assemblée nationale. Une validation rapprochée de l’organisation des élections en 2014 va garantir le respect des mandats actuels et un nouveau départ dans un nouveau cadre de gouvernance territorialisée.
Cependant, je reste convaincu que les instances représentatives des collectivités locales doivent être responsabilisées au tout début de la définition de ce processus de formulation et elles doivent être des actrices porteuses de la réforme. Une réforme digne de ce nom doit faire la preuve de sa nécessité, de son opportunité et elle doit baliser sa marche de toute équivoque et de tout procès d’intention. Et cela ne passe pas par l’éminence ou la grandeur de la personnalité en charge de sa mise en œuvre. Mais plutôt par une méthodologie de la mise en œuvre qui se fonde sur une adhésion réussie des populations concernées et des acteurs-porteurs. Une analyse par la sociologie de l’action publique, sur la question des réformes des collectivités locales au Sénégal aurait démontré l’opportunité d’une telle approche. Car l’action politique du régime précédent a laissé un traumatisme frais auprès des populations et toute autre démarche causerait un levé de bouclier alimenté par l’ignorance et la crainte. Ainsi, l’enjeu de la communication politique est crucial et décisif. La communication politique est un outil de base dans la mise en œuvre des politiques publiques, elle en est une partie intégrante, elle est offensive, avant-gardiste, elle campe le débat, en impose les contours et fixe l’enjeu, le défi et l’opportunité de la logique politique. Sans ce préalable l’enjeu risque d’être dévoyé et le contexte de formulation en sera ainsi miné. À l’État, il ne restera alors que deux options : le passage en force ou le recul. Dans les deux cas, le peuple du Sénégal des territoires perdrait l’opportunité de jeter les bases d’une politique de développement de nos territoires assumés par les populations. Nous ne pouvons pas rater l’opportunité de restructurer le Sénégal en des entités éco-géographiques et de responsabiliser les acteurs locaux autour d’une gouvernance socio-économique territorialisée. Car des conditions de vie attrayantes ne peuvent être l’objet du hasard mais plutôt le fruit d’action publique planifiée et programmée et en constante évaluation. En réalité, il s’agit de permettre aux fils de la Casamance de reconstruire leurs terroirs, aux Foutankés de raviver leur terre, aux Baol-Baol de reconstruire leur économie, aux Dakarois de renforcer la durabilité de leur milieu urbain. Car une équipe gouvernementale ne peut égaler le rendement d’équipe territoriale performante, organisée et évaluée de manière systémique à la fois par l’État central, la société civile et les populations.
L’acte III de la décentralisation peut être cet outil de développement durable et de développement économique local si nous conservons l’approche par les territoires. Ma conviction est que seuls nos territoires sont aptes à mettre le pays sur les rampes de la sortie du sous-développement à condition que le présent découpage politique, qui est loin d’être pertinent, soit corrigé. Je réitère mon point de vue en martelant sur le fait que l’orthodoxie voudrait que les connaissances scientifiques et techniques dictent la recomposition territoriale, que le paradigme du développement territorial en vigueur engendre un cadre juridique, administratif et technique le plus profitable pour nos populations, et que les joutes politiques déterminent les acteurs méritants en charge de l’exécutif local. Cette réforme ne touchera pas à la carte électorale dans sa profondeur et les droits des citoyens demeureront intacts. Elle aboutira à des regroupements de circonscriptions électorales pour faire renaître nos véritables territoires et concentrer nos maigres budgets sur des actions structurantes. Au final, nous aurons moins de régions, mais au moins nous aurons cette fois de vraies régions éco-géographiques capables de faire face aux enjeux du développement durable notamment dans le milieu rural totalement déstructuré et abandonné. Et l’on s’étonne que ces pauvres déshérités prennent d’assaut les villes. Je reste convaincu qu’il est encore temps pour prôner une approche plus inclusive, participative et itérative. Le développement de notre chère nation passera par une gouvernance territoriale interactive et consultative. Devant un enjeu aussi important, il serait avisé de ne pas se laisser emprisonner dans une capsule temporelle imposée par un soi-disant calendrier républicain que des opposants déchus ou masqués en souteneur du moment invoquent pour défendre des intérêts partisans et inavoués.
Le seul calendrier qui vaille pour un homme d’État est celui qui donne aux acteurs des territoires les clefs pour leur développement économique. De quoi aurions-nous l’air, si la prochaine réforme devait conserver les 14 régions administratives de Wade ? Nous savons tous que les régions actuelles en tant que collectivités locales sont des coquilles vides et impotentes d’où l’idée d’aller vers des territoires qui auront des compétences structurantes telles que les infrastructures, les équipements agricoles, l’économie numérique, les changements climatiques, la politique environnementale, le transport, l’aménagement du territoire, la planification du développement économique locale et même une politique d’éducation et de formation technique axée sur le tissu économique de chaque territoire.
À l’échelle communale, la réforme était une occasion de concentrer l’action communale sur le service aux citoyens et surtout sur le développement de l’activité économique des hommes et femmes qui composent l’économie locale. À l’intérieur d’un même territoire, les communes rurales et urbaines allaient être la cheville ouvrière d’un développement territorial solidaire sur l’ensemble du territoire considéré, et les cellules de base d’une organisation territoriale fondée sur la complémentarité entre ruralité et urbanité. Car il n’y a pas d’opposition entre développement territorial et développement local. Au contraire les 14 municipalités (communes urbaines) actuelles vont mieux interagir une fois regroupées en territoires et ces 14 grandes villes sénégalaises vont incarner le leadership et les têtes de pont dans leur territoire respectif et cela va renforcer leur hégémonie et leur rôle de tirer le reste du territoire vers le haut.
Dans le milieu rural, et c’est un secret de polichinelle, personne n’ignore que le développement du milieu rural au Sénégal est plombé par le morcellement de ces entités en 380 communautés rurales. C’est encore une approche par les établissements humains (ici par les gros villages tout simplement) et non une approche par les potentialités homogènes de développement du monde rural ! Comment pouvons-nous penser sortir le monde rural de la pauvreté avec la conservation de cette politique du diviser les territoires ruraux pour mieux régner sur les hommes? La communalisation universelle ou intégrale avait comme objectif de créer des communes rurales fortes à l’image de l’exemple québécois et non faire un simple changement nominal et sans toucher aux nombres et la taille de ces communautés rurales. Les communes rurales québécoises sont fortes et elles se regroupent en MRC (Municipalité régionale de Compté). Elles détiennent ainsi des compétences en développement économique adaptées en milieu rural. Elles sont porteuses de la Politique nationale du Québec en matière de ruralité qui se trouve être la clé de la réussite de la politique du manger local et de l’autosuffisance alimentaire canadienne. Comment allons-nous faire avec 380 communautés rurales à qui on donne des budgets équivalents à la dépense quotidienne du Googorlu ? Et pire, on propose d’augmenter la liste des collectivités locales avec des départements ? Comment faire une réforme de la décentralisation sans toucher à aucune frontière des collectivités locales existantes ? N’est-ce pas là nous demander de faire des omelettes, mais sans casser les œufs ? De faire un simulacre de réforme ? En quoi les valeurs républiques pourraient-elles souffrir d’un décalage des élections locales qui de toute façon se tiendraient en 2014 ? Pour une fois que nous avons une bonne raison de repousser des élections qui ont toujours été repoussées dans l’histoire du Sénégal, allons-nous vraiment nous défiler et proposer à la place de l’Acte III une réformette dont les annales de l’histoire auront du mal à qualifier l’opportunité et la vision ?
La vision politique annoncée sur la territorialité est la bonne. Cette logique d’une gouvernance territoriale assumée, interactive et innovante a fait ses preuves dans les territoires Canadiens, dans les länder Allemands, les cantons Suisses et même en France. Le PACA, Rhône Alpes, Poitou Charente, Languedoc Roussillon, la Picardie, Le Pays de la Loire, l’Auvergne, la Lorraine etc. Toutes ces appellations évoquent une symbiose entre une sociologie, un espace, une économie, une histoire et des spécificités éco-géographiques comme les soubassements d’une organisation politique territoriale décentralisée et déconcentrée. La régionalisation française consacre la territorialité des politiques publiques alors que celle sénégalaise avec ces 14 régions n’est que la matérialisation d’une stratégie politicienne. En mars 2012, l’alternance de l’alternance n’aura fait que révéler au monde entier ce que nous sénégalais savions déjà sur nous-mêmes : nous sommes un peuple épris de justice sociale et de principes démocratiques. Mais la nouveauté, c’est que nous apprenons que les sénégalais sont bien plus exigeants que patients. Si certains politiciens avec la complicité d’une certaine presse pyromane veulent refuser au peuple sénégalais l’opportunité d’éviter un mauvais départ pour les dix ans à venir, nous espérons que des hommes d’État auront le courage et la sagesse non seulement de repousser ces élections de quelques mois, de garantir sa tenue en 2014, mais surtout de corriger cette méthode académiste qui ne peut marcher avec des populations éveillées et alertes !
Je suis très critique sur la décentralisation wadienne sans doute par ce que je suis un amoureux du territoire dans son entièreté, mais je dois lui reconnaître qu’il a toujours eu le courage de sa vision politique. Mais qu’est-ce que donc le courage sans la sagesse ? N’est-ce pas le sens de cette prière du grand empereur et philosophe romain cité en début de cette intervention et que tout homme d’État devrait murmurer dans ses salats du matin, du crépuscule et durant ses Qiyamou layli :
« Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être, mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre ». Marc-Aurèle
Moussa Bala Fofana (Canada–Montréal)
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