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Naufrage «le Joola » : Contre L’oubli Et Pour La Tenue D’un Procès

 « Je fais donc partie des gens dont on a retrouvé le corps mais pas l’esprit. » (Nassardine Aidara)

Le 26 septembre 2002, vers 23 h, une forte pluie et un vent fort surprenaient le bateau  «Le Joola », au large de Banjul, sur sa route qui devait le mener à Dakar. Il n’y arrivera pas. Cette petite dépression tropicale a eu raison du bateau qui a chaviré en quelques minutes sans laisser le temps à ses responsables de lancer un appel de détresse. À son bord, se trouvaient 1863 personnes (selon les autorités sénégalaises) pour une capacité de 550 passagers et 44 membres de l’équipage, soit près de 600 personnes. Pour rappel,  «Le Joola» a assuré, de 1990 à 2002, le trafic de passagers et de marchandises entre Dakar et Ziguinchor. C’est l’une des plus grandes tragédies du monde et, de loin, la plus importante dans l’histoire du Sénégal. Contre toute attente, le Procureur de la République près de la Cour d’appel de Dakar d’alors (Abdoulaye Gaye), classait le dossier du naufrage sans suite. Il en était arrivé à la conclusion que le Commandant du bateau portait, seul, toutes les responsabilités de la catastrophe. Étant donné qu’il faisait partie des victimes, donc, il n’y avait plus de suspect et, par conséquent, il ne pourrait y avoir de procès. Une décision honteuse et scandaleuse qui jettera l’opprobre, pour longtemps encore, sur notre système judiciaire. Onze ans après, tout indique que le Sénégal n’a pas tiré tous les enseignements utiles de ce terrible accident. Les autorités qui se sont succédé au pouvoir refusent, jusqu’à présent, la tenue d’un procès, seul moyen de situer les responsabilités de chacun des principaux acteurs impliqués dans cette affaire en regard des obligations en matière de sécurité qui pesaient sur eux dans l’exercice de leurs fonctions.

Nécessité de rouvrir le dossier et de tenir un procès

Onze années après la catastrophe, il parait plus que nécessaire de tenir un vrai procès. Un procès juste, équitable et transparent est une exigence morale minimale pour un pays qui se dit un État de droit. C’est la seule façon d’honorer les disparus et de permettre à leur âme de se reposer en paix. La tenue d’un procès serait un excellent signe de refus de la fatalité en s’érigeant contre toutes les velléités de « noyer la mémoire des défunts ». Nous avons le droit et l’obligation d’exiger toutes les clarifications nécessaires, pour situer les responsabilités sans complaisance et, surtout, pour rejeter toute tentative d’instaurer un régime d’impunité et de déresponsabilisation. Nous ne devons plus accepter, dans notre pays, qu’une citoyenne ou un citoyen meure en essayant de gagner sa vie du fait de la négligence manifeste d’une organisation ou d’une personne. C’est pourquoi, nous ne comprenons pas la volonté des autorités actuelles à vouloir assurer à l’affaire du bateau «Le Joola » un enterrement de première classe comme le prouve les propos de l’ancienne Garde des sceaux, devenue Première ministre, rapportés par le magazine Jeune Afrique : « Il y a eu négligence. Ce fut un malheureux concours de circonstances. Des gens ont été sanctionnés. Un procès aurait servi à quoi ? ». De tels propos auraient valu à son auteur une démission immédiate de ses fonctions s’ils étaient tenus dans un pays développé ! Notre devoir de mémoire nous rend débiteurs, à l’égard des disparus, d’exiger la réouverture du dossier et la tenue d’un procès en bonne et due forme. Qu’on ne vienne pas nous opposer la prescription ou une quelconque volonté de ne pas remuer le couteau dans une plaie qui s’est presque cicatrisée (en apparence !).

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Jusqu’à la fin des années 90, des pays occidentaux ont tenu des procès pour juger des personnes qui avaient commis ou s’étaient rendues complices de crimes considérés comme des crimes contre l’humanité lors de la deuxième mondiale de 1939 – 1945 au nom du devoir de mémoire. Tuer 1863 personnes ou avoir commis de graves négligences qui ont conduit à la mort d’autant de personnes en quelques heures pourrait être assimilé à un crime contre l’humanité. Aujourd’hui, plusieurs faits tangibles rendent crédible la nécessité de tenir un procès. Parmi ces faits, nous en retiendrons deux : la mauvaise image du Sénégal à étranger et quelques importants éléments factuels contenus dans le rapport de la Commission d’enquête technique approfondie sur les causes du naufrage du «Le Joola ».

Le Sénégal est en train de perdre la face

En refusant de tenir un procès, nous renvoyons à la communauté internationale l’image d’une république bananière. Au même moment où nos gouvernants refusent de bouger, un groupe de familles de victimes est en train de réussir dans sa tentative de faire traduire devant la justice l’État du Sénégal et les principaux responsables du naufrage auprès de juridictions étrangères. En effet, la plainte déposée par ce groupe de familles contre X pour « faits d’homicides involontaires par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité et de défaut d’assistance à personnes en péril » avait conduit le Parquet d’Evry (France) à ouvrir une information judiciaire, laquelle avait conduit, en septembre 2008, à l’émission de mandats d’arrêt internationaux contre neuf responsables sénégalais après que nos autorités judiciaires eurent refusé de coopérer.  Le ridicule ne tuant pas au Sénégal, nos autorités de l’époque n’avaient rien trouvé, comme moyen de représailles contre le juge français (au nom de la réciprocité), que le décernement d’un mandat d’arrêt international à son encontre par le Doyen des juges d’instruction « pour  forfaiture  et  acte de nature à jeter le discrédit sur les institutions sénégalaises ». Aujourd’hui, toutes les hypothèques pour la tenue d’un procès, en France, sont en train d’être levées comme en témoigne le rejet, le 20 novembre 2012, par la plus haute juridiction pénale française, la Cour de cassation, des recours de sept responsables sénégalais (les mandats d’arrêt décernés contre l’ex Première Ministre Mame Madior Boye et l’ancien Ministre des Forces armées Youba Sambou avaient été annulés pour raison d’immunité suite à un appel). Nous perdrons carrément la face, si ce n’est déjà fait, avec la probable tenue d’un procès de l’affaire du bateau «Le Joola » en France.

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Quelques éléments factuels qui soutiennent la tenue d’un procès

Le rapport de la commission d’enquête technique approfondie sur les causes du naufrage du «Le Joola » mise sur pied trois jours après le naufrage et qui avait été présidée par le Médiateur de la République, ancien Garde des Sceaux Ministre de la justice Seydou Madani Sy contient des éléments intéressants qu’il convient de passer en revue.

En effet, la commission d’enquête a, à l’issue de ses investigations (étude documentaire, audition de témoins, etc.) relevé un grand nombre d’irrégularités à tous les niveaux de la gestion du bateau «Le Joola » en particulier à partir de Décembre 1995, date à laquelle la gestion du navire a été confiée à la Marine nationale. Toutefois, cela n’avait pas empêché le Ministère chargé de la Marine marchande de conserver ses obligations légales (conformément au Code de la Marine marchande) consistant notamment à délivrer des titres de sécurité, à apprécier l’état de navigabilité du navire, à empêcher, si nécessaire, tout départ du bateau en cas d’insécurité constatée. C’est ainsi que la commission a regroupé toutes les causes à la base du naufrage en deux catégories principales : les causes immédiates et celles dites lointaines.

Concernant les causes immédiates, la commission note que le chavirement a été causé par une surcharge de passagers, un défaut de ballastage dans les fonds pour compenser ce surplus de passagers dans les parties supérieures en baissant le centre de gravité du navire et, surtout, une absence de réalisation des calculs de stabilité qui auraient permis de mettre en évidence la situation dangereuse du navire. Elle en tire la double hypothèse suivante, qui suggère la responsabilité personnelle du commandant du bateau dans la survenue du drame : « soit le commandant n’était pas capable d’exécuter ces calculs (de stabilité) ; ce qui pose un problème de compétence. Soit il avait négligé leur importance ; ce qui serait une faute extrêmement grave et qui aurait été malheureusement fatale au navire et aux passagers. » Nous pensons que cette double hypothèse de la commission a été du pain béni pour le procureur de la République près de la Cour d’appel de Dakar qui s’en est servie pour tout mettre sur le dos du commandant et de déclarer le classement, sans suite, du dossier étant donné que la mort du seul et unique responsable du naufrage a pour conséquences d’éteindre toutes les poursuites. Cela constitue une vision étriquée de ce qui s’est passé lorsqu’on intègre les autres causes ciblées par la Commission.

Même si la Commission les qualifie de « causes lointaines », ce qui est fort contestable, les autres facteurs qui ont joué un rôle dans la survenue du drame font ressortir, de manière très nette, les responsabilités de chacun des principaux acteurs impliqués dans la gestion du bateau «Le Joola ».

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Concernant les causes imputables aux autorités politiques, la commission note la responsabilité de celles-ci en décidant de confier la gestion du bateau à un corps militaire (Marine Nationale) qui n’est pas censé être en mesure d’observer et d’appliquer les règles fixées par l’Organisation Maritime Internationale (OMI) pour la conduite des navires marchands. La commission relève, aussi, des causes imputables à la Direction de la Marine Marchande dont les services ont accompli avec peu de rigueur les missions qui leur étaient dévolues. Les documents examinés par la commission établissent, sans équivoque possible, les manquements dont sont rendus coupables les responsables de la Marine marchande sénégalaise. La commission, révèle des causes imputables à la gestion de la Marine Nationale. Elle souligne que le Chef d’État Major, exploitant du navire avec ses assistants (chef de bureau et le commandant) avaient pris la décision de faire appareiller le navire, après une année d’arrêt pour réfection, sans la détention des principaux documents de sécurité. Cela constitue une faute inexcusable qui justifie, à elle seule, la tenue d’un procès. Enfin, concernant l’organisation des secours, la Commission note que « l’alerte et le déclenchement des opérations de sauvetage par les structures officielles ont été tardifs. Par ailleurs, les opérations de sauvetage par ces mêmes structures ont été mal organisées et mal coordonnées. »

À la suite de ces constats, que faudrait-il de plus pour que soit justifiée la tenue d’un procès ? Nous devons nous battre pour l’ouverture d’un procès au Sénégal au nom de la mémoire des disparus. Nous devons le faire, aussi, en soutien aux femmes, maris, parents et enfants des victimes qui se sont drapés de dignité dans leur douleur en refusant de toucher le moindre franc CFA, à titre d’indemnisation, tant que la lumière ne serait pas faite. C’est à leur honneur. C’est, aussi, une marque d’amour et de respect aux chères personnes qu’ils ont perdues. Méditons, pour terminer, les propos pleins de sens et bouleversants de l’un d’eux :

« Je suis un rescapé du second naufrage du bateau «Le Joola ». Contrairement au premier, la plupart des corps ont été repêchés. Ceux qui ont disparu se sont suicidés. Je fais donc partie des gens dont on a retrouvé le corps mais pas l’esprit. » Nassardine Aidara

 

Cheikh Faye

Cheikh FAYE

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