Certains observateurs considèrent en général le Sénégal comme un pays très difficile à gouverner. D’ailleurs, on n’a même pas besoin d’être un observateur pour le constater. Nous traînons des pesanteurs particulièrement lourdes, fortement enracinées dans nos mentalités, et qui constituent des obstacles sérieux à l’exercice de toute bonne gouvernance dans le pays. Et ces pesanteurs sont parties pour durer encore très longtemps, car nos gouvernants (les anciens comme les actuels) n’ont jamais eu le courage d’y faire face. Les événements qui se sont succédé ces derniers temps sous nos yeux, nous en administrent la parfaite illustration.
Il s’agit d’abord des déclarations du Pdg du Groupe « Walfadjri », « invité » de l’Emission « Sortie », dont la diffusion a été à dessein anticipée. Nous avons tous entendu ses copieuses attaques en règle – c’est bien de cela qu’il s’agit – contre le président de la République et certaines autres personnalités, notamment Moustapha Niasse et Ousmane Tanor Dieng. Loin de moi l’idée de remettre en cause la liberté d’expression à laquelle je tiens – et pour cause – comme à la prunelle de mes yeux. Mon intention n’est pas, non plus, de charger ou de défendre qui que ce soit. Le modeste citoyen que je suis, a le droit d’exprimer son point de vue sur les différents événements qui alimentent l’actualité, surtout s’ils touchent à la marche des affaires publiques du pays.
Il convient d’abord de signaler ce que j’appelle la maladresse de l’Alliance pour la République (APR) et de la télévision nationale. Aussitôt après la prestation salée de celui que l’on appelle parfois le Mollah de Kaolack, l’APR s’est fait inviter au Journal parlé de 20 heures, en la personne de Mbaye Ndiaye, Directeur des Structures de l’APR. Je ne prendrai pas d’ailleurs beaucoup de temps pour apprécier sa longue plaidoirie.
Les téléspectateurs le feront certainement à ma place, et largement. En tout cas, l’APR et son président ne devaient pas en être très fiers. Pourtant, « l’invité » privilégié a disposé de quinze longues minutes pour défendre à loisir son patron, quinze minutes au cours desquelles il s’est emmêlé les pinceaux, sans une seule question de relance ou de clarification du journaliste. Le lendemain, un de ses confrères a invité, à la même heure, le très compétent juriste Mody Gadiaga. Malheureusement le journaliste, après lui avoir posé une question, ne lui a même pas laissé le temps d’aller jusqu’au bout de sa réponse, alors qu’il avait pourtant tellement d’informations à nous livrer ! C’était comme si, finalement, il avait hâte de se débarrasser de l’éminent juriste.
La télévision nationale a donc partagé la maladresse avec l’APR. Cette affaire qui a défrayé la chronique n’était pas directement celle du parti gouvernemental. C’est sur le terrain du service public que nous l’attendons et non sur celui, glissant, du parti pris et de la politique politicienne. Le « Mollah » de Kaolack ne s’est pas attaqué à l’APR mais, vigoureusement et directement, au président de la République, puis à deux personnalités politiques bien connues. S’il a dérapé – et je crois qu’il a vraiment dérapé –, s’il a offensé le Chef de l’État ou diffusé de fausses nouvelles, c’était à la Justice qu’il appartenait de prendre ses responsabilités, au Procureur de la République en particulier.
La télévision nationale n’avait pas à s’empresser d’inviter le responsable de l’APR au journal parlé de 20 heures. C’est elle qui l’a bien invité car, à la fin de sa très peu convaincante plaidoirie, le journaliste s’est adressé à lui en ces termes : « Nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation ! » Quant aux militants de l’APR, ils ont bien le droit de défendre leur champion, mais ailleurs qu’à la télévision nationale, qui a une autre vocation.
Pour revenir à l’Emission « Sortie » proprement dite, le simple fait que sa diffusion ait été anticipée, était déjà suspecte, peut-être provocante. Le « Mollah » y a accablé le président de la République et les deux autres personnalités politiques. Au premier, il a reproché de s’être enrichi illicitement. Il a répété à l’envi l’accusation et révélé qu’il en détenait les preuves et qu’il était prêt à répondre à une convocation de la Justice pour les brandir. Il a ensuite traité ses deux autres cibles de tous les noms d’oiseaux. Etait-il ou non sérieux dans ses accusations ? En détenait-il les preuves formelles ? Je n’en sais rien. Ce dont je suis sûr, par contre, c’est que la Justice devait se saisir de ces graves accusations publiques pour vérifier si oui ou non elles étaient fondées. Même si les accusés se sont abstenus de porter plainte.
La liberté d’expression fait partie des voies respiratoires de la Démocratie. Pour autant, peut-on s’en réclamer pour cibler des compatriotes et les accabler publiquement ? Si on se le permet, on doit s’attendre à être invité par la Justice à fournir les preuves de ce qu’on affirme. Sa convocation à la gendarmerie et le fait qu’il fut, par la suite, déféré devant le procureur de la République, sont deux autres manifestations de la vie démocratique. La Justice, il convient de le rappeler, a aussi pour vocation de défendre l’honneur des citoyens. C’est pourquoi, je n’ai pas compris toute cette levée de boucliers qui a entouré la suite logique des accusations graves du Pdg du Groupe « Walfadjri ». Sa convocation a donné lieu à toutes sortes de confusions, d’amalgames, de mélange des genres. Que certains aient manifesté pour dénoncer « le non respect de la liberté d’expression », on peut le comprendre. Et encore ! Ce qui, par contre, était inquiétant dans cette Démocratie qu’est le Sénégal, c’est que certains autres aient excipé de son appartenance à une famille religieuse pour exiger sa libération.
« La place d’un doomu soxna n’est la prison », a-t-on entendu ça et là. Un de ses très proches dont je me garde de citer le nom a même osé avancer que l’on reconnaisse l’immunité aux khalifes généraux et à au moins trois de leurs suivants directs. Le doomu soxna de Kaolack a été en tout cas rapidement libéré, même s’il n’a bénéficié que de la liberté provisoire. Le lendemain, toute la presse a pratiquement expliqué cette libération par l’intervention conjuguée de pratiquement tous les khalifes généraux.
Nous sommes dans un pays où certaines questions sont pratiquement taboues. Le doomu soxna ou celui que l’on prend pour tel, y jouit de tous les droits, de tous les privilèges. En particulier, la prison ne serait pas faite pour lui, mais pour les autres. Il peut tout se permettre sous le nez et la barbe de la justice, sans courir le moindre risque. En tout cas, c’est l’impression que nombre de Sénégalais s’en font de plus en plus. Pour ce qui me concerne, j’en ai une autre compréhension. Le doomu soxna ne se reconnaît pas au nom qu’il porte ou à son origine, quelle qu’elle soit. On le distingue par son comportement par rapport à sa pratique religieuse, à ses coreligionnaires, à sa famille, à ses voisins, aux autorités, à ses compatriotes d’autres religions, etc. Le doomu soxna, de notre modeste point de vue, est un homme de mesure, de retenue, qui ne se lâche pas à la moindre incartade et au gré de ses humeurs changeant en fonction des circonstances.
Pour notre CRÉATEUR, le meilleur d’entre nous est celui qui Le craint le plus. Celui-là peut être doomu soxna ou doomu leneen. Celui que nous appelons donc chez nous le doomu soxna, mérite tout notre respect quand il se comporte comme tel. Nous le considérons, au contraire, comme le commun des mortels s’il se comporte comme le commun des mortels. Il a, il devrait avoir les mêmes droits que nous et être soumis aux mêmes devoirs, ceux de tous les citoyens. Kaso jómbbu ko bu defee lu defu wul, walla mu wax lu waxu wul.
Trois autres événements, pour ne citer que ceux-là, défraient la chronique et retiennent notre attention : les sanctions qui ont commencé d’être prises dans le cadre des résultats de l’audit physique et biométrique menée par la Fonction publique, la réaction des magistrats face à la bonne décision des autorités gouvernementales de mettre fin, à partir de juin 2014, à toute convention de bâtiments pour loger des agents de l’Etat, le rejet bruyant et catégorique par de nombreux étudiants de l’application des recommandations de la Concertation nationale sur l’Avenir de l’Enseignement supérieur (CNAES) et, en particulier, de celle relative à l’augmentation des droits d’inscription.
Les mesures prises dans le cadre des résultats de l’audit de la Fonction publique ont fait l’objet, de la part de certaines organisations syndicales, d’une véritable levée de boucliers. Elles traitent la Fonction publique et son Ministre de tous les noms d’oiseaux, les accusant notamment d’incompétence, d’amateurisme et d’irresponsabilité. Elles contestent jusqu’à la base légale de cet audit qui ne serait fondé sur aucune loi (Sic). Elles appellent d’ailleurs tous leurs militants à la grève. Si on en juge par la réaction de ces organisations syndicales et de leurs déclarations, la Fonction publique aurait tout faux, et les salaires suspendus de leurs militants doivent leur être restitués sans délai.
Toutes les autres mesures prises devraient être, elles aussi, rapidement abrogées. En d’autres termes, les 11629 agents que les auditeurs de la Fonction publique ont identifiés comme étant absents de leurs postes au moment de leur passage, c’est du vent ! Il est quand même difficile de nous faire avaler qu’aucun des agents incriminés n’est fautif et que les auditeurs ont tout inventé !
J’ai parfois entendu des déclarations bizarres de la part de mes collègues responsables syndicaux. J’ai été surtout surpris d’entendre un compatriote, celui-là pourtant un brillant esprit et très futé comme le Kajoor-Kajoor qu’il est, reprendre certaines de ces déclarations, notamment que l’agent physiquement absent n’est pas forcément en position irrégulière ; il peut être en stage ou en mission à l’étranger, en repos médical, en congé de maladie ou bénéficiaire d’une autorisation d’absence. Mais si c’est le cas – et cela peut arriver –, le chef d’établissement ou de service ne peut pas quand même l’ignorer. Il doit être en mesure de brandir des pièces justificatives. Autrement, il est fautif et peut même être considéré comme complice. Ce qui arrive souvent d’ailleurs. Cela, mon frère Mamadou Diop « Decroix » – c’est de lui qu’il s’agit – le sait parfaitement. Il fait de la politique politicienne que je ne lui connaissais pas. L’opposition l’a-t-il déjà changé à ce point ?
Les organisations syndicales et les politiciens font donc leur travail, et c’est leur droit. Cependant, l’Etat qui paye des salaires à ses agents a le droit, le devoir de vérifier de temps en temps si ces derniers font le travail pour lequel ils sont payés. Je ne crois pas que pour ce travail de contrôle, il ait besoin de faire voter une loi. Le rôle des organisations syndicales est certainement de défendre vigoureusement les intérêts de leurs membres. Elles sont dans leur droit quand elles manifestent de quelque façon que ce soit, pour que les salaires soient payés à temps à tous leurs militants qui travaillent. J’encourage et partage toutes les démarches qu’elles déploient dans ce sens.
Je serai aussi compréhensif avec les autorités nationales, quand elles veillent à ce que les agents de l’Etat fassent correctement le travail pour lequel ils sont payés. Autant je les appuierai, quand elles suspendent ou coupent définitivement, s’il y a lieu, les salaires aux njublang qui entendent gagner leur vie autrement que par le travail. Et Dieu sait qu’ils sont nombreux dans la Fonction publique. Le Sénégal est quand même un petit village où tout le monde connaît tout le monde et où tout ou presque se sait.
Il convient peut-être, également, de s’attarder un peu sur la réaction des magistrats par rapport à la décision du gouvernement de mettre fin aux conventions de bâtiments pour loger ses agents. Cette décision, même tardive est, à saluer. En juin 2014, semble-t-il, tous les logements conventionnés seront libérés et les occupants recevront une indemnité dite représentative. Nos magistrats voudraient-ils donc contraindre l’Etat à continuer de conventionner des bâtiments à prix d’or à leur usage exclusif ? D’ores et déjà, une autorité annonce imprudemment que leur indemnité sera doublée. Encore ! Et les autres ayants droit ? Bénéficieront-ils de la même délicate attention ? L’ancien président de la République avait l’habitude d’ouvrir facilement la boîte de pandore. Il ne faut surtout pas le suivre sur ce chemin parsemé d’embûches.
Le gouvernement ne devrait pas d’ailleurs s’arrêter en si bon chemin. Les conventions de bâtiments à usage de bureaux devraient être, elles aussi, réduites au strict minimum. C’est bien possible en allant plus loin encore dans la restructuration de l’administration. Il existe encore nombre d’agences et de directions éclatées où des agents sont payés à ne rien faire de substantiel. Cette réduction des conventions est surtout souhaitable parce que la plupart des bâtiments conventionnés appartiennent aux dignitaires de l’ancien régime, dont un grand nombre est allé se réfugier dans la mouvance présidentielle.
Il y a aussi que c’est le président de la République lui-même qui a reconnu qu’en matière de logements administratifs, les non ayants droit sont majoritaires et que, finalement, c’est « un bourbier compliqué ». C’est plus compliqué, bien plus compliqué encore qu’il l’imagine. Dans son édition du 6 janvier 2014, le quotidien « Libération » a donné quelques illustrations des graves abus et dérives qui ont caractérisé la gestion des logements administratifs pendant les treize dernières années. Le président de la République devrait donner pour mission à l’IGE de fouiller dans ce « bourbier » et de débusquer tous les fraudeurs qui devront être sévèrement sanctionnés. Ce serait trop facile de passer par pertes et profits leurs graves forfaits.
Quant à l’université sénégalaise, nous serions tous coupables de la regarder, passifs, continuer tranquillement sa descente aux enfers. Elle a besoin, pour sortir de cette mauvaise passe, qu’un traitement choc lui soit appliqué. Les 78 recommandations de la CNAES en sont une sérieuse amorce. Le gouvernement devrait donc les appliquer fermement, s’il le faut contre vents et marées.
Depuis l’indépendance de notre pays et, particulièrement, pendant ces treize dernières années, nous avons traîné comme un boulet un laxisme ambiant, qui a toujours freiné notre marche vers l’émergence économique et sociale. Pour des raisons généralement électoralistes, nos différents gouvernements ont toujours laissé faire. « Nous allons mettre le pays à feux et à sang si on nous déguerpit ! » ; « Nous allons bloquer l’université si le gouvernement ne recule pas (…) ! » ; « Nous déclarons le recteur (ou le Ministre de l’Enseignement supérieur) persona non grata à l’université ! », etc. Voilà quelques menaces que l’on entend à longueur d’année aux micros des radios et sur les plateaux des télévisions privés, sans que les autorités nationales lèvent le plus petit doigt Sans compter les travailleurs et les étudiants qui observent à la moindre incartade des grèves de faim (calculées). Un Etat est un Etat. Sans être autoritaire, il a besoin parfois d’imposer sa volonté, ses décisions, si elles vont dans le sens de l’intérêt national. Il doit surtout éviter de faire des distinctions (subjectives) entre les citoyens. Quels que soient le nom, la région, l’ethnie, la religion ou le parti politique dont nous nous réclamons, nous n’en sommes pas moins, tous, des enfants de la République, ayant les mêmes droits et étant soumis aux mêmes devoirs. La seule différence que l’Etat devrait pouvoir faire entre nous, serait à puiser dans nos valeurs intrinsèques.
Dakar, le 7 janvier 2014
Mody Niang, mail : modyniang@arc.sn