La démocratie est connue pour être le meilleur système de gouvernement. D’un coté, cette assertion mythique est devenue problématique eu égard au passé assez long des sociétés modernes et des peuples qui s’étaient fait le devoir et la raison pratique de démocratiser leurs institutions et leur vie politique au nom d’un certain idéal humaniste et moderniste, et parfois en Afrique sur fond de panafricanisme et de relativisme culturel. De l’autre, penser et s’adonner à la construction sociale de la démocratie dans l’espace politique national n’implique pas de supposer péremptoirement que l’histoire a déjà pris fin ou que le futur sera démocratique ou ne sera pas. S’il est vrai qu’une bonne partie du futur de notre société sera régie et façonnée par la pratique démocratique et la défense des valeurs, principes et institutions qui vont avec, il faut bien s’arrêter un moment sur cette question précise : pourquoi pense-t-on, ou persiste-t-on, à penser que la démocratie est déjà complètement acquise et que le futur sera probablement démocratique, alors que paradoxalement on a l’impression que notre passé s’est écoulé sans contenir en lui une véritable pensée de la démocratie ? Pourquoi se refuse-t-on à voir qu’il ne s’était agi que de sacrifier à un rituel régulier du vote et ou de la sanction d’un pouvoir au profit d’une opposition, comme si les deux constituaient toujours les forces également réparties de la démocratie sénégalaise ? L’erreur a trop perduré ; pendant longtemps l’opium a subjugué la critique sociale ; elle a suffisamment abusé la clinique universelle de la démocratisation.
L’opium de la mythologie politicienne
La démocratie se décline en des formes diverses qu’elle acquiert sous l’influence de plusieurs facteurs. Parmi celles-ci on peut compter en premier lieu le contexte social et le moment historique dans lesquels il est invoqué et approprié. Il y a en second lieu le discours politique et, surtout, l’éthique et la philosophie morale qui président à la vision politique qui s’identifie et domestique le modèle démocratique. Autrement dit, sont finalement plus important les modes de connaissances, les idées et les traditions de l’éthique sociale et politique qui enracinent le modèle démocratique au contexte sociohistorique, en ce sens qu’ils déterminent en fin de compte la nature et le degré de l’ouverture et de la consolidation démocratiques.
Par l’expression des suffrages des citoyens légaux qu’il consacre et routinise, le modèle de la représentation politique—la démocratie représentative—est le plus achevé de ces formes. Pendant des décennies, nos gouvernements et notre classe politique se sont acharnés sous la poussée de la tension entre la folie universaliste et la fièvre nationaliste de nos peuples pour s’entendre sur les modalités du passage à la démocratie. Avant tout, il était question pour eux, non pas d’imaginer et de conduire de manière désintéressée et pragmatique le passage de notre pays à la démocratie, mais d’amortir les risques évidents de cette opération sociohistorique pour leur entreprise hégémonique de coexistence dans l’espace politique national. En d’autres termes, la raison pour laquelle le caractère représentatif de notre modèle démocratique national n’est apparu effectif qu’à ceux qui ont accès à cet espace politique se trouve dans le fait suivant : entre 1988 et 2000, ils ont n’ont fait qu’imaginer et encadrer par leurs soins exclusifs et la complicité au moins technique et idéologique des structures politiques d’encadrement – partis politiques, société civile, organismes internationaux, ministères, autorités administratives indépendantes (ONEL, CENA) – la transition de leur système hégémonique. Notre classe politique, les partis qui gouvernaient et ceux qui soutenaient ou s’opposaient à eux dans l’opposition ont travesti la transition démocratique en un espace et une histoire d’aménagement des conditions idoines qui permettraient leur maintien et leur domination dans le jeu politique et la détermination des politiques publiques à leur profit. Il s’est agi d’amortir les dangers que faisaient peser les exigences démocratiques des libéralisations politiques sur la dictature de la classe politique. Pour la simple raison que ces exigences que pouvaient leur opposer le peuple les auraient conduit de façon irréversible vers un système moins permissif et plus compétitif ; il leur aurait été impossible de se dérober aux conditions de la bonne gouvernance, de la gestion économique et de l’égalité républicaine.
Pour preuve, depuis cet intermède périlleux qui est devenu visiblement une fatalité pour notre pays, seuls les partis politiques ou les structures parallèles (mouvements de soutien, coalitions de partis) et les mécanismes du jeu électoral se sont renforcés autant que ne l’exigeait le modèle représentatif. Autrement dit, notre démocratie n’est représentative que de la vitalité et de la compétitivité stériles de la classe politique et des intérêts des individus et groupes publics et privés, locaux et globaux, qui se solidarisent avec eux. Ainsi, l’élection est devenue le rituel onéreux et infantilisant, l’exercice suicidaire auquel s’adonnent régulièrement et avec une ferveur belliqueuse et improductive la quasi moitié de notre peuple. Le petit nombre de ceux qui délibèrent pour et au nom de la grande majorité muette apparait d’ailleurs comme une autre preuve que nous sommes loin de la représentativité et de la légitimité de notre système démocratique. Les faibles taux de participations ainsi que la fréquence des taux d’abstention a la plupart des joutes électorales en sont des indications empiriques irréfutables.
Le Phénix est bien un animal mythologique !
Voila pourquoi, autant la clinique de l’histoire a été visiblement très vite fermée à la transition démocratique dans notre pays, autant elle ne l’a jamais quitté. Le niveau et la vitesse à laquelle notre système politique régresse est inquiétant et avoisine une dramaturgie apocalyptique. Cet abandon de notre pays aux flétrissures de la fatalité est suffisamment exprimé entre autres tares à travers les phénomènes que voici :
– l’instabilité gouvernementale due aux changements fréquents d’équipes régaliennes,
– la mobilité contreproductive et a-moralisée du personnel politique et militant du fait notamment de la transhumance, de l’émiettement du système partisan et de la violence politique (dans le langage et les comportements du leadership politique) ; lesquels périls ont pour origine les luttes pour l’accès au cercle restreint du pouvoir où le chef du parti / de la coalition au pouvoir, et de l’Etat par ailleurs, détermine les règles et les conditions d’accès aux ressources dans le cadre de l’activité politique : allégeance, acquiescement, neutralité, silence, bellicisme, sont entretenus comme étant les principes et les valeurs qui garantissent l’admission et la longévité dans le système rémunérateur de la politique nationale.
– Tout à fait en face, le chef de l’opposition est la réplique de l’Exécutif légitime qui de par les possibilités et les risques qu’il incarne et charrie pour les membres ambitieux du personnel politique de l’Opposition et du Pouvoir favorise la fréquence et la violence de luttes de positionnements incessantes.
Ainsi, pour emprunter la critique historique du Pr Alioune Badara Diop[1], le phénix qu’incarnent et demeurent les modes autoritaires d’action et de participation politiques renait toujours de ses cendres après le feu fébrile et éphémère du rituel procédural de l’élection. On peut dire le phénix est surtout un discours, un mythe suis-je tenté de l’appeler, qui entretient frauduleusement l’idée d’une vitalité ou d’un achèvement exemplaire du modèle démocratique sénégalais. C’est une ruse politique qui affectionne la rhétorique pseudo-nationaliste et mythologique de la supériorité intellectuelle, à la limite culturelle, du citoyen et du dirigeant sénégalais, en comparaison avec les autres africains. Le phénix alterne la vie et la mort en tant qu’un système de relations utilitaristes et mercantilistes, une logique d’entendement mutuel sur les moyens et les circuits de la prédation ou de l’accaparement criminel des ressources publiques au sein du leadership politique. Cela apparait dans le fait qu’opposants ou gouvernants, notre personnel politique trouve normal qu’il y ait un financement pour les partis politiques et une aide à la presse dont les montants véritables sont souvent tenus secrets. Personne dans cette « marre aux diables » ne trouve scandaleux que, par exemple, les passeports diplomatiques, les maisons de fonction et autres sortes de privilèges de politiciens soient maintenus et constamment revus à la hausse ; même si notre pays s’enfonce vertigineusement et continuellement dans une horreur sociale et une déchéance culturelle qui appellent de façon hyper-urgente beaucoup plus d’attention et de moyens. Aujourd’hui seulement moins de deux années après la dernière élection présidentielle de mars 2012, nombreux sont les sénégalais qui partagent le sentiment de s’être lourdement trompé, si ce n’est la certitude de vivre dans le même Sénégal que celui du début des années 90 ou 2000. Au moins si l’on se limite aux exemples de la culture politique et de la pratique gestionnaire du personnel politique et militant.
L’anomalie historique de notre vie politique nationale se trouve bien dans la persistance de l’inchangé politique. Fort de ce constat on peut soutenir que, puisqu’il en est ainsi, plus que jamais le besoin se fait sentir de connaitre davantage notre vie politique, de refaire une cure dans la clinique de la démocratisation, si tant est que celle-ci se comprend comme un mouvement historique à apprivoiser et comme une pratique sociale sans cesse perfectible.
A l’image du paradoxe que Platon évoquait à travers les décès héroïques de Socrate et de Titus, celui-là pour avoir déplu à un gouvernement autoritaire et défié un modèle politique corrompu, celui-ci pour avoir défendu sa patrie où régnait pourtant le gouvernement qui a condamné le philosophe à la mort, nous somme toujours interpellés par la disparition de quelques compatriotes pendant des opérations électorales qui mettent en place des régimes dont l’action ne sera guère reconnaissante envers ces martyrs, en plus de déboucher de nouveau sur d’autres sacrifices qui ne recevront guère les honneurs et la reconnaissance mérités. Lorsque l’héroïsme et le patriotisme ne permettent pas de changer grand chose au nom et dans la voie de la démocratie, lorsqu’ils laissent intactes l’inchangé politique, c’est qu’il persiste deux problèmes : soit la démocratie est introuvable, soit il n’y a pas eu de compréhension mutuelle et généralisée de ce qu’elle est. Il n’y a pas alors de pensée et de discussion qui conduisent à une idée et une praxis partagée de la démocratie.
Quoi qu’il en soit, on ne peut s’éterniser dans la clinique de l’histoire, avec l’opium de notre prétendue « arrivée à la démocratie », sous prétexte que nous avons développé une fidélité fiévreuse au rituel électoral, sans pour autant affronter ce grand problème chez nous qui en définitive est l’impensé de la démocratie. Il nous faut rappeler à l’ordre le personnel politique et militant et le mettre sous la bride avisée et souveraine du peuple ; en levant pour cela un personnel pensant apte à déconstruire les mythologies opiacées et aberrantes de notre histoire et de notre pratique politiques sur lesquelles s’affalent dangereusement notre système politique et notre fierté nationale.
Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas eu une pensée de ce qu’aurait dû être et de comment aurait dû ou pu s’institutionnaliser la démocratie au Sénégal. Loin de nous cette tentation diffamatoire somme toute ingrate ! Il est simplement question de souligner le fait que cette pensée n’a pas été le fait du personnel politique et militant en tant que tel qui a eu à gouverner ou à s’opposer. Elle n’a pas non plus été une entreprise populaire ou « nation-ale ». A l’instar des pères fondateurs dont la Négritude et le socialisme nationaliste ont ignoré la question démocratique, notre classe politique de ces trois dernières décennies n’a pas été en mesure de penser ce projet en dehors et indépendamment de ses intérêts et des risques que faisait peser pour elle la libéralisation politique.
De plus, le petit nombre de savants sénégalais qui a prêté son attention à cette question a souvent été distant, exilé, trop réservé et très peu militant au plan strictement local, pour produire un discours qui soit véritablement digeste pour le personnel politique et les masses tout en gardant sa spécifique sur le problème de la construction de la démocratie. Il y a eu un certain discours qui retraçait la trajectoire de notre transition démocratique de la part de quelques membres du personnel politique et militant, la société civile y compris. Néanmoins, un tel discours a souvent opposé deux extrêmes. D’un bord, on a préféré chanter les louanges des chefs d’Etat et des personnages politiques clés de la classe dirigeante et politicienne. D’un autre, on a choisi de verser dans une critique nationaliste qui incriminait paradoxalement et indistinctement notre personnel politique et les forces extérieures. En outre, parce qu’il se prévalait d’une connaissance acquise de l’étendue de la demande démocratique, ce discours réduisait la démocratie à la question du jeu politique et des mécanismes de sa régulation. De ce fait un tel discours n’a pas été non plus capable de prévenir et de résoudre les défis les plus massifs de la démocratisation. En revanche, ce discours non représentatif, non démocratisant sur la démocratie a le mérite de montrer que le problème de l’impensé de la démocratie a existé et qu’il se situe au niveau des élites politiques. Le problème de la démocratie au Sénégal est qu’il est une affaire de classe sans provenir d’une véritable confrontation des classes sociales.
À ce titre très illustratif, la notion de « démocratie populaire » chez Mamadou Dia recèle en elle le caractère messianique de la construction démocratique, en ce sens que, en plus de nier toute confrontation idéologique et institutionnelle entre élites et masses, elle traduisait une ambition et une vision messianique de ce qu’on peut appeler une démocratisation nationaliste. Dans un échafaudage idéologique plus large, cette notion qui fut traduite dans des projets de modernisation politique et économique signifie que les masses, le peuple ne peuvent gouverner qu’à condition d’épouser et de demeurer dans le cadre idéologique et institutionnelle de l’« Etat-élite », c’est-à-dire le nationalisme et le parti unique. Il s’agissait donc du projet d’une classe sociale qui n’impliquait pas forcément l’opposition d’une autre classe, fût-elle constructive.
La notion de « sursaut national » chez Abdou Diouf n’a pas eu plus grand mérite. Se convaincant probablement que la démocratie était davantage le fait d’une pensée, d’un projet politique et d’une exigence universaliste venant des bailleurs et des anciennes puissances coloniales, la classe politique a préféré ignorer, distraire ou mettre en dérision les discours locaux et populaires sur la démocratie. Pouvoir et Opposition ont traversé les deux décennies des ajustements structurels à réclamer l’adhésion des masses à leurs mésententes sur la légitimité et la forme de la compétition pour le pouvoir. Les deux pôles hégémoniques de l’élite politique n’ont pas pu penser ensemble un projet démocratique national, encore moins entreprendre un dialogue avec les imaginaires démocratiques populaires que faisaient bien apparaitre l’expression des frustrations par les masses. Malgré leur violence dans les décennies 80 et 90, les luttes politiques au sein de la classe politique ne semblaient pas être celles des masses et ne peuvent à ce titre être perçues comme des confrontations autour de et pour la construction démocratique.
Une pensée pratique de la démocratie ou du projet démocratique national pourrait s’appuyer sur la mise en place d’un « personnel politique pensant » qui soit sensible à la pensée de son action et de son projet, et de l’autre un « personnel pensant politique », qui soit ouvert et disposé concrètement à embrasser les idées et les émotions par lesquelles les politiques et les masses s’engagent dans l’activité politique. Cela implique d’une part de développer et de partager à l’échelle nationale une philosophie morale, une problématique de la (quête de) connaissance pour la construction nationale à travers la mise en place d’un espace élargi et inclusif des activités militantes et savantes et, de l’autre, l’assainissement de l’espace politique (le jeu politique et l’univers institutionnel de l’action gouvernementale) ainsi que la (re)socialisation de l’espace intellectuel. De telle sorte que l’un et l’autre espace soient ouverts à l’exercice libre et citoyen de la pensée, de l’action, et du droit de sujétion et d’amendement de tous.
Comme toute pratique sociale, la démocratie et le projet intellectuel dont il devrait être issu impliquent tous les deux de l’apprentissage et de la pédagogie. La pédagogie de la démocratie pourrait donc être celle qui place le peuple entre le personnel politique et le personnel pensant, celle qui permet à l’espace public de se construire entre l’espace politique et l’espace intellectuel. Pour autant que l’on se garde de réserver les termes « politique » et « intellectuel » aux activités et aux identités des groupes sociaux assimilés, ceux qui affectionnent le langage et la culture coloniale et occidentale de l’Etat tel qu’il a été jusqu’ici imaginé et pratiqué. En outre, il serait presque nécessaire d’éviter de penser et d’agir dans le Sénégal systématiquement comme si cela devait se faire partout en Afrique ou dans le monde. Il serait temps à ce moment de ne pas réduire la pensée et les réalités nationales à des reflets problématiques de celles (pan)africaines ou (inter)nationales. Enfin, de l’opium électoral il conviendrait de débattre dans la Constitution et l’économie politique nationale.
Aboubakr TANDIA
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