“Au Sénégal, ceux qui savent ne parlent pas, ceux qui parlent ne savent rien de ce qu’ils disent, et ne trouvent personne pour leur dire qu’ils se ridiculisent en parlant de choses qu’ils ignorent” Confidences d’un citoyen désabusé
Des positions assumées publiquement sur deux questions qui ont fait l’actualité récemment me poussent à une réflexion sur le niveau et la qualité du débat public sénégalais, pris en otage par l’ignorance prétentieuse et l’activisme spectaculaire.
J’ai lu des réactions extraordinaires suite à la nomination de M Abou Abel Thiam, jusque-là porte parole du Président de la République, comme président du collège de l’Artp. Instituteur de formation, M Thiam, selon ses détracteurs, n’aurait pas le profil requis pour occuper cette fonction, où il est exigé un niveau de bac + 4 ou équivalent. Un amuseur public au faîte de sa gloire a été jusqu’à agiter l’idée d’un recours devant la Cour suprême.
Ce débat a pu être posé, et a pu prospérer, parce que ceux qui s’arrogent le monopole de la prise de parole publique dans ce pays ne se donnent pas la peine de bien s’informer avant de s’exprimer, et ceux qui sont bien informés se taisent, préférant ignorer les incongruités des premiers.
L’Etat du Sénégal, de tout temps, a instauré la valorisation de la pratique et de l’expérience, et la validation des acquis, créant ainsi un système d’équivalence entre les diplômes, les niveaux de formation et de pratique professionnelle.
M Abou Abel Thiam qui est instituteur diplômé d’école, titulaire de son Certificat d’Aptitude Pédagogique (Cap) avec plus 4 ans d’expérience professionnelle –j’en parle après vérification- est classé par les normes étatiques sénégalaises au niveau de bac + 4. C’est exactement cela. Et tous les instituteurs qui remplissent les mêmes critères sont classés au même niveau. C’est pourquoi on les retrouve régulièrement aux côtés des titulaires de la maîtrise, aux concours d’entrée dans les grandes écoles de formation des hauts fonctionnaires de l’Etat qui recrutent le niveau de bac + 4.
La plus prestigieuse de ces écoles, c’est incontestablement l’Ecole nationale d’administration (Ena), qui forme la crème des hauts fonctionnaires (administrateurs civils, inspecteurs du trésor, inspecteurs des impôts et domaine, inspecteurs des douanes, inspecteurs du travail, commissaires aux enquêtes économiques, conseillers aux affaires étrangères…). C’est le top du top des grands commis de l’Etat souvent appelés à gérer les structures du secteur public et parapublic. Et pour entrer dans ce saint des saints, il faut, soit être titulaire d’une maîtrise d’une université publique agréée par l’Etat du Sénégal ou alors être un fonctionnaire remplissant certains critères qui confèrent le niveau de bac + 4. Et dans l’histoire du Sénégal depuis l’indépendance, ils sont nombreux les instituteurs du même niveau que Abou Abel Thiam, qui ont été admis à cette école et qui ont été ou sont aujourd’hui des modèles et des références dans la haute administration.
Un processus de dévalorisation de l’enseignement et de la formation au Sénégal ayant favorisé ces dernières années la prolifération des structures douteuses d’enseignement et de formation supérieurs, il est certain que beaucoup qui se gaussent d’une licence ou d’un master décrochés dans une école ou institut privés verraient leur candidature à l’Ena rejetée là où Abou Abel Thiam est certain de remplir les conditions de candidature. Car l’Etat du Sénégal n’a jamais conféré une pleine reconnaissance à ces diplômes délivrés par l’enseignement supérieur privé, lorsqu’il s’agit de recruter les pensionnaires des grandes écoles de fonctionnaires.
L’ignorance a simplement favorisé l’agitation ridicule dans cette affaire.
J’ai suivi également le débat sur le recrutement d’un nouveau Directeur Général pour l’Ipres. Un discours public a été porté pour dévaloriser l’un des deux candidats en compétition, au motif qu’il serait un “simple administrateur civil”, un “préfet” qui ne connaitrait rien en management.
C’est là un discours de profane tout court. Ramener l’administrateur civil à la seule fonction de préfet, c’est tout ce qu’il y a de plus réducteur, l’administration territoriale n’étant qu’un volet des compétences multi fonctionnelles du corps professionnel dont il est question.
Les administrateurs civils sénégalais sont formés à diriger et à gérer. Tout court. Ils reçoivent l’une des formations les plus complètes qui soient, en leadership et en management. Et pendant 40 ans, ils ont constitué la haute aristocratie de la République et ont dirigé tous les secteurs d’activités publiques. De la génération des Abdou Diouf, Habib Thiam, Babacar Bâ, Jean Collin à celle des jeunes d’aujourd’hui, en passant par les Moustapha Niasse, Djibo Ka, Abdoulaye Makhtar Diop, Mamadou Abbas Bâ, Sada Ndiaye, Iba Guèye, ce corps de fonctionnaires d’élite a toujours été aux commandes dans ce pays.
En pleine hégémonie, les administrateurs civils ont chapeauté toutes les administrations et tous les corps de fonctionnaires de ce pays. On les retrouvait à la tête des directions les plus techniques des ministères les plus techniques. Mêmes les corps habillés comme la police et la douane avaient comme directeur général un administrateur civil. L’ère des hauts gradés de la maison comme DG des douanes ou de la police, c’est très récent. Thierno Birahim Ndao, qui fut le dernier administrateur civil DG des douanes, est un contemporain, alors que mon cadet Cheikhou Cissé, dernier administrateur civil à occuper les fonctions de Directeur Général de la Sureté Nationale (devenu Directeur Général de la Police), était encore secrétaire général du ministère de l’Intérieur la dernière fois que j’y suis passé il y a quelques mois.
Hors de la sphère gouvernementale où ils régnaient en maitres absolus, on retrouvait les administrateurs civils à la tête de la quasi-totalité des entreprises et établissements publics où ils ont toujours exercé un monopole sur les fonctions de directeur général. A ce niveau, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pieuse pour mon défunt ami Pierre Babacar Kama, administrateur civil qu’on a appelé de la direction du commerce intérieur qu’il gérait à l’époque, pour lui confier le projet presque chimérique des Industries chimiques du Sénégal (Ics). C’est cet administrateur civil, à lui tout seul, qui a fait sortir les Ics de terre, les a maternées, et a assuré leur croissance et leur expansion jusqu’à en faire la première entreprise du Sénégal, avant que la jalousie humaine et la boulimie politicienne ne viennent l’en écarter et favoriser la décadence de ce fleuron de l’économie nationale.
Il faut ignorer tout cela, pour oser émettre des doutes sur les capacités de management des administrateurs civils et avoir l’audace d’exprimer ces doutes en public.
Quand ceux qui prétendent informer les autres sont, eux-mêmes, mal informés, la méprise prospère et finit par engendrer l’obscurantisme.
Samba Dieng
Fonctionnaire à la retraite
Ancien instituteur
dieng.samba@hotmail.com