Sous le feu du déchaînement médiatique concernant « la liste du Khalif », du déferlement des avis et de la controverse sur le statut spécial de la ville de Touba voulu par certains Mourides, j’en suis arrivé, finalement, à cette question: Peut-on être mouridophobe? Une interrogation qui n’aurait de sens que si mes semblables et moi, analystes sans envergure, percevions la Mouridiya comme une menace, une gêne, un concurrent… Je ne pourrai parler que pour moi.
J’aime sincèrement les figures qui se distinguent par leur culte exclusif au Créateur. Sheikh Ahmadou Bamba, mieux que quiconque dans nos contrées, a été cette figure-là. Je m’émeus considérablement devant la rigueur, la capacité d’organisation et la rectitude dont peut faire montre la communauté Mouride. Ma dernière visite au Sénégal m’a permis de voir une imposante et magnifique mosquée à l’entrée de Mbour, fruit d’une sollicitation exprès de Serigne Sheikh, fils du regretté Serigne Saliou. Les Khassaid m’emportent littéralement. Et puis, comme bon nombre de Sénégalais, je compte une pléthore de disciples mourides dans mes amitiés. Une aversion envers eux trouverait-elle à s’expliquer ?
Quand on retrouve dans les avis des uns et des autres de quoi penser de soi qu’on serait « jaloux » et faisant preuve tantôt d’un certain zèle lié à notre « intellectualisme » ou, tantôt, d’une « ignorance notoire », cela fait pourtant réfléchir.
S’il faut parler carrément du cas présent, il faut situer le point de divergence. Sur fond de campagne pour les locales, les listes des élus des collectivités se déclinent. L’on apprend alors que la « liste du Khalif » pour la ville de Touba, entre autres mépris de la loi républicaine, ne respecte pas les dispositions de la Constitution à propos de la parité. Pour rappel, Abdoulaye WADE, l’ancien chef de l’État, avait fait voter en 2010 à l’assemblée nationale une loi instaurant la parité au Sénégal pour toutes les fonctions électives. Traduit dans le langage des urnes, cette loi imposer que sur les listes électorales la proposition du nom d’un élu soit immédiatement suivie de celui d’une élue pour pallier la « sous-représentation » des femmes, le législateur dixit.
La « liste du Khalif » interpelle donc. Si pour une certaine frange de la communauté cela est juste et s’explique par le statut spécial, de facto, de la ville de Touba, pour d’autres cette effraction ne saurait être avalisée par l’autorité. Je me tiens aux côtés de ceux qui défendent cet avis. Pour une raison simple. Si la République est le garant du bien-être commun et de l’égalité des chances pourquoi donc devrions-nous exclure des personnes éligibles à qui la loi offre expressément l’opportunité de représenter leurs semblables ? A ce jour, l’ultime argument mis en avant réside en cette parade: les « intellectuels » cherchent à nier le statut de Touba. Ayant répondu pour ma part, avançons. L’on note aussi dans la diatribe adressée aux « intellectuels » la rengaine les réduisant à une caste de « peaux noires, masques blancs », imbus de leur savoir acquis à l’école du blanc, qui se croiraient mieux éclairés que les autres et dont la « malhonnêteté intellectuelle » les pousse à l’ergotage et au déni des coutumes ancestraux. « Coutumes ancestraux » dites-vous ?! Passons. Il est étonnant quand même que ces critiques viennent de l’intelligentsia mouride, celle ayant aussi fréquenté l’école occidentale…
Je le redis, l’affaire n’est pas de s’insurger contre une communauté particulière mais il réside en le respect du droit commun. L’opportunité et la pertinence de la loi sur la parité ne sont pas, non plus, à discuter. Les mêmes qui évoquent son impertinence par rapport à notre sociologie était là, hier, quand WADE la faisait adopter par une Assemblée acquise à ses délires électoralistes. L’écho des hâbleurs et souteneurs tressant des lauriers au Wade visionnaire et révolutionnaire en matière d’avancée démocratique et de valorisation du rôle et de l’image de la femme nous parviennent encore. De même que les couinements de l’opposition hagarde.
Je l’ai suggéré supra, le débat est large sur les nécessaires réformes de la Constitution pour la prise en compte de nos spécificités locales. Je suis d’avis qu’il faille revoir notre constitution, et non des territoires particuliers, pour la consolidation de notre Nation. Mais la période des élections est-elle la mieux indiquée pour poser ce débat qui se doit d’être inclusif ? En plus, connaissant l’extrême frilosité de nos dirigeants, il n’est pas à exclure que, selon les besoins du moment, ils doivent concéder une partie des privilèges exclusifs de l’État à d’autres territoires, que dis-je, d’autres familles. Car il faut bien comprendre que nos élus démontrent une obséquiosité désarmante, mettant constamment la République à genoux, au gré de leurs obédiences et de leurs affinités. Ce clientélisme nous répugne.
L’on me brandira également l’argument de l’incurie religieuse. Et oui, qui suis-je pour placer mon mot concernant les bienfaits du Seigneur à l’homme saint de Touba ? Personne. Je ne suis personne. Si ce n’est celui qui a aussi appris sa religion et qui sait qu’en la matière, l’autorité ne s’hérite pas. Que jamais dans l’histoire de la religion les lois n’ont été définies par autre qu’Allah. Que jamais, jusqu’au démantèlement de l’empire Ottoman, il n’a été question de chercher un consensus entre la Charia et la République. Qu’aucun des Sahabatoul kiram (les compagnons du Prophète, psl) ou des Taabi’oun (les premières générations de croyants après la disparition des compagnons) n’a réclamé une terre pour la régenter en dehors de l’autorité du commandant des croyants. Là subsiste donc la flagrante contradiction. S’il faut une terre où la Charia ferait loi comment se fait-il que les porteurs d’un tel dessein en fassent le recours auprès de l’autorité républicaine pour l’obtenir ? Qui connaît la charte des Nations-Unies sur laquelle s’adossent les Constitutions des États membres sait qu’elle s’inscrit en faux contre les règles élémentaires imposant aux hommes de confier leur destin à Allah le Souverain. Dans l’air fument les terribles senteurs d’une méconnaissance des agendas réels des entités… ou d’agendas personnels habilement camouflés par le voile de la religion.
Il me faut pourtant avouer ceci. Si demain le Sénégal devait adopter la loi islamique comme texte constitutionnel, je serai le premier à m’en réjouir, à applaudir et à soutenir ce projet. Mais du moment qu’une telle éventualité n’est pas en vue, il serait bon de se tenir à ce qui fait notre ciment en tant que peuple. Je crois fermement que ce qui fait notre union aujourd’hui n’est pas l’exaltation de la spécificité mais bien la concorde, le dialogue.
Ceci n’est donc pas le débat entre deux bords idéologiques comme certains aiment à le répéter. En tant que Peuple et Nation on est un et indivisible. Nul ne peut et ne doit exclure un Sénégalais dans la gestion des affaires de la cité du fait de sa naissance ou de ses affiliations. Parce qu’en somme, c’est de cela qu’il retourne : il faut faire allégeance, s’aplatir et se taire. Sinon le joug communautaire est là, prêt à s’affaisser sur les imprudents. Fort heureusement, la religion nous fournit des repères. Dieu ne commanda-t-il pas à son Prophète de consulter ses semblables quand il s’agit de gérer les affaires de la cité ? Donc acceptons le débat, serein et opportun. L’ostracisme n’a jamais grandi un peuple.
Abdoulaye FAYE