La vindicte qui s’est abattu violemment sur les biens et la famille de Moustapha Cissé Lô en a indigné plus d’uns. Il y a de quoi, cela est indéniable. Surtout pour un musulman, un disciple de Serigne Touba de surcroit, connaissant le saint et son œuvre ainsi que ses différents héritiers et successeurs. On ne peut pas donc avoir de doute sur le fait que, face à la colère des talibés du vénéré guide mouride que le député Moustapha Cissé Lô aurait brutalement abusé, d’autres disciples mourides et d’autres musulmans ou de simples citoyens, croyants ou pas, musulmans ou pas, se soient sentis profondément atteints à travers toutes ses identités qui ne cessent d’être en conflit. Même pour le sénégalais qui est possiblement parvenu à se départir de l’une ou l’autre, il s’impose des limites par égards, sinon par conscience, du fait qu’il est peut-être une exception à coté de la règle. En effet, l’histoire du Sénégal et du sénégalais n’a jamais cessé d’évoluer autour de cette identité double, cette tension entre son ontologie cosmopolite et la téléologie politique de l’identité nationale, c’est-à-dire en théorie de l’absence d’identité pour l’Etat. Sauf que, en pratique, l’Etat a bel et bien une identité, la citoyenneté. On a parfois pris la citoyenneté comme une identité qui importe au-dessus des autres—appartenance ethnique, religieuse, régionale, politique, etc.
Sauf que, encore, cette citoyenneté est une identité réservée à une minorité même si elle a toujours été promise à tous. Autrement dit, l’idée d’un Etat républicain, un Etat de droit, légitime, juste et protecteur pour tous en tout temps et en tout lieux, est demeuré un mythe opérant pour ceux qui ont su et se sont employés continuellement à s’en servir à leur compte. Il s’en suit que ce mythe demeure ce qu’il est pour ceux à qui on ne l’a jamais expliqué de bonne foi ; c’est-à-dire un inconnu qui n’a aucun pouvoir sur eux. Il est très probable que ce soit le cas de nombre d’entre ceux qui s’en sont violemment pris aux biens de Moustapha Cissé Lô en guise d’une punition que l’on a cru ne pas devoir reclamer à la République. La question est de savoir si l’Etat et ceux qui ont eu à l’incarner jusqu’ici ont toujours eu pour intention et réussi à obtenir des individus qu’ils réservent une place particulière à cette identité qu’est la citoyenneté. Encore que cette identité se décline aussi bien de manière symbolique que sur le plan matériel ; en plus d’un patrimoine spirituel au moyen duquel peuvent se sécuriser les individus, il leur faut des biens matériels qui puissent stimuler cette conduite citoyenne que l’on attend d’eux. Tout cela reste à voir, et c’est le nœud de la question qui est posée par l’événement de Touba après tant d’autres. L’on en vient à quoi finalement ?
Bon nombre de gens ont réagi à ces événements avec divers registres, qui dans la dénonciation, qui dans l’indignation, et qui d’autres dans la conciliation. Il me semble avoir fait la remarque suivante : en toile de fond de ces réactions, la tendance est de focaliser les choses sur ce qui me parait être devenu un intégrisme républicain—on serait tenté de dire plutôt « républicaniste »—foncièrement opposé aux guides religieux et aux systèmes des tarîqa. On y verrait même une sorte de haine grandissante pour les tarîqa et l’identité de talibé d’un « Serigne » quelconque. On semble vouloir prendre l’occasion pour recoller l’événement avec le refus de la liste paritaire à Touba, avec l’affaire Dangote, et ainsi de suite. Une idée est souvent revenue, en l’occurrence la posture selon laquelle tout le monde devrait s’indigner au nom de la République. Comme si on ne pouvait pas s’indigner au nom de la foi, au nom de la croyance au bien suprême que les guides religieux n’ont jamais cessé d’enseigner. Comme si on ne pouvait pas s’indigner au nom du respect pour un guide religieux et de son appartenance à cette même République que l’on s’imagine forcément insoluble dans la foi. Comme si l’on ne pouvait concevoir d’autre morale en dehors de la morale républicaine. Enfin, tout cela se comprend au regard de la trajectoire de notre Etat et de ce qu’y fut et fit la politique depuis toujours. Cela devrait pouvoir se comprendre également que ces disciples « incendiaires » aient outré d’autres disciples, et pourquoi pas du même Serigne que l’on aurait voulu défendre. Fort hasardeusement, cela est arrivé. C’est à Touba même que des disciples se sont joints à d’autres et à ces « intégristes » de la République pour s’indigner.
Qu’est-ce que c’est être républicain ; qu’est-ce que c’est ne pas l’être? Qu’est-ce que la République? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Tout cela est relatif et est fonction de la position du sujet, disciple ou citoyen, et de son propre rapport à l’histoire; et il faut reconnaitre que le Sénégal et les sénégalais, disciples ou citoyens, n’ont jamais cessé d’être confronté à ces questions ; lesquelles n’ont pas encore trouvé les réponses qu’elles appellent, même si on semble vouloir se convaincre qu’on les a déjà trouvées. Au regard de quoi, il me semble que nous devons encore nous atteler à la tache pour répondre à ces questions-là, non pas définitivement, mais efficacement. Et cette tache-là, l’ultime exercice et le seul qui vaille, attend d’être entreprise. La question est de savoir par qui et comment.
En attendant, peut-être même dans cette lancée, il nous faut encore apprendre à isoler le vrai défi des événements sporadiques qui nous donnent l’impression que c’est tout le monde ou toute la nation qui pose problème ou qui est en danger. Il faut poser la question de savoir pourquoi un citoyen sénégalais est prêt à mourir et à tuer pour son guide religieux et pourquoi il n’est pas tout le temps prêt d’aller retirer sa carte pour voter, a fortiori mourir pour le Président ou un homme politique. Pourquoi il ne manque presque jamais l’occasion de porter l’addiya au guide religieux, tandis qu’il s’acquitte de l’impôt quand il peut ou bien quand il veut. Le problème semble se trouver environ. Le fondement de l’Etat réside dans sa capacité à justifier l’obéissance et la discipline qu’il attend des citoyens par la tenue de ses promesses de justice, de sécurité, de prospérité, bref de présence et d’efficacité. L’individu ne vit que pour être protégé de tout danger spirituel et matériel. Or le « pouvoir de protection » promis dans le cadre de la République s’est toujours avéré improportionnel au « droit à la protection » également censé être garanti par cette même République.
Or il n’y a jamais eu de gouvernement, d’administration et d’armée capables de tenir ces promesses-là que pourtant l’idée de république nourrit la prétention de pouvoir continuer à faire. Il n’y a jamais eu d’Etat qui mérite la discipline et l’obéissance des citoyens. Si les sénégalais se sont efforcés de trouver un modus operandi pour vivre entre leur foi et leur citoyenneté, en négociant l’équilibre précaire entre l’obéissance aux guides religieux et l’obéissance aux lois, c’est davantage par bon sens face à un choix quasiment impossible, plutôt que par une détermination véritablement souveraine. Mais ce bon sens-là ne peut pas toujours prévaloir. C’est un luxe occasionnel. Il peut être mis à rude épreuve par les contingences et les urgences, mais aussi et surtout par la mémoire et l’histoire. Ce qui, si on en arrive là, disqualifie l’Etat, car de mémoire publique, les guides religieux ont eu à faire plus de bien que de mal aux citoyens. Contrairement à l’Etat et ses élites bureaucratiques et politiques.
Voila pourquoi il me parait anachronique et sans objet de poser le problème en termes de république, de démocratie et de je ne sais quel autre mythe ou horizon de valeurs. Ces choses-là ne sont que des attributs qu’un Etat au Sénégal n’est jamais parvenu à mériter, puisque, à dire vrai, il n’y a jamais eu d’Etat qui soit là pour tous et qui remplisse sa part du contrat. On peut toujours penser à un terrain d’entente à mi-chemin : l’Etat s’y est toujours pris à moitié, et les citoyens à leur tour s’y sont mis à moitié. Dans quel cas, il faut ne pas avoir été repu de contes et de mythes de la république pour s’émouvoir de ce qu’un individu au Sénégal assume davantage son identité de disciple que celle de citoyen, ou bien des deux à la fois selon sa convenance.
Et puis, le temps est peut-être venu que l’on cesse de dramatiser à chaque fois qu’un incident éclabousse un guide religieux. On connait pire dans ce pays à propos des hommes politiques, des chefs d’entreprise, des medias, des forces de sécurité et les gens ferment les yeux ou minimisent, ce qu’il est parfois plus commode de faire. Mais dès qu’un guide religieux est relié à un problème quelconque, de quelque façon hasardeuse qu’il soit, on crie au scandale et à l’apocalypse. La police sénégalaise a publiquement étalé sa compromission et sa responsabilité au moins administrative dans la criminalisation de l’Etat, avec le fléau de la drogue et des séries d’assassinats sanglants que la justice tarde à éclaircir et à sanctionner, ce en dépit de la longue attente et des injonctions des familles des victimes. Un officier supérieur a été incriminé et protégé par une simple enquête administrative. Un rapport d’un organisme international auquel appartient notre République a tiré la sonnette d’alarme comme pour prendre le gouvernement au mot. Où est-ce que cela a-t-il fini? Nulle part ! Un jeune activiste vient d’être mis en détention pour avoir commis le joli crime de protester haut et fort, il est vrai, avec un peu trop de zèle qui n’en est pas moins pire que les crimes vers lesquels il a été destiné. L’activiste a été immédiatement mis aux arrêts et, à moins d’une justice qui s’auto-amande, il sera jugé et condamné. Et il risque de se retrouver seul avec sa famille et quelques amis. Pendant plus d’une décennie, de hautes personnalités de l’Etat se sont trop vite enrichis en détournant allégrement l’argent du contribuable, y compris les deniers de quelques cités religieuses, et pillé des biens fonciers, y compris encore les terres de quelques guides religieux. Où cela a-t-il fini? On se le demande encore ! Et pourtant, aucun talibé ne s’est levé pour mettre le feu quelque part.
Paradoxalement, l’on voit des voix se multiplier pour s’élever et crier gare au nom des droits des mis en cause détenus provisoirement au titre d’une opération d’assainissement financière, dit-on. Faudrait-il s’indigner que des coupables, jusqu’à preuve du contraire, soient ainsi présentés en innocents, sinon en héros ou en martyrs? Cela veut-il dire pour autant que la République est en danger ou ne l’est pas? En vérité, et c’est avec le moins que l’on puisse en finir ici, ce qui est en péril c’est l’idée même de République. Tant elle ne vaut plus rien et tout à la fois, à force de trouver réponse et de prendre forme entre la justice de la rue et la ruse de l’injustice, et selon les proportions que l’on aime à considérer et à concéder de l’identité de l’Etat : la citoyenneté.
Aboubakr Tandia
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