La récente bavure au sein du campus social de l’UCAD qui a vu le décès tragique de l’étudiant Bassirou Faye relance non pas seulement la question de la présence des forces de l’ordre au sein de l’université, la question globale des franchises universitaires, la question de la création d’une police de l’université. Il nous semble qu’au-delà de ces questions spécifiques à l’université et à son fonctionnement, c’est le rapport de nos élus et des hommes qui nous dirigent en général avec le bien public (dont l’enseignement dans les structures de l’Etat est un secteur essentiel) qui est posé.
Aux Etats-Unis d’Amérique où se concentrent plusieurs des plus grandes universités au monde qui attirent une bonne part des ressources humaines les plus productives au monde, l’une des principales curiosités des journalistes et de l’opinion publique quand un nouveau président est élu, c’est la question de savoir où, à quelle école précisément, publique ou privée, le couple présidentiel va-t-il transférer ses enfants quand la famille vient s’installer à Washington.
Dans un pays démocratique et élitiste, ce n’est pas une question anodine. Au contraire, le choix a tout son sens : il montre le souci que celui à qui ses concitoyens ont choisi de confier le destin collectif se fait pour l’institution publique, la qualité du service qui y est dispensé, étant donné que c’est de là que doivent sortir les élites, et par conséquent le salut public. Ce n’est pas une question de moyens, cela doit être une question de conviction et de principe. Le fait est que si ceux qui sont censés faire fonctionner l’institution publique (de secteurs aussi vitaux que l’éducation et la santé) sont les premiers à la déserter et à ne pas lui faire confiance, l’opinion publique peut alors légitimement s’interroger : quel avenir pour l’école publique ? Et quel avenir pour la nation ?
Il nous semble que si les principaux responsables du service public de l’éducation avaient leurs propres enfants dans les institutions publiques du pays, ils auraient réfléchi à deux fois avant d’y envoyer les forces de l’ordre pour matraquer les enfants des autres, ils auraient réfléchi à deux fois avant de prendre toute mesure de nature à entraver le bon fonctionnement de l’institution.
De la même manière, si tous nos concitoyens qui sont à des postes de responsabilité et qui sont payés avec l’argent du pauvre contribuable (de l’argent du charretier ‘goorgoorlu’ jusqu’à celui du fonctionnaire de l’Etat à quelque niveau de la hiérarchie qu’il se situe) étaient tenus de se faire soigner dans les structures de santé du pays, le ministre et avec lui ses collaborateurs, les élus de la République ainsi que tous les décideurs en la matière seraient les premiers à exiger un meilleur service par la dotation en équipements adéquats et la rupture d’avec toutes les pratiques de nature à entraver la bonne marche des structures : le laxisme, l’absentéisme, l’arrogance, la corruption, la prédation, etc. Au lieu de cela, nous avons un système d’éducation à deux vitesses, un système de santé à deux vitesses et que sais-je encore.
Les élus de la République, dépositaires de la confiance du peuple, sont les premiers à entretenir cette injustice grave : ce sont eux qui votent l’octroi des « fonds politiques » accordés au président de la République qui a toute la latitude d’en disposer comme bon lui semble, notamment pour entretenir et étoffer sa clientèle politique en accordant des avantages indus (leur permettant entre autres d’envoyer leurs gosses se faire former à l’étranger, et eux-mêmes se faire soigner là-bas) à ceux-ci et à ceux-là. C’est du vol que de prendre l’argent public pour l’utiliser dans un service qui n’est pas public quand dans le secteur en question il existe des structures publiques qu’il est question de rendre plus viables au bénéfice de tous.
Et c’est une aberration que de parler de patriotisme quand les structures publiques sont laissées dans le dénuement et l’inefficacité et que les élus de la République envoient leurs gosses à l’étranger et vont aussi se faire soigner là-bas. Il y a dans une démocratie des choses que l’élu de la République et ses collaborateurs ne peuvent pas s’autoriser au même titre que l’entrepreneur privé. Quand on nous parle de démocratie avancée ici, c’est un abus de langage. La démocratie est loin d’être uniquement une question d’élections régulières et transparentes à date (plus ou moins) échue.
La démocratie, c’est d’abord et même en tout premier lieu, une question de rapport avec le bien public, une question de civisme. Elle est par exemple dans le rapport au robinet des toilettes du service public que tous les agents (ou presque !) laissent couler en toute indifférence comme dans le rapport que nos élus ont avec l’argent public. Le civisme, ce n’est pas une question purement superficielle et cosmétique de simple levée de couleurs ; il est dans ce qu’une levée des couleurs nationales doit inspirer, à savoir faire vibrer la fibre patriotique qui nous commande de sauvegarder le bien collectif, ce que les élus de la République doivent être les premiers à incarner.
Il ne faut pas se faire d’illusion : tant qu’on n’aura pas mis fin à l’octroi de ces « fonds politiques », on n’ira nulle part. Les « fonds politiques » n’existent dans aucune démocratie avancée ! Si les « fonds politiques » existaient dans les démocraties avancées du monde comme ils existent chez nous, il ne fait pas de doute que leurs chefs d’Etat seraient au moins aussi riches que les nôtres qui vont là-bas solliciter aides, financements et autres tout en cachant « caisses noires » et autres « fonds politiques » ; c’est une question de cohérence, et même de fierté individuelle et nationale. Les « fonds politiques », c’est juste une façon de légaliser et de légitimer un vol du bien public en hauts lieux. Sans l’existence de « fonds politiques », on verra mieux qui a réellement envie de servir le peuple de façon désintéressée et qui d’autre n’aspire qu’à s’enrichir par le bien public.
Quand je parle de démocratie avancée, je pense aux Etats-Unis d’Amérique en particulier. Sans aucun doute, les Etats-Unis ont des problèmes qui leur sont plus ou moins spécifiques et qui sont relatifs au lourd et long passé de ségrégation raciale qu’ils ont eu et dont ils trainent encore des passifs sérieux (les inégalités sociales, les relents de racisme notamment dans les Etats qui ont été sécessionnistes au Sud du pays, etc.); mais, indéniablement des progrès substantiels ont été faits dans le sens d’une plus grande cohésion sociale et du renforcement de la nation, sinon des conflits graves ont ruiné l’économie et entravé le fonctionnement du pays depuis fort longtemps. Sur le plan de l’exercice de la démocratie, il y existe beaucoup de pratiques qui peuvent inspirer les Etats qui aspirent à affermir leur système politique dans le sens d’une meilleure prise en charge des préoccupations des gouvernés et d’un contrôle plus rigoureux des gouvernants responsables de la gestion de la chose publique.
Aux Etats-Unis, personne n’imagine le président de la République pouvoir d’un trait de plume octroyer quelque fraction que ce soit de l’argent public pour permettre à quelque citoyen que ce soit de bénéficier d’un service même urgent et vital. Dans un Etat organisé où les élus et les décideurs sont ambitieux pour le devenir de la nation, tout doit être fait pour que les structures publiques notamment d’éducation et de santé soient outillées et viables. Un entrepreneur privé qui n’est nullement payé avec l’argent du contribuable peut s’autoriser d’envoyer ses gosses à l’école privée s’il le désire, et s’adresser à une structure privée de santé en cas de besoin, mais c’est une aberration que ceux qui prétendent servir le bien public soient les premiers à ne pas lui faire confiance en le désertant.
Le récent scandale de la falsification des notes d’examens dans le secteur de l’enseignement public n’a rien de nouveau. Dans le secteur de l’enseignement privé, c’est une pratique courante que les notes d’examens des élèves et étudiants soient gonflées, avec ou sans concertation avec l’enseignant qui a eu à dispenser le cours. Et quand ce dernier a des principes qu’il place au-dessus des émoluments qu’il perçoit, alors il ne transige pas et il quitte l’établissement en question s’il n’est pas tout bonnement remercié. Sans exagération, la quasi-totalité des institutions d’enseignement du secteur privé ne fonctionnent ni plus ni moins que comme de grandes surfaces qui vendent des diplômes qui à terme se révèlent comme des produits chèrement payés mais sans aucune adéquation avec le niveau de la formation reçue.
Ces institutions relèvent de la tutelle de l’Etat qui devrait se montrer plus regardant sur leur fonctionnement interne, surtout que depuis plusieurs mois des centaines d’étudiants « non-orientés » ont été dirigés vers ces institutions au prix de plusieurs milliards injectés depuis lors. Or, une meilleure organisation du système global de l’enseignement supérieur aurait permis de renforcer les structures et capacités du secteur public tout en restant exigeant sur la qualité du service dispensé dans le secteur privé qu’il importe sans doute de soutenir mais selon des principes à définir clairement. Victor Hugo disait que chaque fois que l’on ouvre une école, c’est une prison que l’on ferme ; mais il y a à coup sûr des écoles qui mériteraient tout bonnement d’être fermées.
Il nous faut renforcer le secteur public de l’éducation et de la formation d’où sortent les élites appelées à diriger la nation à l’avenir. L’enseignement est un service qui exige des investissements dont la productivité ne peut être immédiate. Pour une jeune nation tout en devenir, il n’ya pas de secret, ce sont les institutions budgétivores (du type du Conseil économique, social et environnemental) dont on a du mal à voir et à cerner l’utilité publique qu’il faut avoir le courage de rayer définitivement après avoir pris l’initiative patriotique hautement salutaire de reverser l’ensemble des « fonds politiques », « caisses noires », « fonds de souveraineté » et que sais-je encore au trésor public. Un exercice salutaire du pouvoir politique exige une audace certaine et incompressible, celle de prendre des décisions douloureuses et sans doute impopulaires, mais nécessaires, utiles et indispensables pour le salut public.
Aux Etats-Unis d’Amérique, ce qui équivaut au Conseil économique, c’est une équipe de neuf économistes (pas plus !) parmi les plus pointus et les plus reconnus dans le pays; ce sont eux qui inspirent les décisions du président en la matière. Ce sont eux qui par leur expertise sont arrivés à enrayer progressivement la grave crise économique et financière dont héritait le président américain quand il arrivait aux affaires en 2009.
Abou Bakr MOREAU
Enseignant-chercheur, Etudes américaines,
FLSH, UCAD, Dakar