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Le Peuple Sénégalais : Entre Abstraction Philosophique Et Réalité Sociologique

Le Peuple Sénégalais : Entre Abstraction Philosophique Et Réalité Sociologique

« Certes la souveraineté du peuple était proclamée –et, dans une certaine mesure, réalisée –mais le peuple à qui en étaient attribuées les prérogatives était défini de telle manière qu’il ne risquât pas d’en user contrairement à leurs fins. » Georges Burdeau, La démocratie, Ed du Seuil, 1956, p.24.

Le Sénégal indépendant semble s’inscrire dans la tradition de l’ancienne métropole dont il assume, du moins du point de vue principiel, l’héritage révolutionnaire. Le préambule de notre Constitution est très chargé de notions démocratiques, voire révolutionnaires. Cette référence aux valeurs de la République française est d’autant plus réelle que les principaux acteurs de la construction nationale n’avaient pas forcément pour objectif l’indépendance mais plutôt le développement. Pour Senghor et Dia, l’indépendance n’était pas une fin en soi et l’idée suivant laquelle le développement devait suivre la décolonisation était bien affirmée dans le journal du parti. Ainsi, il s’agissait moins de se couper de la France que de favoriser le respect de la dignité humaine.

La révolution française n’a pas provoqué l’entrée des masses dans la politique et il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour voir les femmes accéder au suffrage universel. Dans cette perspective, la nation constitue un corps distinct des individus et est dotée de volonté propre. Selon Emmanuel Sieyès, elle est une construction intellectuelle, une réalité qui transcende les volontés individuelles. Les citoyens qui sont appelés à exprimer leur choix doivent se débarrasser de leurs égoïsmes et des considérations catégorielles. Et ceux qui sont exclus du droit de vote sont présumés, pour diverses raisons, insusceptibles de susciter l’intérêt général.

L’idée de nation est fortement liée à celle de raison et la volonté générale se confond avec l’intérêt supérieur de la communauté. Cette conception mystificatrice du peuple garantirait selon ses inventeurs un usage éclairé de la souveraineté dont les citoyens sont les principaux dépositaires. A la vérité, elle éloigne le peuple réel (intérêts économiques, appartenances culturelles) du centre de la délibération et des décisions. Cette version du libéralisme qui domine la pensée politique de Hobbes à Rousseau oppose selon Alain Touraine l’ordre politique-domaine de la raison –et l’ordre naturel dominée par les désirs illimités de chacun, ou l’ordre social dominé par l’inégalité et la raison. « Toutefois, cette pensée libérale « classique », précise t-il, n’invente pas la démocratie mais l’Etat national, qui naquit en Angleterre avant d’atteindre toute sa force dans la France de l’ancien Régime puis de la Révolution. C’est non pas avec mais contre ce rationalisme politique, contre ce modernisme de l’ordre social, que s’est formé l’idée démocratique. »

La théorie de la souveraineté populaire n’inaugure nullement l’avènement de l’individu tel que l’envisage l’autre versant de la pensée libérale. Selon Georges Burdeau, l’opposition entre souveraineté nationale et le discours développé par le Contrat social doit être tempéré. L’individu chez Rousseau « n’est pas un être de chair et de sang dont la volonté serait déterminée par les hommes, la condition sociale ou le genre de vie. C’est un individu qui, pur esprit et conscience pure, écoute en lui les enseignements de la raison.»Par conséquent, la notion de volonté générale signifie moins la somme des intérêts particuliers qu’une idée abstraite à laquelle l’usage de la raison a vocation à donner corps. Dans ce cas de figure, l’individu risque autant le despotisme de la raison que celui de la religion.

Les droits de l’homme ne peuvent pas s’accommoder de la correspondance entre l’individu et la volonté générale au risque de s’abandonner à l’aventure de l’Etat mobilisateur. Il faut séparer la nation de l’Etat dont l’association peut militer en défaveur de la démocratie. L’entreprise de dissociation est d’autant plus importante que, si l’on en croit Touraine, l’identification entre l’Etat national, la république et la démocratie obéit plus à l’idéologie qu’à la réalité. A partir de ce moment, la citoyenneté « signifie la construction libre et volontaire d’une organisation sociale qui combine l’unité de la loi avec la diversité des intérêts et le respect des droits de l’homme. » Et Georges Burdeau de mettre en évidence le changement intervenu dans les rapports entre le citoyen et le pouvoir politique. On passe ainsi de la démocratie politique à la démocratie sociale où le citoyen devient « l’homme situé »et le droit se transforme en « besoin ». Le citoyen libre et indifférencié cède la place à l’homme du milieu qui appartient à une « classe »et « tient à son bien être, sa sécurité matérielle, les chances offertes à ses enfants ». L’inscription des « principes politiques, économiques et sociaux particulièrement à notre temps » dans les constituions européennes en constitue la parfaite illustration. Burdeau attribue cette évolution à la force des pressions sociales sous la direction des partis et syndicats d’une part ; d’autre part à l’extension des institutions démocratiques à tous les domaines de la vie et à l’influence de la thèse marxiste.

La démocratie sénégalaise peine à promouvoir une citoyenneté au sens d’une participation aux affaires publiques. Le régime socialiste, qui pendant 40 ans a exercé le pouvoir, n’avait pas pour mission de favoriser l’implication des citoyens longtemps soumis à la domination. Celle-ci était d’autant plus défavorable à l’émergence d’une conscience citoyenne que les pouvoirs traditionnels collaboraient pour le maintien de ce système. Les syndicats et partis politiques qui ont lutté pour l’indépendance ont beaucoup plus utilisé le langage des droits de l’homme que mobiliser le peuple dans la lutte contre la colonisation. L’accession à la souveraineté formelle n’a pas non plus ouvert le jeu politique à la participation citoyenne. L’alternance survenue en 2000 a mis fin au règne des socialiste sans parvenir à instaurer les conditions d’une démocratie moderne.

Le retard apporté dans la mise en œuvre des réformes institutionnelles et l’empressement noté ailleurs prouvent à suffisance que l’esprit démocratique peine à s’installer dans les esprits. Et miser sur le peuple pour trancher une question aussi accessoire que la durée du mandat est la meilleure manière de renvoyer l’échéance démocratique. « Le lieu de la démocratie, conclut-on avec Touraine, c’est la société politique où se négocient l’unité de la loi et la pluralité des intérêts. »

 

Ousmane Abdoulaye Barro

PASTEF-LES PATRIOTES

ousmaneabdoulayebarro@yahoo.fr

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