De plus en plus, on voit émerger au Sénégal une espèce de fratrie qui, pire qu’une sécularisation à marche forcée, est en train d’opérer une dé-spiritualisation insidieuse de la vie sociale. On ne peut l’appeler autrement qu’une fratrie, puisque, au fond, elle en donne bien l’air à travers ses méthodes, ses idées et ses réseaux, nouant ainsi entre hommes et femmes de petites solidarités horizontales au sein des institutions publiques chargés de la régulation des modes de pensés, des codes culturels comme la mode, les loisirs, et les métiers de l’art et de la communication, et surtout de l’ordre publique. Ce faisceau copernicien de liens sociaux est relié de manière verticale à des centres et sous-centres de commandement ayant leurs origines dans les grandes démocraties occidentales où les groupuscules ultralibéraux et naturistes ont presque achevé de mettre la main sur les quatre secteurs les plus importants du système social libéral : l’éducation, la santé, la communication (incluse sociale, soit la culture), le gouvernement (inclus justice, défense et sécurité, politique, économie).
Origines de la fratrie
Afin de mieux éclairer l’ampleur des effets de ce magma transnational de nodosités antireligieuses et déshumanisantes, il conviendrait peut-être de nous arrêter quelque temps sur les fonctions des centres de commandement. Dans le but de prendre le contrôle de nos systèmes de régulation complexes et de désarmer nos systèmes immunitaires dont la forte spiritualité, l’ancrage dans les valeurs anté-abrahamiques et la solidarité communautaire, ces centres opèrent par décapitation de la société toute entière. Ils captent avant tout les flux d’investissement et les réseaux de mobilisation des communautés de base que sont les associations professionnelles (syndicats, amicales, etc.) et les organismes de la société civile (ONGs des droits de l’homme, de la santé familiale et infantile, de l’égalité homme-femme, et bien sûr réseaux de savoirs). Après avoir opéré cette captation des forces animatrices de la dynamique sociétale, ces centres injectent des masses de valeurs (investissement, aide, formation, stages, séjours professionnels, promotion dans des institutions internationales ou nationales, etc.) afin d’appâter et de recruter leurs agents parmi nos élites et nos citoyens les plus vulnérables socialement et économiquement, surtout chez les jeunes « leaders » : fonctionnaires, cadres, étudiants, etc.
Afin de garantir leur succès, ces centres suscitent une compétition interne qui oppose nos élites entre elles si elle ne les force pas à collaborer afin de réduire les dommages collatéraux en leur sein. Cette compétition fait qu’il est difficile de voir émerger des poches de résistance aux plans politique et social pouvant compromettre les fondements du mécanisme central de cette cybernétique du chaos. Afin de ne pas mettre en danger leur mécanisme, ces centres et leurs nodosités les plus rodées opèrent par cooptation parmi la crème de l’élite et au sein des groupes locaux qui tiennent les affaires du pays. Ces derniers peuvent marchander des privilèges pour eux-mêmes et leurs progénitures ou leurs clientèles et sont prêts à user de leur autorité de police pour obtenir gain de cause. Voila pourquoi nous estimons qu’elle finalise le processus de décapitation en ce sens qu’elle isole la société de ses élites et donc de ses capacités d’autorégulation. On comprendra cet aspect important du problème en nous attardant un peu sur les fonctions de la fratrie elle-même.
Modes opératoires de la fratrie
Les fonctions de la fratrie ainsi constituée sont de faciliter la pénétration idéologique et organisationnelle des centres. Cette fonction est remplie de deux manières principales. D’une part, la fratrie socialise l’opinion à travers des conférences de presse, des activités humanitaires (dons, assistance au démunis) et autres activités de civisme pendant lesquelles sont communiquées et diffusées les délibérations au sein de la fratrie sur les obstacles à leur agenda. En citer quelques exemples serait utile pour orienter nos lecteurs : pénalisation de l’homosexualité, pénalisation des délits de presse, pénalisation de l’avortement et d’autres formes d’infanticide, éducation sexuelle à l’école. D’autre part, la pénétration organisationnelle se fait d’abord de manière active, notamment par la démultiplication des organisations soi-disant civiles et citoyennes. Les libertés d’association et d’opinion aidant, les collèges, lycées, universités, administrations, syndicats, partis politiques, sont investis par des cellules et des amicales. C’est dire combien le liberalisme fait se déchaîner le génie démoniaque de l’homme. Ensuite une façon passive, très insidieuse de favoriser la pénétration organisationnelle de cette fratrie—un véritable cheval de Troie—consiste à solidariser avec les organismes qui apparaissent comme étant des alliés (agences gouvernementales, réseaux d’affaires) ou des menaces (personnalités religieuses, figures politiques radicaux, associations patriotiques ou groupes nationalistes). Les acrobaties idéologiques et le patronage financier sont les moyens de persuasion privilégiés de cette fratrie, sans compter la diabolisation ou la destruction pure et simple par presse interposée. On la voit s’accaparer de toutes les questions faisant l’objet de débat public, y compris des questions qui ne l’intéressent pas mais qui peuvent servir de camouflage idéologique à son agenda.
Après quoi la fratrie se fait le sacerdoce de toujours trouver les moyens de semer le doute et d’anesthésier les facultés inquisitrices de l’opinion, à défaut de l’emporter sur un argument contre les convictions morales et les valeurs spirituelles de notre pays. Cette fratrie parvient assez souvent à justifier des droits et des modes de vie convenables mais contestés ailleurs et à larguer ses opinions létales dans l’espace public, au cœur des intimités familiales, jusque dans le lit des enfants, grâce à cette sorte de presse audiovisuelle qui a résulté de l’affairisme du régime libéral d’Abdoulaye Wade. Cette fratrie recrute parmi les associations professionnelles et récréatives comme celle de jeunes fonctionnaires de la justice, de la presse et de la culture pour, une dernière en date, nous imposer la vision libérale de ce que sont l’homme, la femme, la sexualité, le mariage, la reproduction, bref ce qu’est la vie. Cette situation n’a aucun péril à première vue, en tout cas pour ceux qui confondent le présent avec chaque jour qui passe.
Il y a bien péril en la demeure !
Au contraire, si nous restons les bras croisés croyant être à l’abri, ou bien habités par la peur d’être identifiés à nos opinions et nos convictions profondes, ou encore par celle de paraitre rétrograde ou de perdre un privilège comme celui de voyager ou de résider dans un pays étranger, demain il sera difficile pour ceux qui ne seront rien d’autre que catholique ou musulman fervent de faire carrière dans la fonction publique, de travailler dans une entreprise, de siéger dans un desk médiatique, de parvenir au sommet à l’université ou de prétendre à une position d’élu public—il faut ne pas devoir à Dieu et à ses proches pour se croire si vulnérable. Il suffit de regarder la marche du monde pour le savoir. Aujourd’hui des enfants en Allemagne ne vont plus à l’école ou sont obligés de limiter leur présence écolière parce que leurs parents ne sont pas à l’aise avec l’instauration de l’éducation sexuelle obligatoire à partir de quatre ans. Aux Etats-Unis, catholique, musulman ou protestant orthodoxe, vos chances sont réduites de réussir dans la vie publique ou bien de briller dans le secteur privé, à moins d’avoir sa propre entreprise et de ne pas disposer d’un capital alléchant. En France, vos convictions religieuses font de vous ipso facto un demi-citoyen voire une menace potentielle.
Le drame sénégalais
Le drame au Sénégal c’est que contrairement à ces pays, l’éducation est en faillite et le secteur de la presse est très corrompu et laissé dans une anarchie burlesque, la santé et l’hygiène publiques mentales n’y existent pas (voyons nos malades mentaux laisses à eux-mêmes; les jeunes filles rêvant toutes de mannequinat, de Tv show et de demoiselles de harems pour hôtels et gichets ambulants), la protection contre les medias par la limitation et la réglementation des contenus des programmes. Même les nourrissons peuvent regarder une de ses talk-show tragi-comiques et séries « minables » à tous points de vue avec leurs délicates jeunes mamans et grand-mères. Nos chefs religieux que l’ont voit d’ordinaire constituer les gardiens du temple, sont divisés en deux catégories: d’un coté il y a les saints, ceux qui ont totalement tourné le dos à la vie terrestre et ignorent absolument tout des véritables dangers aggravés par notre auto-immersion incrédule dans une mondialisation dans laquelle tout le monde tente de sortir. De l’autre, se trouvent les chefs religieux qui sont à cheval sur le spirituel et le temporel et qui donc sont parfaitement informés des multiples dangers de cette situation entretenue par une élite en banqueroute gestionnaire et moralement déficiente. Leur vocation n’est plus réellement spirituelle bien qu’ils s’efforcent de la réclamer.
Cette seconde catégorie de religieux est cependant celle qui est la plus précarisée vue sa dépendance soit des réseaux de rentes de la politique intérieure (affairisme, patronage, parasitisme politique et compromission morale avec disciples de prestige et autorités politiques), soit dans les réseaux de clientèle transnationaux prenant leur source depuis les centres de la décadence économique et de la déperdition morale du monde. Cette deuxième catégorie ne peut plus jouer son rôle de soupape de sécurité morale et de directeur de conscience au service de la moralité publique. Tenaillée par sa compromission morale et sa dépendance matérielle envers la sphère séculière, cette seconde catégorie n’est pas en mesure d’assumer cette fonction historique sans risquer, faute de légitimité charismatique, de s’affamer.
Pire, afin de se préserver de cette éventualité apocalyptique, ce groupe de religieux-laïcisés, devenus un conglomérat de clercs par la force des choses, fait tout pour court-circuiter les rares groupuscules et personnalités qui daignent se soulever pour tenter d’informer les véritables guides religieux, les saints. Ils font tout pour désinformer les saints voire les abuser et les déposséder de leurs affectations divinement allouées auprès des croyants. Les nombreux scandales politiques, fonciers et financiers qui ont éclaboussés certains religieux font partis des indicateurs de cette fissure au sein de l’élite spirituelle du pays. L’agitation et l’effervescence politiques grandissantes dans les villes saintes, se déclinant parfois sous forme de violences jusqu’ici inexpliqués au fond, sont également à mettre dans le compte de ce déluge politico-moral qui dégouline en travers de l’édifice spirituel et moral de notre société.
C’est dire que le milieu religieux lui-même n’est pas épargné par les conséquences jusque-là faiblement mesurées et objet de peu d’attention de notre part, des aventures gestionnaires et idéologiques de nos élites politico-administratives ainsi que des appétits gargantuesques des affairistes en embuscade entre les couloirs de la République et les Conseil d’administration des entreprises subversives. Lesquelles malheureusement sont plus nombreuses et infestent les milieux de l’information, de la communication, de l’éducation (i.e. la privatisation de l’éducation secondaire et de l’université). Plusieurs fois, on a réussi à faire permettre à des califes des confréries des choses qu’ils n’auraient jamais du concéder s’ils étaient au juste fait des matières pour lesquelles ils ont été savamment travaillés et abusés. On a mobilisé des imams, des pasteurs, et des guides religieux supérieurs autour d’objets qui défient leurs propres missions et trahissent leurs fonctions respectives au sein de la société. Seules les mémoires courtes et les allergiques aux événements qui paraissent anodins auront du mal à trouver des faits concrets illustrant ces cas de figure regrettables et inquiétants.
Nous ne sommes pas seuls !
Une autre tare au Sénégal est le sentiment qu’ailleurs dans le monde il n’y a pas de communautés ou de peuples qui restent fidèles aux valeurs morales et spirituelles qui ont fait de la planète un paradis entre la fin du Moyen Age et le XVIIIème siècle. On croit au Sénégal que nous sommes les seuls ou les derniers à résister aux assauts funestes et violents de la minorité posthumaniste qui fait des hommes des animaux et des animaux des hommes.
Voila pourquoi nous sommes affaiblis, enfermés que nous sommes, loin des autres avec qui nous auriont pu combattre et résister ensemble pour un monde libre et une humanité libérée et dignifiée comme elle l’a toujours été. Nous oublions que nous avons toujours des saints et des pans entiers de notre nation qui, musulmans, catholiques, protestants et autres, croient en la destinée anoblie et sacrée de l’humain et de la vie telle que nous l’avons connue depuis toujours. Du coup nous sommes incapables de soutenir et d’encourager ces quelques saints arpentant les coins les plus recules du monde aux heures les plus difficiles pour faire dialoguer les peuples humains qui aspirent au Bien à travers des conférences, des réunions, des publications, et toute sorte de communication libératrice. Il sera de plus en plus improbable pour redresser notre nation aux piliers chancelant si nous continuons à ignorer ce grand vent de ce qu’Alastair MacIntyre appelle dans son livre After Virtue la « fin de la vertu », le nouveau Moyen Age.
Aboubakr Tandia
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