Ce vendredi 26 septembre 2014, nous avons encore fait notre cinéma en commémorant le douzième anniversaire du naufrage du Joola.
Oui, du cinéma, comme au lendemain de ce tragique et honteux événement. On se rappelle, en effet, que le 2 octobre 2002, le président Abdoulaye Wade s’était adressé à la Nation. Il reconnaissait très tôt et publiquement, lui qui incarnait les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), « la responsabilité civile de l’Etat » et « les nombreuses négligences, fautes et légèretés » qui se sont accumulées en amont et expliqueraient, pour l’essentiel, la tragédie du 26 septembre 2002. Il promettait ensuite des sanctions exemplaires, à la suite des différentes enquêtes qu’il allait ordonner.
Cette adresse a été rapidement considérée par certains observateurs comme « ferme, déterminée et apaisante » pour les quelques rares rescapés et les familles des disparus. La démission de deux ministres, celui des Forces Armées et celui des Transports les conforta notablement dans leur optimisme. De nombreux autres prirent acte, avec prudence, de la démission des deux ministres et de toutes les mesures prises ou annoncées par le Président de la République. Ils attendaient surtout la suite qui serait réservée à tout cela. Ils ne perdaient surtout pas de vue que nous étions au Sénégal, un pays où on nous a habitués, pendant plusieurs décennies, à des commissions créées plus pour nous endormir que pour faire éclater la vérité et situer les véritables responsabilités. La suite leur donnera raison puisque, douze longues années après, 1800 victimes – certainement bien plus – gisent au fond de l’Océan, sans qu’aucun responsable de cette honteuse tragédie ait été pénalement sanctionné. Cette absence de sanctions a amené d’ailleurs la Justice française à se saisir de la triste affaire et à mettre en examen de hautes autorités sénégalaises de l’époque.
Ce n’était pas d’ailleurs la première fois qu’une tragédie endeuillait gravement le Sénégal avec zéro responsable. Tout le monde se souvient encore de la terrible catastrophe de la Sonacos survenue le mardi 24 mars 1992, et qui avait fait environ 140 morts et des centaines de handicapés dont certains à vie. La citerne qui avait explosé à l’intérieur de l’usine, du laboratoire exactement, était bourrée de 27 tonnes d’ammoniac, pour une capacité autorisée de 22 tonnes. Elle était, en outre, rafistolée en de nombreux endroits. La commission d’enquête qui avait été mise sur pieds par les autorités d’alors, plus par simple formalité que par volonté réelle de situer les responsabilités, fut sans lendemain. Le rapport, déposé entre les mains du Premier Ministre d’alors n’a jamais été exploité et aucune sanction n’a été prise, surtout pas contre le Président-Directeur général de la Sonacos, qui était un très proche du président Diouf et, partant, pratiquement intouchable. Situation encore plus inacceptable : les nombreuses victimes n’auraient jamais été correctement indemnisées, les autorités de la Sonacos, des Industries chimiques du Sénégal et les assurances se renvoyant alors indéfiniment la balle.
La tragédie de la nuit du 26 septembre 2002 – pour revenir à elle –, par-delà les centaines de morts qu’elle a entraînées et la douleur indicible qu’elle a engendrée, a été une honte pour notre pays et a porté un coup terrible à son image. Les images peu reluisantes du naufrage du « Joola » ont fait le tour du monde. Elles ont été relayées par de nombreuses télévisions étrangères et principalement françaises, commentées avec par moment des piques qui ne nous honorent pas. La presse s’était fait largement l’écho de ces commentaires peu amènes comme d’ailleurs votre serviteur, dans une contribution parue au quotidien « Walfadjri » du 3 octobre 2002, et qui avait déjà pour titre : « Le Sénégal a besoin d’être repris en main ».
En tous les cas, les Européens et autres peuples étrangers dont des compatriotes ont péri dans la catastrophe du 26 septembre 2002, réfléchiront désormais longuement et profondément, avant de se décider à venir au Sénégal qui se révèle de plus en plus comme le champion mondial incontesté de l’indiscipline et de l’incivisme. Nous nous comportons chaque jour qui passe comme une communauté de singes et d’hyènes adolescentes (que les walaf appellent « nduulañ »), communauté sans responsable où chacun fait ce que bon lui semble et selon son instinct du moment, sans se soucier le moins du monde du tort qu’il peut porter à son voisin immédiat ou au pays tout entier.
Plus d’un demi-siècle après l’indépendance, nous continuons de traîner comme un boulet ces plaies béantes et puantes que sont l’indiscipline, l’incivisme, l’anarchie, le laisser-aller, l’irrespect du bien public, etc… Plaies qui sont le résultat direct de la politique politicienne et électoraliste dont nos gouvernants sont incapables de se départir. C’est elle, en particulier, qui explique l’absence presque totale de sanctions chez nous. Aujourd’hui, nous avons le sentiment, peut-être la certitude qu’au Sénégal, chacun peut faire ce qu’il veut, se comporter comme il veut et s’en sortir à bon compte. Des marchands ambulants continuent d’occuper les trottoirs sous le prétexte qu’ils travaillent (da ñuy daan sèen doole). Des chauffeurs occupent des garages – comme l’ancien garage « Pompiers » – et refusent de les quitter, même si on leur propose, à la place, un garage aussi fonctionnel et aussi moderne que celui des Baux Maraîchers. Il a fallu avoir avec eux plusieurs réunions de négociations et s’agenouiller pratiquement devant leurs responsables syndicaux, pour qu’ils se décident à déménager. Ils sont tellement conscients de leurs forces aujourd’hui et de la frilosité de nos gouvernants qu’à la moindre incartade, ils brandissent la menace de grève et font différer les décisions les concernant. Ils conduisent comme ils veulent et surchargent à leur convenance leurs cars et taxis. En toute impunité.
Des grévistes cassent et brûlent tout sur leur passage. Ils se permettent même de menacer publiquement, après leurs premiers forfaits, de passer à la vitesse supérieure, de mettre le pays à feu et à sang si le Gouvernement ne satisfait pas immédiatement leurs revendications. En toute impunité. D’autres encore, à la moindre incartade, observent une « grève de la faim » qui a vite fait de paniquer nos gouvernants alors qu’il suffirait de les ignorer pendant quelques jours, pour qu’ils arrêtent leur cinéma. Des « grévistes de la faim » ont poussé le bouchon jusqu’à « exiger du Gouvernement des heures supplémentaires de 5 milliards de francs Cfa », alors qu’ils n’ont même fait les heures normales de travail. L’Université de Dakar est passée, semble-t-il, de temple du savoir à temple de l’anarchie.
La conscience de l’absence de sanctions, donc de l’impunité explique, pour l’essentiel, nombre des maux qui plombent, chez nous, tout effort de développement. Nos finances publiques, en particulier, en souffrent terriblement. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire trois ou quatre rapports de l’Inspection générale d’Etat (IGE) et de la Cour des comptes qui se suivent. On a alors le sentiment qu’on lit le même rapport puisqu’on rencontre les mêmes fautes flagrantes. Les gestionnaires de deniers publics s’adonnent ainsi à loisir à leurs forfaits, en toute impunité. Ce sont partout des marchés de gré à gré avec leur corollaire de fortes surfacturations ; des violations flagrantes des règles sur les avenants pour cause d’absence d’études techniques préalables ; des milliers de litres de carburant ainsi que des salaires, indemnités et subventions substantiels octroyés à des non ayants droit ; de longs voyages injustifiés et entièrement pris en charge (billets d’avions et perdiems de luxe) par des structures non habilitées ; des cas d’enrichissements sans cause de particuliers (personnes physiques ou morales), en mettant notamment et facilement à leur disposition de grandes superficies de terrains illicitement soustraites au domaine national, etc.
En particulier, le monstrueux montage financier du monument de la Renaissance africaine, la gestion cavalière et clanique du Festival mondial des arts nègres (FESMAN), l’acquisition et l’utilisation peu orthodoxes par l’Etat des terres du général Chevance Bertin à Bambilor, ainsi que les fameuses pacotilles de machines agricoles venues d’Inde et de Chine (et depuis le 25 mars 2012 du Brésil) devraient envoyer en prison l’ancien Président de la République et les quelques personnes qu’il a choisi d’enrichir de façon manifestement illicite. Aujourd’hui, ces personnes vaquent tranquillement à leurs occupations et continuent de bénéficier des mêmes privilèges que du temps de Wade. Si ces personnes-là ne sont pas inquiétées parce que protégées, dit-on, par des chefs religieux, il serait injuste d’envisager d’en sanctionner d’autres.
C’est le lieu de mettre sur la table ce problème d’individus qui s’enrichissent facilement et honteusement sur le dos du contribuable et vont trouver refuge derrière des chefs religieux. Ils se signalent par leur libéralité en direction des foyers dits religieux, de leurs chefs et de leurs familles. On dit d’El Hadj Malick Sy qu’il ne se nourrissait que de produits venant de ses champs où, tout au moins, dont il était sûr de l’origine licite. Son coreligionnaire et parent Cheikh Amadou Bamba, quant à lui, ne touchait pas à l’argent. Ses habits n’avaient même pas de poches. Ces deux éminentes personnalités religieuses n’accepteraient jamais des mallettes d’argent, des hectares de terrains et des véhicules rutilants venus d’on ne sait où. En tout cas, nos gouvernants ne devraient pas se laisser intimider par quelque parapluie que ce soit. Il n’y a aucun doute que Serigne Sidy Makhtar Mbacké dit Serigne Cheikh Maty Lèye, Khalife général des mourides – pour ne citer que lui –, ne protègerait jamais en connaissance de cause un talibé convaincu d’enrichissement illicite. Nos gouvernants devraient prendre le temps et le courage d’expliquer certains de leurs choix aux chefs religieux, notamment tout ce qui tourne autour de la répression de l’enrichissement illicite. Des individus mal intentionnés – et pour cause – entretiennent le flou et l’amalgame autour de cette question. C’est le lieu de signaler le rôle déterminant, de sentinelle vigilante que joue Serigne Fallou Dieng, président du « Cercle des Intellectuels soufis ». Ses courageuses interviews à des quotidiens et à des radios de la place sont un phare qui illumine bien des ténèbres. Il est d’autant plus fondé à jouer cet important rôle de veille qu’il fait partie de la famille des Mbacké par sa mère.
Nous tournons en rond depuis 54 ans. Pendant ce temps, des pays qui étaient au même niveau de développement que nous en 1960 (année de notre accession à la souveraineté internationale), sont aujourd’hui émergents et titillent même les grands pays développés. Leurs gouvernements, dirigés par des hommes et des femmes au leadership incontestable, ont travaillé sans relâche, avec méthode et organisation, dans la discipline, le civisme et la vertu, entraînant dans ce sillage leurs populations. Si nous ne voulons pas continuer de traîner les pieds encore longtemps derrière eux, nous devons nous résoudre enfin à faire moins de discours politiciens et à nous mettre sérieusement au travail. Nous n’y parviendrons sûrement pas si nous n’avons pas le courage de faire face à l’indiscipline, à l’incivisme, à l’impunité, à tous autres maux qui gangrènent gravement notre société et annihilent pratiquement tous nos efforts de développement. Nous n’y parviendrons sûrement jamais avec des dirigeants frileux, adeptes de la paralysante politique politicienne et s’accrochant encore à l’idée qu’ils peuvent être élus ou réélus par une autre force que celle du peuple. N’ont-ils pas vécu les mémorables journées du 23 juin 2011, du 19 mars 2000 et du 25 mars 2012 ? Le peuple n’y a-t-il pas admirablement administré la preuve éclatante qu’il est le seul détenteur du pouvoir ? Nos dirigeants sont-ils, à ce point, aveuglés et assourdis par les honneurs, les ors et les lambris du pouvoir ? C’est, en tout cas, le sentiment qu’ils nous laissent.
Dakar, le 30 septembre 2014
Mody Niang, mail : modyniang@arc.sn