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La Fin De L’émission «grand Rendez-vous» Et L’avènement Du «ceedo Mondialisé»

La Fin De L’émission «grand Rendez-vous» Et L’avènement Du «ceedo Mondialisé»

C’est dans une indifférence générale que la triste nouvelle de la disparition de l’émission Le Grand Rendez vous est passée. Je dois avouer que dans le contexte actuel, personne n’a le droit d’être surpris par une telle réaction, tellement elle s’inscrit dans l’ordre… normal des choses. Dans ce contexte d’abêtissement général engendré par les “télévisions-cigales”, le Grand Rendez-vous faisait office, avec une poignée d’autres programmes, d’une heureuse exception. Il se voulait un refus de cette conception de la télévision où l’on doit éteindre son cerveau quand on allume son poste

Mais cette disparition est le fruit d’une prise d’otage du paysage audiovisuel sénégalais, ainsi que d’un rapport au savoir qui, dans notre société, a totalement changé à la faveur de l’émergence de cet « Homme du bégué», une sorte de « Ceddo mondialisé».

Un paysage audiovisuel en otage

En réalité, le PAS (paysage audiovisuel sénégalais) est pris en otage par le capital lié au divertissement qui, dans une sorte de stratégie d’intégration verticale, utilise la télé pour préparer les cerveaux rendus inaptes par une exposition permanente à la niaiserie, à consommer la camelote culturelle dont nous figurons au premier rang des producteurs. De ce point de vue, la télé n’est pas, comme veut le faire croire une fameuse chaine, un miroir, c’est-à-dire un reflet de la société, mais elle façonne cette dernière en projetant à ses membres un modèle culturel vers lequel ils doivent tendre. Le téléspectateur devient une sorte de chien de Pavlov, auquel on essaie d’insuffler des réflexes de consommation à travers une exposition soutenue à des programmes « décérébralisants »

Cet accaparement de cet outil important, produit un nivellement par le bas de la culture populaire et même celle des élites, dont les manifestations langagières à travers un vocabulaire crasseux et dégradant, constituent l’effet le moins pervers. Le plus dangereux étant celle d’enfermer les esprits dans une ambiance de divertissement niais et loufoque qui les rend inaptes à faire tourner la roue, encore moins à la réinventer ; et qui conforte la croyance très bien répandue que le génie africain ne trouve son expression que dans le folklore et le divertissement.

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Ainsi, les envolées lyriques d’une Awa Sene Sarr déclamant les prouesses poétiques d’un Birago Diop, ou appréciant la belle prose d’une Aminata Sow Fall, ont disparu, laissant la place aux acrobaties putassières de quelques gazelles « khessalisées ». Les questionnements ô combien utiles d’un Sada Kane, entouré d’un Iba Der Thiam ou d’un Dr. Khadim Mbacké, explorant la richesse de notre production littéraire non-europhone, cèdent la place au tintamarre de ses troubadours encombrants, si ce n’est aux démonstrations de force de ces colosses créatinées sur fond de surenchère mystique.

Il y a comme une « mbayedieyefayisation » des esprits, qui rend plus qu’inutiles et désuètes les analyses fines et pointues d’un Souleymane Bachir Diagne. Ainsi s’opère une «mise en jachère des cerveaux» dont la conséquence normale, et très salutaire d’ailleurs, est leur fuite. C’est que, comme le biceps du lutteur, le cerveau humain se développe à la lourdeur des charges qu’il essaie de soulever, or, de lourdes charges, il y en a plus dans ce désert intellectuel et culturel dans lequel la télévision a fini de nous plonger.

Nous n’avons cessé de bruler Pire-Saniakhor…

En réalité c’est tout notre rapport au savoir que cette disparition met à nu. Dans la société sénégalaise précoloniale, le savoir était porté au pinacle et était un puissant outil de résistance culturelle et de transformation sociale permettant, par exemple, à nos Cheikhs d’établir une troisième voie à coté de celles de l’assimilé colonial et du Ceddo. Ce savoir dont on croit à tort qu’il n’était que religieux, avait une forte dimension sociopolitique et pourrait facilement constituer le socle symbolique sur lequel se construit une nation sénégalaise tournée vers le savoir et l’excellence.

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Nous sommes bien loin de ces ancêtres qui, par exemple, lors de l’attaque par Pinet Laprade de l’Université de Pire-Saniakhor, ont accordé plus d’importance à leurs livres qu’à leurs vies. Ils se sont plus préoccupés de cacher leurs livres que leurs corps, bien qu’étant conscients du traitement qui leur serait réservé par le pouvoir colonial.

Nous sommes bien loin de ceux-là qui, il y a juste quelques décennies, pouvaient voyager d’une contrée à l’autre, souvent dans des conditions spartiates, allant jusqu’à y résider temporairement pour pouvoir profiter d’un livre rare. Nos valeureux ancêtres trouvaient leur béatitude dans cette retraite studieuse et spirituelle qu’est le « Laxass», nous trouvons la nôtre dans l’ivresse folklorique du «Raxass».

La télévision sénégalaise actuelle consacre l’avènement d’un « Ceeddo mondialisé » dont le rapport aux choses n’est déterminé que par le « happiness », ou le « bégué » qu’il peut en tirer. Il est le produit de la rencontre entre ce qu’il y a de plus bas dans notre fonds culturel Ceddo, marqué par une légèreté morale et une forte propension au divertissement et de l’homo-festivus, cette version de l’homme mondialisé que le système capitaliste globalisé maintient dans le brouillard de l’entertainment, pour tuer en lui toute velléité révolutionnaire.

Ainsi, la triste réalité est que dans le Sénégal actuel les chemins du succès et de la consécration sociale et… cathodique passent plus par le Grand Théâtre que par les amphithéâtres. En foulant aux pieds le savoir, et en ridiculisant les espaces dans lesquels il est conservé et transmis, nous brulons tous les jours Pire-Saniakhor sans nous en rendre compte. Nous détruisons avec nos propres mains, dans une allégresse à la fois puérile et inconsciente, les outils qui sont seuls capables d’assurer notre émergence.

A quand le « scientific temper » ?

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Le hasard a fait que l’information de l’arrêt du Grand Rendez-vous est tombée au moment où la mission indienne sur Mars est arrivée sur orbite. Une prouesse scientifique et technologique mais surtout financière, si l’on sait que le montant de 78 millions de dollars qu’aura coûté cette opération ne représente même pas la moitié du budget de notre présidence. Cela n’a été possible qu’à travers une société qui porte le savoir au pinacle en la rangeant religieusement au sommet de son échelle de valeurs. Une telle situation résulte d’un leadership et d’une vision politiques insufflés à ce peuple, il y a des décennies par un certain Jawaharlal Nehru, à travers sa notion de « scientific temper ». Nehru s’est évertué à faire comprendre à son peuple que la solution à ses malheurs exige qu’ils se dotent d’un tempérament scientifique, à travers un rapport quasi religieux à la science et au savoir. Il n’est pas étonnant que quelques décennies plus tard, cette nation soit l’artisan d’une Révolution verte dont les recettes furent entierement endogènes, ainsi que d’une Révolution technologique qui fait d’une de ses villes la sœur-jumelle de la Silicon Valley.

L’émergence dont on parle tant, passera moins par les Tours de « Pompiers » que par des programmes télé qui stimulent notre intellect et nous rendent conscients des enjeux d’un monde de forte concurrence, où la meilleure arme reste des têtes bien faites. De ce point de vue, confiner la télévision dans son simple rôle divertissant peut être une erreur fatale, pour une société sénégalaise qui cherche désespérément la voie vers l’émergence.

 

Alioune Ndiaye

Montréal – Canada

alioune.ndiaye@graduateinstitute.ch

P.-S. : Il semblerait que le budget annuel d’une pareille émission ne dépasse pas les 30 millions de FCFA. Voilà une bonne raison pour utiliser les fonds politiques dont on parle si souvent

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