Au Sénégal il semble s’être développé sur les flancs d’une gouvernance affairiste un certain réflexe voir un mouvement « petit-bourgeois ». L’on pourrait s’accroîtrait à prendre cette tendance pour une dynamique socioculturelle ordinaire, mais, contre les apparences, il pourrait s’agir peut-être de l’une des nombreuses indications que la société sénégalaise est en train de négocier, non sans difficultés, une transition sociale et politique sans précédent ; qui plus est dans un contexte où les mécanismes de la régulation et de la socialisation sont, les uns démantelés dans une entreprise consciente de gouvernance extravertie, les autres assimilés, bricolés et imposés à partir de répertoires et d’univers socioculturels sinon étrangers du moins qui s’emparent d’une grande partie de la classe moyenne : ces « nouveaux riches » produits, non pas par un homme, mais par le système-wadiste qui résiste encore au dirigisme de l’émergence ; c’est-à-dire l’effet conjugué d’une économie de la prédation et de ce qui s’apparente à un épicurisme existentiel primitif.
Une « confrérie de revanchards » ou une petit-bourgeoisie en constitution ?
Le mouvement en question semble être celui de ce qu’on pourrait appeler des « néo-parvenus », c’est-à-dire une sorte de classe sociale formée par ceux qui étaient jadis rebus et condamnés des codes moraux les mieux partagés des valeurs culturelles et des moyens de la réussite professionnelle et de l’ascension sociale : l’école, l’art professionnel, l’agropastoral et les libéralités artisanales. Voila pourquoi une généralisation expéditive gommerait alors injustement les prouesses d’une génération de jeunes qui s’est faite le propre ingénieur de sa réussite depuis la fin des années 80—malgré le culbute vertigineux d’une gouvernance sous perfusion—à travers notamment le hip-hop, l’émigration, l’artisanat, le petit commerce et le sport dans une certaine mesure. Mais le nouveau mouvement dont il s’agit ici semble se constituer en une mouvance « révisionniste » dont le mot d’ordre est la fétichisme des modèles, un « tant pis si je gêne » dont le moteur est un désir obstiné, un fantasme grégaire, pour ainsi dire, de régler son compte à ce système-là qui ne veut reconnaître d’autres vertus entrepreneuriales en dehors des valeurs conventionnelles servant de support vigoureux à une certaine stabilité identitaire sociale, cela indépendamment des frontières ethniques et professionnelles.
Fait d’un attirail floconneux et baroque de figures personnelles les plus en marge du code officiel des vertus historiques, on semble vouloir dans ce mouvement se venger coûte que coûte des « anciens riches » et des « nouveaux pauvres », sachant qu’au terme du pillage libéral de ces deux dernières décennies, il est tout a fait aisé de confondre ces deux groupes situés à cheval sur la nouvelle classe moyenne et les couches paupérisées. Ce mouvement est d’autant plus problématique qu’il semble développer une conscience de classe, avec une certaine dose de tribalisme, tout en demeurant intensément déchiré par les tensions résultant naturellement de la précarité et de la fluidité des positions et des champs d’opportunités dans lesquelles paissent ses composantes.
Conscience de classe qui semble trouver sa base morale dans le culte, non pas de la réussite, mais du succès. Cette idolâtrie de la personnalité petite-bourgeoise va jusqu’à se décliner sous le mode d’une économie de l’éloge. La représentation par l’autocongratulation y procède de l’évocation héroïque de son dur passé pour attribuer à son « succès », quel qu’il soit, une dimension homérique. Par delà ce simulacre tragicomique, il s’agit pour le sujet petit-bourgeois d’effectuer la transaction symbolique qui lui permet de brandir triomphalement le statut nouvellement acquis au sein de sa classe sociale. Mieux, c’est apparemment l’endossement d’une identité de classe fondée sur l’appartenance à une nouvelle jet-set qui s’est constitué ses propres espaces d’expression et de socialisation, à savoir la presse people, les nombreux plateaux d’émissions radiotélévisées ainsi que les nouvelles planques ludiques où l’activité récréative n’est plus un simple prétexte pour la performance des élites petite-bourgeoises. En effet, l’activité récréative est devenue un rituel destinée à affirmer et à consolider les liens et à diffuser les valeurs de cette nouvelle communauté urbanisée aux origines sociales diverses et souvent conflictuelles. Les medias classiques ainsi que les espaces de socialisation traditionnels tels que les cérémonies familiales, les arènes de lutte, les divers rendez-vous sportifs, les espaces récréatifs conventionnels ou nouvellement créés (plages, night-clubs, restaurants huppés, hôtels, meetings politiques, grandes surfaces, théâtres, rendez-vous d’affaires, etc.) constituent les lieux fantasmés de ce mouvement au sein duquel les places sont âprement disputées et les réseaux constitués et entretenus sous le mode d’une violence diffuse, non sans être manifeste parfois, et s’exprimant aussi bien par la force du portefeuille que par les attaches généalogiques. L’argent et l’entregent s’y neutralisent dans un accouplement laborieux. Même si ce dernier trait caractéristique de ce mouvement pourrait autoriser à parler de « revanche des castés » dans une certaine mesure, celui-ci traverse la société, depuis institutions de l’Etat jusqu’à celles de la base sociale, des ethnies aux familles jusqu’aux professions et métiers divers.
Cela dit un noyau dur semble se dégager au-delà de cet ensemble social hétéroclite: on y trouve essentiellement des figures politiques, des sportifs, des artistes de la musique et de la danse, des hommes d’affaires issus des medias, de la Finance et du bâtiment, des hauts cadres de la fonction publiques et des grandes entreprises. Il est intéressant de noter les confusions de rôle ainsi que les reconversions au sein de cette communauté néo-bourgeoise en raison des dénominateurs communs que constituent, d’une part, le culte de la consommation ostentatoire et par conséquent, la nécessité d’amplifier les créneaux d’enrichissement matériel et symbolique, de l’autre. La tertiarisation de l’économie aidant, en plus du caractère restreint d’un cercle de promus au régime de passe-droits dans l’immense chantier a ciel ouvert d’une gouvernance publique régie par la loi de la ripaille, un sportif peut se faufiler dans la jet-set, s’aventurer dans la politique comme faiseur de paix en Casamance par exemple, ou encore se frayer un terrier dans les secteurs du bâtiment ou du voyage. Un musicien peut susciter et s’approprier un mouvement politique de soutien, puis d’opposition et négocier une place dans le régime de passe-droits ou trôner au niveau d’une collectivité locale, voire atterrir dans une chambre parlementaire. Un patron de presse peut suivre un parcours identique, tout comme un marabout-politicien. Un homme d’affaire, un politicien, un haut-cadre, tous peuvent se reconvertir en sportif amateur d’un nouveau sport bourgeois comme le golfe ou la course automobile afin de conquérir publiquement une identité de jet-seteur et affirmer un mode de vie jadis reclus qui en trouve ainsi l’opportunité. Une danseuse peut ingénieusement manipuler ses apparitions à la télévision, ou encore ses rencontres fortunées au grand théâtre, et convertir en monnaie d’échange les assauts des généreux donateurs, prédateurs sexuels, des délinquants à col blancs pour finir comme personnel consulaire, animatrice d’une émission ou bien manager d’hôtel, pratiquante de golfe au soir, à coté des directeurs généraux, ministres et députés. Les exemples peuvent être multipliés à souhait et empiriquement soutenus.
Une visée morale suspecte
La visée morale de ce mouvement qui est commandée par la culture de consommation et le besoin d’ostentation qui peut en découler pour les sujets petit-bourgeois va inéluctablement être de résister sinon de renier les critères classiques ou conventionnels de la vertu et de l’exemplarité au sein des structures sociales. Moralement, il devient malaisé de faire avec les idées de la vertu corporelle, sexuelle, managériale que la religion et les us et coutumes tenaient pour inviolables jusque-là. C’est alors que ce mouvement petit-bourgeois doive user de ses ressources symboliques et matérielles pour développer et diffuser ses propres codes afin de survivre à l’univers des codes conventionnels. Le vestimentaire, le nutritionnel, la beauté, le spirituel, le traditionnel, le moderne, pour ne citer que ceux-là, sont alors investis et réinterprétés sous un nouveau jargon d’épicurisme relativiste. Lequel idiome use de la presse people, du show-biz et du simulacre assimilationniste des téléfilms pour contrer les indignations et les réprimandes d’une société médusée et visiblement prise de court par un mouvement qui lui paraît plus réformiste qu’il ne se veut réformateur. Bien plus que résister, il s’agit de disqualifier et de dépasser moralement et politiquement les codes établis sur la beauté, la décence, la féminité, la masculinité, la sobriété, la solidarité, la droiture, bref le mouvement dans/vers le succès. Des spiritualités urbaines voire fraternelles mêlant clandestinité, matérialisme éclairé et individualisme réprobateur, tendent à se substituer aux spiritualités collectivistes, ascetistes et monolithiques des religions conventionnelles. Aux civilités sexuelles et aesthétiques se superposent des aménités libertaires affectionnant fantasmes et irrédentismes que l’on justifie au besoin en s’appropriant un langage sublimé de la laïcité et du changement. C’est en ce sens que le mouvement est proche du nihilisme culturel et de la dérision spirituelle.
Un mouvement nihiliste ?
Vivant avec le sentiment douloureux d’impuissance face à une dislocation du présent par rapport au passé, la plupart de ces figures petite-bourgeoises fortunées ou rescapées des cataclysmes de la gouvernance sopiste, et gens de mœurs incriminées, doit prendre sa revanche sur une société tantôt conservatrice tantôt adulatrice. Cependant, plus qu’une « revanche des castes », ou bien celle des professions du vice sur les labeurs de la vertu, il semble plutôt s’agir de deux dynamiques plutôt conflictuelles : le besoin de transformer une position de classe en une hégémonie politique et sociale d’une part, semble difficilement conciliable avec celui de stabiliser et de consolider les statuts et les rôles au sein de ce mouvement néo-bourgeois, de l’autre. La prétention à incarner les valeurs d’un Sénégal nouveau porté vers les clinquants de la modernité est contrée par le recours aux ressources de la « tradition » par lesquelles se conquièrent et se légitiment les statuts et l’identité néo-modernistes. Tous les nouveaux riches ne seraient pas forcément de bonne naissance (yax bu rëy !), encore moins des parangons de raffinement, même si tout le monde est peut-être branché sur Canal+ ou TFM. Tous ne seraient pas de la banlieue ou des Almâdies. Même si la quasi-totalité de la néo-bourgeoisie est issue des bas fonds les plus socialement précaires, les plus culturellement handicapés et politiquement à l’usage en sous-mains de mafias et d’élites fameusement néo-modernistes qui pensent pouvoir reformater la société et la rediriger vers un ailleurs fantasmé par la magie du spectacle politico-médiatique.
Il faudra également s’en souvenir : les medias n’ont pas proliféré accidentellement ces dernières années. A coté des boites ouvertes par une soldatesque politique pour s’enjoindre la guerre, une bonne partie de l’industrie médiatique est née dans des conditions douteuses dont la contestation a même conduit à des affrontements entre patrons de presse. De même les soi-disant nouveaux « acteurs » d’un certain cinéma sénégalais de type urbaniste, culturellement extraverti et ouvertement anticonformistes et, donc, nihilistes, n’a pas vu le jour fortuitement. Y a-t-il eu un travail méticuleux de quelques groupes et gourous pour relier le mouvement à des activités économiques et commerciales, politiques et intellectuelles, dont le but est de lancer une offensive et de se défaire de l’entrave des institutions vitales de la société: religieux, autorités coutumières, famille, solidarité, école ?
On est porté à le penser étant donné qu’on voudrait renforcer le pouvoir des medias, au lieu d’une remise en cause de leur rôle et de leurs abus techniques et déontologiques. Au même moment, sont curieusement ignorées les alertes contre ces dérives sur les enfants et la viabilité de certaines institutions sociales ainsi que sur le pluralisme spirituel et ethnique de la société. La déliquescence de l’école continue de faire les frais d’une vision mercantile de la socialisation. En regardant de plus près les origines sociales et les itinéraires de nombre d’entre les figures de cette nouvelle élite petite-bourgeoise au niveau des medias, des espaces de loisirs, ainsi que le développement d’une certaine jet-set et de sa presse-people on se rend compte de l’existence d’un agenda pour valoriser et vendre un programme néo-moderniste plus proche du nihilisme que de la modernisation culturelle. Laquelle n’est pas clé en main d’ailleurs. Il semble bien que derrière l’innocence a priori de ce mouvement médiation-artistique et politico-affairiste se cache un vaste programme de déroutage des fonctions vitales et de l’identité de la société en commençant par l’enfance, le genre et la famille.
Aboubakr Tandia
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