Il peut paraître bien curieux, en ce troisième millénaire, de voir des gens se passionner pour la culture ou affirmer, au risque de choquer, leur attachement à une langue qui, plus est, leur est étrangère. C’est que, dans le monde d’aujourd’hui, l’économie et la technologie semblent être les seuls domaines qui requièrent de l’intérêt. Ainsi, les préoccupations culturelles n’auraient plus de sens et devraient être rangées aux oubliettes. Se persuader d’une telle idée serait verser dangereusement dans l’erreur. Culture et développement, dans tous les sens, ne sont pas antinomiques. Mieux, je ne provoque pas, c’est la culture qui fait le développement. Je vais le montrer à travers ce syllogisme :
le développement est une œuvre humaine (c’est l’homme qui fait le développement)
or, c’est la culture qui fait l’homme
donc, c’est la culture qui fait le développement.
Et il est fort à parier qu’aussi longtemps qu’il y aura des hommes, la culture restera au centre de leurs préoccupations. En effet, quoi qu’en pense Rousseau, l’homme demeure, par nature, un être de culture.
Toute langue, c’est un fait bien connu, est porteuse d’une culture. Dès lors, apprendre une langue, c’est aussi apprendre une culture. Ainsi, langue et culture sont intimement liées, l’une étant un moyen d’expression (et d’enseignement) de l’autre. De ce point de vue, on ne peut manquer de se poser cette question inquiétante : ne risque-t-on pas de perdre sa culture en maîtrisant une langue étrangère ? Comment peut-on mieux exprimer sa culture que dans sa langue maternelle ? Si notre culture fait ce qui nous rend différents des autres, ne courons-nous pas le risque de l’altérer en voulant la véhiculer dans une langue qui n’est pas nôtre ? A contrario, avec plus de tolérance et moins de passion, on peut se demander si la langue étrangère que nous parlons n’est pas source d’enrichissement.
Mon propos est de convier à cerner les rapports complexes entre la langue française et nos cultures nationales afin d’apporter plus de lumière sur un débat très passionnant.
Pour éclairer les rapports qu’entretiennent la langue française et les cultures d’expression française (en Afrique principalement, pour ce qui nous concerne), je parlerai d’abord de la situation du français dans le monde, puis je tenterai de dire quels sont les apports- s’il y en a- de cette langue dans les pays où elle est pratiquée, enfin j’essaierai de voir s’il y a lieu ou non de parler de rapports conflictuels entre le français et les cultures nationales.
Si le français est aujourd’hui parlé par plus de deux cents millions d’individus, c’est qu’il a largement débordé –et ceci depuis toujours – les frontières de l’Hexagone. Parlée d’Est en Ouest et du Nord au Sud de notre globe, la langue française ne connaît ni la même fortune ni la même situation d’une région du monde à une autre. Pour faire percevoir cette différence de statut, statut particulier tributaire de la façon dont il s’est implanté et dont l’ont possédé ses locuteurs, les didacticiens du français parlent, dans un souci méthodologique, de français langue maternelle (FLM), de français langue seconde (FLS) et de français langue étrangère (FLE). Il est bien évident que le français n’a pas le même statut en France, au Sénégal ou en Roumanie, par exemple.
– le FLM (France, Suisse, Belgique, Québec) renvoie à la situation de ceux qui ont le français comme langue maternelle, comme langue première, j’allais dire de ceux qui sont nés avec !
– dans certains pays, le français connaît une situation sociolinguistique particulière car, alors qu’il n’est pas la langue maternelle de beaucoup de personnes, il n’en est pas moins le principal vecteur de la communication sociale (langue de l’école, de l’administration, de la sphère politique, des media, etc.). C’est cette situation que l’on trouve dans les pays d’Afrique francophone où le français a été imposé par la colonisation comme langue d’usage (FLS).
– ailleurs, comme en Roumanie, le français n’est ni langue maternelle, ni langue d’usage, comme dans la situation décrite plus haut, et on parle, dans ce cas, de français langue étrangère privilégiée.
Mais, au-delà de ces différences, il existe une unité quelque part, celle-là indéniable qui montre qu’il y a une expression plurielle de cultures francophones.
La question de la relation entre les cultures africaines d’expression française et la langue française a régulièrement alimenté des débats passionnés et renouvelés. Tel un leitmotiv, les poètes de la Négritude ont présenté la langue française comme un facteur de déracinement et d’acculturation. Il s’est agi, d’abord, pour les intellectuels négro-africains de rejeter la civilisation occidentale, imposée par la violence coloniale, pour affirmer une identité noire. C’était, donc, de bon ton, d’insulter le maître blanc à travers sa propre langue. N’est-ce pas là un premier paradoxe ? Paradoxe douloureux perceptible dans ce cri de Léon Laleau :
« Ce cœur obsédant, qui ne correspond
Pas à mon langage ou à mes coutumes,
Et sur lequel mordent, comme un crampon,
Des sentiments d’emprunt et des coutumes
D’Europe. Sentez-vous cette souffrance
Et ce désespoir à nul autre égal
D’apprivoiser avec des mots de France,
Ce cœur qui m’est venu du Sénégal ? »
Saisi d’un besoin contradictoire de dire sa culture et de la dire dans une langue étrangère, l’Africain se trouve dans une situation hybride, hybridité produite par l’école, la langue et la culture étrangères. Cheikh Hamidou Kane, dans L’aventure ambiguë, montre merveilleusement cette hybridité.
Dans la problématique d’une identité culturelle africaine, on s’est plu à montrer la langue française comme l’ennemi de nos cultures. On peut, bien sûr, comprendre un tel point de vue si l’on accepte que la culture est, avant tout, la mémoire d’un peuple, c’est-à- dire la conscience d’une certaine continuité historique (Kundera). La mêler à une autre culture peut faire peser sur elle des menaces, sinon de disparition, du moins d’altération. Ce faisant, la préserver relève presque d’un instinct de survie. Mais, il ne faut pas se tromper de cible dans le désir de réaliser un tel objectif. Le français n’est pas une négation de nos langues et de nos cultures nationales. Il les valorise, au contraire. N’a-t-il pas permis, grâce au talent de nos écrivains, de faire connaître nos valeurs culturelles, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du continent ? Le français est d’abord une langue d’intercompréhension, de communication. Dans certains pays d’Afrique où il n’y a pas une langue nationale dominante, le français est, par excellence, l’outil par lequel les populations se parlent, achètent, vendent et s’informent. De plus, le français est pour nous une langue d’ouverture sur le monde et c’est par là, assurément, qu’il est un instrument privilégié dans la promotion de nos valeurs culturelles. Et, pour paradoxal que cela puisse paraître, le français a assuré la réhabilitation de la culture africaine bafouée par la
Colonisation (cf. Négritude). Le français est ainsi perçu comme une langue de libération et de liberté, même si c’est une langue d’aliénation. Aujourd’hui, il est indéniable que le rapport au monde moderne, en Afrique francophone, s’est établi à travers la langue française et c’est elle qui nous permet de penser ce monde et de le saisir.
Par ailleurs, une culture ne peut, au risque d’imploser, vivre repliée sur elle-même. Dans l’affirmation d’une identité, nous avons besoin de l’autre. En effet, l’identité ne se révèle que là où apparaît la différence. Ainsi, la présence d’une autre culture nous a été salutaire car elle a permis, dans le même temps, de révéler une différence, expression de notre propre culture. Et, de ce point de vue, nous pouvons revendiquer le français comme partie intégrante de notre culture. Le français n’est plus la propriété jalouse des seuls Français. Et sans cultiver particulièrement le goût du paradoxe, j’affirme, avec force, que le fait francophone fait partie de notre sénégalité, de notre africanité.
Et nos langues nationales, me dira-t-on ? Faudra t-il les vouer aux gémonies ? Je n’envisage aucune francophonie qui ne prenne en compte nos langues nationales, répondrai-je. Si le français nous est encore indispensable pour accomplir certaines fonctions définies, nous ne devons nous faire à l’idée d’y recourir sans le respect, l’étude et la promotion de nos langues. D’ailleurs, certains ne l’acceptent et ne le revendiquent que dans la juste mesure où il pourra être un moyen d’expression de nos réalités authentiques et de la culture de chaque peuple, de chaque ethnie. On ne peut, du reste, aujourd’hui, étudier le français en Afrique sans l’envisager à travers les relations qu’il entretient avec les langues nationales. Ceci paraît d’autant plus vrai que, chez nous, nous pouvons remarquer, depuis quelques années déjà, l’émergence d’un français « africain », produit par des interférences linguistiques, des calques, des emprunts de nos langues nationales. De ce point de vue, on peut dire que la culture africaine a aussi apporté quelque chose au français, en l’enrichissant. Il n’est que de considérer les particularités syntaxiques, morphologiques et lexicales du français d’Afrique par rapport aux normes du français standard pour s’en convaincre.
Au total, nous pouvons dire qu’au-delà des contradictions apparentes, le français et les cultures nationales d’Afrique ne s’opposent pas. Ils se complètent. Ils s’enrichissent mutuellement. Le français doit agir, au sein de la communauté francophone, comme un instrument de dialogue des cultures, dialogue des cultures possible et nécessaire, à partir du respect et de la reconnaissance mutuels. C’est pourquoi les autorités politiques, par dessus le discours, doivent tendre vers un effort concerté d’éducation transculturelle. Les objectifs politiques et économiques attachés à la Francophonie ne peuvent se réaliser que dans le dialogue de nos cultures si diverses et la compréhension de nos peuples si différents. À l’heure où la planète est devenue un petit village, le français doit plus que jamais être un facteur de rapprochement, la francophonie un espace de solidarité. C’est seulement de cette manière que nous pourrons tenir sans la crainte de voir notre langue et nos cultures dévorées par la boulimie de la civilisation anglo-saxonne.
Daouda Cissé
Montréal
cisdaouda@gmail.com