Intellectuel ? Drôle de statut. Navrant. Fluctuant. Dérisoire et fragile. Différent d’une branche, d’un cursus ou d’une clé de garçonnière de parlementaire sub-saharien, on ne l’emprunte pas, on ne le choisit pas non plus : c’est lui qui vous prend. Mais l‘important est ailleurs.
Dans les mésaventures auxquelles, comme on peut, nous faisons face. Il serait aussi dans les entendus, dans les sous-entendus et malentendus qui ne sont qu’autant d’émanations des «peaux d’âne» dont parlait Cheikh Anta Diop. Au fond, l’histoire des intellectuels africains mériterait bien des sacrifices d’encre, des thèses et autant d’antithèses, au lieu de n’être qu’objet ou sujet en permanence inscrit en l’ordre de jour d’inféconds postillons et palabres. Je veux, par là, insinuer à quel point le vocable souffre de confusion et du viol récurrent dont les auteurs ne sont, à dire vrai, que chacun(e) de nous-mêmes.
Qui est intellectuel et qui ne l’est pas ? A partir de combien d’impostures accède-t-on au grade ? Il me semble qu’un préalable est à considérer, qui consisterait à déterminer, délimiter, la ligne rouge devant séparer intellectuels et lettrés. Trop souvent, on appelle intellectuels des gens ayant juste acquis des diplômes, qui plus est, octroyés par l’école occidentale. Et c’est aussi cela qui conforte tellement de quiproquos. Un intellectuel, ce n’est absolument pas qu’un «porteur de certificat, voire un détenteur de brevet». Il serait, plutôt, une femme ou un homme ayant choisi d’envisager le monde d’une certaine manière, c’est-à-dire, en accordant priorité à des valeurs et principes comme l’engagement, la cogitation suivie d’actions et l’aptitude à assumer ses opinions. Ce n’est pas parce qu’on est maître, ou docteur de ceci ou spécialiste de cela qu’on est un intellectuel. Sans remonter aux cheikhs Oumar Al Foutiyou, Ahmadou Bamba et Maodo Malick, Kocc Barma, Lat Dior, Maba Diakhou, Aline Sitoé et toutes les femmes de Nder, etc., qui dénierait à Abdoul Aziz Sy Daa’Baax le statut d’intellectuel- et de premier ordre ? Et, ce qui est extraordinaire, ceux-là que j’ai cités n’eurent le moindre complexe, la moindre honte de méconnaissance des alphabets français et anglo-saxon. Bien au contraire !…Leurs legs sont et seront, jusqu’à la fin des temps, plus que des leçons de vie, autant de parchemins et viatiques nous restituant à nous-mêmes.
Ce n’est pas parce qu’on parle français (debout, assis et couché) au point de même rêver certains soirs en français, qu’on est un intellectuel. Si Sartre était un intellectuel, ce n’était point parce qu’il était philosophe et agrégé de l’Université. Intellectuel, Sartre l’a été et ce jusqu’à la mort, parce qu’il était convaincu que toute existence est faite de choix et que cette aptitude est, en priorité, ce qui nous distingue des singes et apparentés. Ainsi, avait-il embrassé puis épousé – pour le meilleur et pour le pire – un nombre incalculable de défis à relever qui occasionnèrent bien des hics, toutefois pleinement assumés, dans sa riche et enrichissante trajectoire de vie.
Chez nous, au Sénégal et dans toutes les Afriques, ne courent pas les rues, les diplômés et lettrés (dans «les langues des colons») qui opteraient de s’exposer, de mettre leurs aises personnelles en danger et au nom d’idéaux que d’aucuns jugent de folies de bantous romantiques. A côté de cette catégorie, il est une autre constituée de diplômés et lettrés qui, eux aussi, ont choisi et choisi de rouler pour et avec les pouvoirs. Puisqu’il faudra bien mourir un jour, il faut bien vivre, de et/ou pour ou contre quelque chose, n’est-ce pas ? Ainsi, énormément de diplômés et lettrés ont pris leur distance d’avec la plèbe pour n’avoir de cahier de charges mental que la satisfaction de leurs propres besoins d’animaux dénaturés. Quitte à cirer des pompes, à sombrer dans la soft laudation ou dans les bassesses les plus insoutenables : tout bonnement, vendre leur âme au plus vil des prix si nécessaire. Le constat, double et laconique, donne ceci : trop de postures ne sont qu’autant d’impostures et la renégation serait la parfaite destinée des élites. Tous comptes faits, il n’est pas donné à quiconque d’être Ousmane Blondin Diop ou de penser la vie comme le firent les Lamine Senghor, les Alfousseynou Cissé, Steve Biko, Guevara, Ken Saro Wiwa et, plus proches de nous, les Mamadou Diop et autres guérilleros urbains qui ont osé, en eux, réveiller et fait agir le naïf essentiel sommeillant en tout citoyen que le sort bienheureux de la collectivité occupe et préoccupe au plus haut point. Chaque époque a ses tribuns, ses trublions et martyrs, comme «chaque génération sa mission, qu’elle doit remplir ou trahir», n’est-ce pas ?
Se posent, alors, les poignantes questions de la vie et de la responsabilité humaines. Dites, Fanon serait un intellectuel et les cheikhs Ahmadou Bamba et Omar Al Foutiyou Tall pas du tout ? Pourquoi Sidy Lamine Niasse et les animateurs des mouvements «Y en a marre», «M23», ne mériteraient pas d’être (des) intellectuels? Et les gens du «Forum civil», d’«Amnesty international», de la «Raddho» et corps assimilés, qui oserait, une seconde, leur refuser les atours du concept ? Intellectuel, dites-vous ? Pourquoi Castro le serait-il et Cheikh Ahmad Tidiane Sy- Al Maktoum, pas vraiment ? Sartre indiscutablement, mais Serigne Moussa Kâ et le Thierno Souleymane Baal ou les signataires de la Charte du Kouroukan Fouga pas vraiment, voire pas du tout ?
Qu’on se le tienne pour validé et pour de bon : l’étiquette d’intellectuel n’est point dans la langue d’usage, encore moins un fétiche exclusivement réservé aux gens issus de l’école française et qui auraient, au mieux, «fini tous les livres et cahiers du Toubab», comme on le dit, le croit et fait croire, à tort et à travers, chez nous, au Sénégal. L’intellectuel comme appellation honnêtement contrôlée relève d’une option et d’une éthique par lesquelles- sans possibilité de compromission ou autre idiotie de classe – l’individu s’oppose à tout ce qui serait injustice ou entrave aux droits de l’Homme.
Nicolas Sarkozy, gauche à dessein et sincère en lui-même tout à la fois, déplorait que l’Afrique ne soit «pas assez entré dans l’Histoire». Il avait raison pour moitié et tort pour moitié. Par contre, ce qui paraît absolument sûr et certain, demeure l’impératif face auquel nous sommes de faire recouvrer au concept d’intellectuel et ses syllabes d’accueil et tous les objets qui lui ont, de tous temps et en toutes les latitudes du monde, donné sens, crédit et crédibilité : de Diogène à Malick Noël Seck, en passant par Voltaire, Hugo et Zola, Cheikh Anta et Nkrumah, Mandela et Me Wade, Marley et Sankara, etc. En définitive, il s’agit, et de manière non erratique, d’être en cohérence avec soi-même et en conformité avec les légitimes humeurs et aspirations des «personnes insignifiantes». Faire corps avec les autres et devoir être, en récurrence, ou «la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche» ou «la voix (libérée) de celles qui s’affaissent aux cachots du désespoir» ? Voilà le signe particulier essentiel. D’autant que cela est bien plus valorisant, bien plus reposant, que devoir toujours vivre au gré des vents «qui tournent». Et juste pour des prébendes et autant d’autres «fausses valeurs». Hé, qui donc a parlé de «vestes et ndockettes retournées», d’hypocrisies rutilantes et de rouges trahisons dans la République des idées ? Pas moi en tous cas ! Surtout pas moi déjà en plein dans tellement de barouds d’honneur pour la Culture, pour ses animateurs et autres agents de promotion(s).
Elie-Charles MOREAU
Mouvement Alternative-Culture
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