Bien que profondément attaché à la science et à la quête de la vérité, Cheikh A. Bamba ne manquait cependant pas de critiquer la propension bien connue de nombre de théologiens et de savants musulmans à s’engager dans des polémiques sémantiques ou ontologiques, souvent oiseuses ou de nature tellement hermétique que l’exercice exclusif de la raison ne pourrait, à son avis, jamais les résoudre.
Controverses qui, dans l’histoire de l’Islam, ont souvent, il faut dire, plus divisé les croyants sur des détails métaphysiques qu’affermis réellement. Pour le Cheikh, comme pour d’autres grands maîtres soufis, certaines réalités ne sont accessibles qu’à une élite restreinte que le Seigneur a jugé suffisamment méritante pour en être la dépositaire, mais nullement pour des sujets n’ayant pas atteint un degré de perfection spirituelle et de connaissance gnostique (ma’rifa) convenable (…)
Cette position de Cheikh A. Bamba nous semble conforme à celle préconisée par Ghazali, une de ses principales références dans le soufisme durant sa jeunesse, surtout si l’on se réfère au combat de celui-ci contre les philosophes et les idées mutazilites. Ne pouvant ici discuter entièrement de cette question des rapports entre Islam (ou Soufisme) et philosophie, nous nous contenterons de citer deux passage d’un article où Souleymane Bachir Diagne (Columbia University) décrit successivement deux conceptions assez contradictoires sur l’ « hostilité » de Ghazali envers l’exercice philosophique, dont ce dernier paraissait, à l’analyse, redouter plutôt les dérives :
« C’est vrai que Ghazali a, en quelque sorte, frappé d’anathème l’usage philosophique de la raison ; et toute la question qui se pose quand on regarde l’histoire intellectuelle du monde de l’islam, c’est de dire que tous ceux qui se sont justifiés des thèses de Ghazali ont trouvé prétexte pour expliquer en quoi ils étaient hostiles à la démarche philosophique, en quoi ils étaient hostiles à l’ouverture du monde intellectuel de l’islam à d’autres savoirs étrangers, en quoi ceux-là ont ainsi défavorisé le développement intellectuel de l’islam. » («Le Soleil », Vendredi 22 Octobre 2010, interview sur son livre « Comment Philosopher en Islam ? » (Editions Phoenix, 2010))
Mais dans un second passage, le professeur Diagne semble relativiser cette hostilité, en retrouvant un Ghazali profondément philosophe, même si c’est selon une autre acception : « Mais je fais intervenir à la fin de mon livre un autre Ghazali parce que, vous savez, un philosophe comme Averroès, venu après Ghazali, n’a jamais pris au sérieux la condamnation de Ghazali. Il dit : Oui, Ghazali a parlé contre la philosophie pour des raisons qui font, en réalité, qu’il voulait s’adresser aux masses parce qu’il était contre l’élitisme des philosophes, mais profondément, disait Averroès, Ghazali est l’un de nous, même s’il a écrit contre les philosophes. Je crois que beaucoup d’œuvres de Ghazali lui donnent raison. Et c’est ce deuxième Ghazali (philosophe) que j’ai également considéré en conclusion. Le Ghazali soufi, qui comprend le pluralisme, qui comprend la notion d’ouverture et qui comprend un peu ce que j’ai dit du temps [en perpétuel mouvement] tout à l’heure.» (Ibid.)
Une question intéressante que nous fûmes tentés, en tant que chercheur sur le Mouridisme, de nous poser, à la suite de cette problématique des rapports entre soufisme et philosophie, est la position (tacite ou explicite) de Cheikh A. Bamba par rapport à la démarche philosophique. Surtout si l’on sait qu’il fut fortement influencé, comme beaucoup d’autres grands maîtres soufis, par la lecture des Ihyâ Ulumi Dîn (Revivification des Sciences Religieuses) de Ghazali, ou peut être même par la lecture des célèbres Tahafut al-Falasifa (L’incohérence des philosophes) où Ghazali résume ses critiques contre la philosophie ou plutôt contre une certaine conception de celle-ci. Même si le cadre ne nous permet pas de traiter entièrement ce problème ici, notre conviction est que tout dépendra de la définition et du contenu que l’on voudra donner au concept de « philosophie ».
Car, s’il s’agit de l’exercice de la raison pour résoudre des questionnements profonds que peut se poser l’homme, tout en reconnaissant certaines limitations que la seule raison ne pourrait jamais résoudre en dehors d’autres moyens de connaissance non exclusivement « rationnels », il ne fait aucun doute que Cheikh A. Bamba magnifie cette forme de philosophie (spirituelle) dont la finalité, à ses yeux, reste la « Sagesse ».
« Sofia » comprise comme l’aptitude de l’homme à se conformer le plus parfaitement possible au projet d’adoration de Dieu, aux fins d’atteindre le maximum de Bonheur dans les deux mondes (Fawzayni). C’est ce qui explique d’ailleurs pourquoi le Cheikh exalte la méditation (Tafakur), l’utilisation de la raison (‘aql), l’acquisition de la science etc. qu’il considère comme l’une des pratiques les plus importantes pour un croyant.
Tel qu’il le clarifia dans ses Masâlik : « [La véritable connaissance incite] à aimer la Vérité, les retraites spirituelles, la méditation, la réflexion et la pensée (…) Quant à la méditation, elle est comptée parmi les activités les plus précieuses si elle est fréquemment pratiquée. (…) Il a été rapporté qu’une heure de méditation est supérieure à une année d’adoration [sans méditation]. (…) Car l’homme ne peut acquérir une clairvoyance et une capacité de compréhension parfaite qu’en exerçant un esprit lucide dans la méditation. De la même façon, la foi ne devient ferme et parfaitement sincère qu’à partir de la profonde réflexion. Sache que la foi sincère et inébranlable générée par la méditation ne ressemble point à la croyance spontanée et intuitive ; la première étant la plus solide.
L’on rapporte même qu’un instant de méditation [sur les Réalités Divines] est de loin plus utile que des actes d’adoration infinis [accomplis sans méditation]. Cette préférence est due au fait que la foi du croyant qui se livre à la méditation croît en force et en stabilité car la Vérité se révélera clairement à lui et, ainsi pleinement convaincu, il accédera à la pureté et à plus de stabilité spirituelle. O cher frère ! Sache que l’intensité de ta foi augmentera en fonction de la profondeur de tes pensées… Fixe bien ton regard dans le miroir de la méditation, en cultivant la solitude, et la Vérité se révélera alors à toi…» (Masâlik, v. 172, 413, 426-435)
Toutefois, malgré l’importance de la méditation et de la réflexion (base de l’interrogation philosophique), si cet exercice de la raison se fait sans aucune limitation, avec un esprit de rébellion (nietzschéen) ou de négation envers Dieu et les principes religieux les plus élémentaires (comme ce fut souvent le cas dans l’histoire de la philosophie moderne, surtout en Occident), cette sorte de philosophie devient alors, aux yeux de Cheikh A. Bamba, hautement subversive et condamnable, car menant l’homme, non plus vers la vraie « Sagesse » (Hikmah), mais plutôt vers un égarement profond, un doute sans fin et vers sa perte, ici-bas comme dans l’Au-delà. Comme il eut à le dire :
« [La vraie connaissance] n’est point celle qui mène vers l’hostilité, vers les polémiques infinies et autres controverses inutiles. Ni celle qui pousse l’homme à la présomption, à la suffisance et à l’agressivité. Ni celle qui suscite la colère, les disputes et l’obstination dans l’erreur. (…) La nature de la connaissance est telle que, soit elle conduit l’homme vers la véritable sagesse, soit elle le mène vers une profonde perdition. (…) Certes, n’est point savant celui qui ne craint pas réellement Dieu, quand bien même aurait-il épuisé toutes les disciplines de la science…» (Masâlik, v. 166-168, 178, 183)
Ainsi, pour Cheikh A. Bamba, qui lie la pensée à l’acte d’adoration, la théorie à la pratique cultuelle, ce n’est pas la philosophie qui, en réalité, englobe la réflexion religieuse (ou la métaphysique), mais plutôt la Foi qui justifie et origine tout. La Foi n’exclut nullement la Raison, tel que l’on s’échine à nous l’enseigner en Terminale, mais l’englobe et la nourrit. La véritable piété et une pratique religieuse sincère et éclairée étant d’ailleurs l’un des moyens les plus efficaces pour accéder à la Vérité philosophique. Le degré de connaissance du fidèle qui s’y applique dépassant toujours celui du commun : « Craignez Dieu et Il vous instruira, car Dieu est Omniscient.» (2:282), « Si vous craignez pieusement Dieu, Il vous donnera un pouvoir de discernement (furqân), effacera vos mauvaises actions et vous absoudra.» (8:29).
Ainsi, dans le schéma islamique rappelé par Serigne Touba, le savoir humain, quel que soit son degré de complexification et de sophistication, ne demeurera, par principe, qu’une parcelle très limitée et contingente de la Science Divine : « Ils n’embrassent de la Science [de Dieu] que ce qu’Il veut.» (Coran, 2:255) En un mot, pour le Cheikh, la philosophie peut constituer l’une des formes d’adoration les plus élevées et les plus utiles de l’être humain.
A condition seulement de satisfaire à certaines limitations prescrites par Dieu et de ne pas mener, au contraire, son auteur à la négation, au doute permanent et à la relativisation absolue et constante de toutes les vérités, même les plus sacrées (dans un esprit de défiance prométhéenne suicidaire de l’homo-modernus). C’est sans doute cette vision que semble avoir perçue F. Dumont, lorsqu’il jugeait l’approche soufique de Cheikh A. Bamba, par rapport à certaines catégorisations classiques : « Le soufisme d’Amadou Bamba a une portée pratique et non spéculative » (La Pensée religieuse d’Amadou Bamba, Nouvelles éditions africaines, 1975, p. 546).
C’est aussi probablement cette vision de la connaissance qui explique, à notre avis, le rapport étroit et direct entre la vie de Cheikh A. Bamba et ses écrits. Rapport qui fait que l’on ne puisse pénétrer profondément ses écrits qu’à travers le prisme de sa biographie et de ses expériences personnelles spirituelles et mystiques. En effet, l’on peut aisément sentir que, chez Cheikh A. Bamba, l’écrit n’est point uniquement le fruit d’une spéculation théorique mais constitue plutôt une sorte de matérialisation subliminale de son propre vécu, l’expression fidèle et rationalisée de réalités profondes, ne se confinant pas toujours aux limites de la rationalité.
En somme, un « miracle » divin procédant de la Grâce infinie de Dieu, comme il eut à le préciser : « Karâmatî khattu yadî » (Mes miracles sont mes écrits). Autrement dit, les « qasidas » symbolisent la personne de Cheikh A. Bamba elle-même. C’est cette relation assez particulière du soufi avec son verbe que nous décrit Anawati dans ce passage : « L’expérience mystique étant quelque chose d’essentiellement personnel, ne peut être interprétée qu’à la lumière de la vie même du mystique, au delà de son expression verbale.
Il nous faut connaître en détail le comportement durant sa vie de l’auteur étudié, son attitude à l’égard de ses proches, son témoignage devant la mort, – et cela d’après des biographies critiques, et non seulement à travers des légendes, – pour pouvoir juger si ce qu’il nous rapporte de ses expériences est une pure fiction littéraire ou la description fidèle d’un phénomène vécu. Rien n’est plus facile que de répéter de magnifiques sentences ou de réciter de sublimes prières. Autre chose est de les produire spontanément sous l’action d’une grâce de choix.» (Georges C. Anawati dans « Mystique musulmane : aspects et tendances, expériences et techniques », Editions Vrin, 1986).
A. Aziz Mbacké Majalis
——- (Extraits de notre ouvrage « KHIDMA : La Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le Pouvoir Politique au Sénégal), Éditions Majalis, 2010, pp. 297, 318-321)
Dans notre prochain post, nous vous relaterons un intéressant épisode de la vie de Cheikh A. Bamba à même d’illustrer son approche particulière de la réflexion philosophique et de ses limitations ontologiques…
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