Le «sexe» est devenu ambiant et omniprésent dans l’espace médiatique et, par ricochet, dans l’univers mental des Sénégalais. Il est partout ! Il fait tout ! Le mythe de la «femme-objet», symbole du fantasme le plus extravagant de l’homme, est devenu le cristallin de toutes les chaînes de télévision. Matin, midi, soir : les belles filles sont devenues le symbole de l’ornement érotique d’un vide médiatique très profond.
Il y en a qui ont tout bonnement compris que la télévision pouvait être un espace et un moyen de sublimation de leurs tendances de «filles de joie» et en tirent le maximum de profit. La nudité (ou ce qui la symbolise) est devenue un objet commercial : c’est la publicité de la sensualité.
Par publicité, nous entendons ici l’action de rendre public, populaire, commun : les filles de la télé ne se gênent plus, par exemple, de s’asseoir juste pour mettre en valeur leurs cuisses et leur poitrine. Les atours de la femme, ses lèvres, sa poitrine, etc. sont zoomés par les caméras, comme pour signifier que les tabous sont archaïques et incommodants pour la femme moderne.
La permissivité et le dévergondage ont atteint des proportions incommensurables sans que les prétendus organismes de régulation de l’audiovisuel (dont l’existence est devenue superflue) n’opposent la moindre critique.
Dans le recrutement et le traitement salarial du personnel de télévision, la beauté féminine est devenue le premier critère de sélection, la compétence en termes de superficialité et de folklore est le deuxième critère ; et le professionnalisme n’est qu’une contingence. Le sexe a donc pris le pouvoir à la télé et les Sénégalais découvrent la télé sexualité. Les séries de téléfilms sans âme sont le prétexte pour montrer la sensualité et domestiquer ainsi le désir des Sénégalais d’abord et leur esprit ensuite.
La faculté critique est de plus en plus dépossédée aux citoyens ingénieusement transformés en «télécitoyens» : la cité est d’abord dans la télé avant d’être dans la réalité objective. La façon dont la cité et ses problèmes doivent être vécus est également enrégimentée selon des standards propres aux producteurs télé qui sont devenus également des producteurs de conscience.
Sous la forme d’un divertissement ininterrompu, la sensualité, le lyrisme féminin et le spectacle (tous moyens du fric) sont devenus les axes essentiels de la production télévisuelle. «J’incarne l’obscénité, donc j’existe», «j’exhibe mon intimité, donc je suis», «je me dévergonde, donc je suis» : telles sont aujourd’hui les formules du prototype du vedettariat sénégalais.
Peu de gens savent que le port du bikini sur les plages est contemporain à une révolution de la sexualité consistant à faire du sexe, un des moteurs de la société de consommation. En banalisant la femme de cette façon, on a réussi à exciter les fantasmes et à fouetter le désir d’accumulation, puis le désir de la consommation qui garantit la satisfaction du désir d’être reconnu (c’est-à-dire de ressembler aux modèles standards du show-biz et de télé-business).
La consommation «sans répit» à laquelle nous sommes assujettis par la diversité et l’attirance des produits ne nous donne plus le temps de vraiment aimer. L’amour est dénaturé parce qu’artificiellement produit par le biais du virtuel et de la machine en général. Notre société est tellement médiatisée, informatisée et mécanisée que nous adoptons des attitudes de plus en plus mécaniques, nous éprouvons des sentiments de plus en plus artificiels.
La surabondance de l’information sur le sexe, la sexualisation outrancière de l’amour qui en résulte, sa banalisation, la précocité avec laquelle on est instruit de ces choses : tout ceci concourt à abrutir l’amour. Sur ce point précis, il faut dire que davantage l’homme enregistre de progrès, plus il dégénère sur le plan strict de l’amour pur. Notre époque est justement celle où l’amour se résume à trois choses liées : sexe, spectacle et argent.
L’imbrication de ces trois choses élague progressivement la dimension morale contenue dans l’amour. Aussi, au défunt amour platonique a succédé un simple amour charnel qui se monnaie comme toute marchandise et dont le culte est quotidiennement fait à la télévision par le biais des téléfilms.
L’amour est donc profondément en crise et la prolifération des téléfilms sur l’amour en est l’illustration parfaite. L’amour constamment ruiné par la mécanisation et par l’informatisation des relations inter-humaines : il est dès lors désespérément recherché dans la fiction, compensé dans le virtuel. Le danger des téléfilms réside d’ailleurs dans le fait qu’ils constituent une propédeutique silencieuse à un amour tel que voulu et conçu par la société de consommation.
Ainsi, ce qu’il faut dire, ce qu’il faut faire, la manière dont on doit s’habiller, celle dont il faut recevoir de la visite chez soi, tout est exposé par le canal du petit écran pour façonner le nouvel homme. La propédeutique de l’amour distillée à travers les téléfilms a tellement truqué l’amour, avec un romantisme robotique, qu’on en est arrivé à un stade où on aime «l’amour» à la place des personnes.
La personne humaine n’est plus à proprement parlé l’objet de l’amour, ce qui est aimé chez elle, est désormais la chose qui lui appartient le moins, c’est-à-dire les artifices romantiques qui lui sont inculqués par la télévision.
L’envoûtement par les téléfilms et par la téléréalité n’a pas encore révélé toute l’étendue de son péril sur l’humanité de l’amour et sur la liberté. La dépossession de l’homme moderne n’a rien de comparable dans l’histoire de l’aliénation du genre humain, car dès qu’on commence à trouver des raisons et des formes définies à l’amour, ce n’est plus à proprement parlé de l’amour.
Il ne saurait y avoir d’exemple d’amour : un modèle d’amour n’est pas un amour, le mimétisme dans l’amour tue l’amour. L’amour est authentique ou n’est pas, chaque amour est vécu dans la tendresse (personnelle), dans le risque (personnel) de la frustration, de l’échec, de l’abîme ou du bonheur.
Dès qu’on commence à codifier l’amour au contraire, c’est-à-dire à lui trouver des canevas d’expression, on le vide de sa substance naturelle ; or c’est précisément à ce niveau que la société de consommation est redoutable : la miniaturisation abusive de l’espace et des produits, celle de la pensée (par le biais du logo et du credo), ont fini par tuer la spontanéité de l’homme pour faire de celui-ci un robot. Ainsi dans le domaine de l’amour, les clichés d’amour que nous consommons à travers les téléfilms nous ont transformés en de simples guignols de l’amour.
Quand l’amour peint à travers les téléfilms devient le miroir devant lequel l’amour réel doit s’ajuster et se réajuster, c’est assurément le comble de la comédie dans l’amour. Le prosaïsme et la superficialité de certains feuilletons télévisés produisent chez nos enfants, des comportements d’une obscénité révoltante. Tout obéit à une logique de restitution mécanique de comportements «consommés» sans discernement, avec une intempérance telle que cela s’est traduit par une sorte d’«indigestion» psychique.
Alors il ne faut pas se plaindre du fait que les mariages deviennent de plus en plus éphémères et connaissent des fins dramatiques : l’amour qui les fonde est inhumain, inauthentique. La mécanique amoureuse, qui règne actuellement dans nos cœurs, ne peut pas être une base solide d’une relation aussi sacrée et aussi subtile que le mariage.
A force de chercher le romantisme, on a simplement mis la charrue avant les bœufs : le romantisme ne doit ni ne peut être la cause de l’amour. C’est l’amour qui doit devenir romantique et non le romantisme amour. Le romantisme n’est pas une fin.
De ce point de vue, les téléfilms nous causent beaucoup de tort, car ce qu’ils nous apprennent en fin de compte n’est pas de l’amour, c’est du romantisme, de l’amour caricaturé, enseveli sous des couches de frivolité extrêmes.
Ainsi sur la «tombe» de l’amour, on a édifié des stèles magnifiant la gloire de la rapacité pour l’argent et du mensonge sentimental. Tel est donc le triste sort de l’amour dans le cœur d’hommes devenus esclaves de deux de leurs artifices les plus dangereux : la télévision et l’argent.
Après avoir tué le sport (par la mafia et le sponsoring «nébuleux» et l’esprit (par les jeux de l’esprit primés), l’argent a parasité l’amour. La télévision quant à elle, en plus de servir de relais à toute cette mascarade, travaille toujours à dénaturer l’amour en le peignant sous une forme tellement romantique qu’il devient ridicule.
Les séries télévisées, le divertissement magico-sportif qu’on appelle lutte sénégalaise et les téléfilms sénégalais sont des moyens indirects de contrôler les citoyens en les fixant dans le sensationnel et le superficiel.
Ainsi, à force de confier leurs rêves à la télévision, nos compatriotes ont fini de devenir les apprentis de leurs propres fantasmes au lieu de faire face objectivement et efficacement à la réalité. Consommateurs d’un langage puéril, extravagant et superficiel, les Sénégalais sont aujourd’hui des imitateurs et non des créateurs.
La consommation asservit et dépossède l’individu de sa liberté en lui faisant croire qu’il consomme librement. C’est ainsi que les nouvelles divinités sénégalaises sont devenues Eros (dieu du désir ou de l’amour dans la mythologie grecque), Fortune (divinité qui présidait aux aléas de la destinée humaine, et qui distribuait les biens et les maux selon son caprice) et Spectacle : cette trinité a pour prophète la célébrité et pour apôtres les animateurs télé et les journalistes.
Après avoir réussi à s’imposer comme directeurs de nos désirs, les médias sont devenus les directeurs de nos cœurs et de nos consciences.
Mais qu’est-ce qui se joue derrière la scène de l’obscénité médiatique ? Nos compatriotes comprennent-ils suffisamment l’enjeu de cette course effrénée et éhontée vers l’audimétrie par l’omniprésence du sexe ?
Alassane K Kitane
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