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Le Dilemme Sénégalais

Le Dilemme Sénégalais

«En vérité, Dieu ne modifie pas l’état d’un peuple, tant que les [Individus qui le composent] ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes. » (Coran, XIII, 11).

Une large frange de la population sénégalaise est confrontée aujourd’hui à la pauvreté, en dépit des taux de croissance économiques affichés.

Ceci peut être formellement appréhendé à travers plusieurs indices de pauvreté qui, bien que discutables, tant dans leur méthodologie d’approche que dans leur pertinence, sont  confortés par les réalités de la vie quotidienne au Sénégal.

Ainsi, la mendicité se développe de façon exponentielle dans les grandes villes, tout comme le chômage, tandis que les populations des zones rurales et péri-urbaines continuent d’être frappées par l’ignorance, la difficulté de satisfaire les besoins alimentaires quotidiens, d’accéder aux services de santé, au logement et au transport, à l’eau, à l’électricité et au téléphone, en somme à tout ce qui participe d’une bonne qualité de vie.

Cette situation n’est ni nouvelle ni spécifique au Sénégal. Elle n’est pas nouvelle, parce qu’elle se posait déjà avec acuité au moment où notre pays recouvrait sa souveraineté. Elle  n’est pas non plus spécifique au Sénégal, car aujourd’hui encore, plusieurs habitants de la planète vivent dans la misère et la pauvreté, particulièrement dans l’hémisphère Sud, mais aussi au sein même des pays les plus avancés.

Cependant, il est loisible de constater que plusieurs pays asiatiques classés comme pauvres dans les années 1960 (Corée du Sud, Singapour, Malaisie, Taïwan, Indonésie, Thaïlande, pour ne citer que ceux-là) ont su, en une génération, émerger du sous-développement et améliorer fortement la qualité de vie de leurs citoyens.

Sans mésestimer les circonstances favorables dont ont pu bénéficier certains de ces pays (aide internationale substantielle, existence d’une base pré-industrielle et d’un savoir-faire local, etc.), il n’en demeure pas moins que leur succès s’explique d’abord par un effort intense de toute la Nation réunie, sous la coordination de leaders déterminés et visionnaires.

Confronté aux mêmes difficultés de départ, le Sénégal a essayé, tout au long des cinquante années passées, de réformer son système économique, pour le rendre plus favorable à la croissance et au développement.

Mais, avec le recul, il apparaît que  nos choix ont été globalement moins efficaces que ceux des pays asiatiques. Là où ces derniers ont multiplié par plus de dix, voire quarante, leur PIB par tête d’habitant entre 1960 et maintenant, nous n’avons pu, au mieux, que le maintenir quasi constant.

Si nos résultats n’ont pas été à la hauteur des espoirs fixés, c’est parce que nous n’avons pas attaqué le problème là où il fallait ; nous avons été subjugués par les effets (la correction des déséquilibres et imperfections économiques) en oubliant leurs causes profondes et leurs racines. Et, tant qu’il en sera ainsi, notre pays ne pourra pas réaliser des taux de croissance élevés, par exemple de l’ordre de 10%.

Comme le dit l’adage, « le développement se passe d’abord dans la tête ». Il s’agit, en effet, rien moins que de procéder à une « combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à accroître cumulativement et durablement son produit réel global » (François Perroux).

Il nous faut donc, si nous voulons accélérer la croissance et le développement, et partant réduire fortement la pauvreté, s’attaquer aux pré-requis qui facilitent ces changements psychosociaux et que Walt W. Rostow qualifie de facteurs stratégiques dans sa théorie des étapes du développement.

Parmi ces facteurs stratégiques,  deux se révèlent décisifs dans l’explication des succès asiatiques : un leadership politique efficace et l’adaptation du système de valeurs aux exigences du développement.

Toutefois, ce diptyque appelle des choix difficiles : les pays asiatiques qui ont réussi ont dû effectuer une transformation sociale profonde, faire bouger les populations à un rythme effréné et leur faire accepter des sacrifices énormes (épargne forcée, travail dur, discipline absolue, etc.).

L’application d’une telle méthode de gestion des hommes au Sénégal ne manquerait pas de heurter les us et coutumes faits de « masla », de recherche du consensus et de solidarité du groupe.

En outre, l’aspiration des Sénégalais à la démocratie rend d’emblée  inopérant l’autoritarisme utilisé, avec succès, par les leaders asiatiques pour introduire des changements vertueux dans leurs sociétés.

Le dilemme sénégalais est ainsi posé: comment concilier les acquis culturels et démocratiques avec les changements de comportement indispensables au développement?

C’est de la responsabilité du leadership politique de résoudre ce dilemme persistant, en organisant la transformation sociale.

Mais pour être crédible dans cette démarche et convaincre les citoyens d’adopter les valeurs positives, le leadership doit d’abord commencer par effectuer son propre « aggiornamento » de manière à remplir efficacement ses attributions.

Sept rôles et caractéristiques sont généralement attendus du leadership politique:

  1. le leadership doit être capable de définir une vision réaliste et une aspiration commune à toute la société, basées sur les acquis et le potentiel de la nation. Pour notre pays, la vision pourrait être de « faire du Sénégal, à l’horizon 2025, un pays émergent où la pauvreté aura été fortement réduite»;
  2. cette vision doit être partagée, fonctionnant comme un pôle de convergence de toutes les forces du pays. Un tel consensus suppose au préalable que les objectifs poursuivis soient bien compris par la population et qu’il soit créé un climat tel que les citoyens sont fiers de contribuer significativement à l’atteinte des objectifs communs. Le programme « Vision 2020 » de la Malaisie constitue à cet égard un bel exemple à suivre.

La population doit aussi adhérer au leadership et  lui exprimer une confiance sans faille ; ce qui n’est possible que si le leader est reconnu comme proche et sensible aux attentes des citoyens, prévisible et fidèle à sa parole, transparent et équitable, digne d’exemple parce qu’au-dessus de tout soupçon. S’il en est ainsi , le leadership et les citoyens ne formeront plus qu’un seul corps, mus par la même volonté d’aller de l’avant, engagés à réussir ensemble et à affronter tous les défis. L’histoire montre que les grands leaders ont toujours vécu une telle expérience avec leurs peuples;

  1. le leadership doit aussi être en mesure de gérer efficacement les affaires du pays. Il lui faut planifier les actions à mener, fixer des priorités, mettre sur pied un tableau de bord et des indicateurs de progrès, faire preuve de capacité d’anticipation, de veille stratégique et de flexibilité, prendre, après réflexion et consultations, des décisions orientées vers des résultats tangibles et non vers des solutions politiquement correctes et, enfin, veiller à l’application effective des mesures arrêtées.
  2. le leadership doit être coordonné, étroitement soudé et uni par un esprit d’équipe et de loyauté réciproque, de manière à envoyer des signaux clairs aux populations ;
  3. le leadership doit faire en sorte que des institutions solides prennent en charge les problèmes dès qu’ils émergent plutôt que de les laisser traîner. Le service public doit ainsi rester professionnel, impartial et isolé de toute influence partisane ou corporatiste, tout en étant soumis à une obligation de résultat sous la pression du leadership politique.

En retour, les agents publics doivent bénéficier d’un traitement motivant et de perspectives de carrière satisfaisantes et uniquement fondées sur la compétence et le mérite individuels. Singapour, qui possède l’une des administrations les plus compétitives et les plus intègres du monde, a ainsi décidé, en 1994, d’indexer les salaires des directeurs d’administration à ceux du secteur privé ;

  1. le leadership doit s’assurer de la mise en place de lois et règlements clairs, prévisibles, appliqués à tous et respectés par tous. Il doit aussi veiller à la sécurité des citoyens et organiser rationnellement le développement des infrastructures économiques et sociales (écoles, centres de santé, routes, eau, électricité, etc.) dans le pays, en exigeant qu’elles soient réalisées avec une grande qualité et un coût minimal.

Il doit surtout former et mettre en situation de responsabilité des jeunes qualifiés, aptes à s’adapter aux nouvelles technologies, créatifs et entreprenants, dotés de toutes les conditions nécessaires pour exprimer pleinement leur talents et libérer leurs énergies;

  1. le leadership doit considérer que le peuple, par la volonté de Dieu, lui a confié un dépôt, en attendant de lui qu’il le fructifie avant de le transmettre à la prochaine génération de leaders qu’il doit s’évertuer à détecter et à former.

Au Sénégal, il est regrettable que beaucoup de cadres fort brillants, préférant la tranquillité de la vie privée,  refusent de s’engager dans la politique, réduisant ainsi le potentiel du personnel politique au niveau national et local. Le Premier Ministre de Singapour, conscient de ce problème, a décidé de faire le tour de son pays pour inciter les cadres les plus brillants à s’intéresser à la politique et préparer ainsi une relève de qualité.

Ces sept facteurs combinés donnent au leadership tous les atouts et toute la légitimité pour décréter la transformation sociale, mobiliser les citoyens autour des tâches du développement et les convier à adhérer aux valeurs positives.

En effet, l’expérience montre qu’un pays ne peut se développer durablement, que si ses habitants se comportent d’une manière favorable à la productivité et à l’efficacité économique.

Sept vertus sont au minimum nécessaires à cet effet :

  1. La volonté de travailler dur et bien
  2. La discipline et le respect des règles
  3. L’attachement au savoir et à la connaissance
  4. Le sens de l’épargne
  5. L’esprit d’entreprise et la capacité d’initiative
  6. L’intégrité
  7. L’aptitude à coopérer avec les autres, dans un esprit de confiance.

On sait, depuis Max Weber (« l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme »), que ces comportements ne pourront prévaloir que si le système de valeurs et de croyances de la société les considère comme vertueux.

Au Sénégal, fort heureusement, ni les croyances religieuses (islam, christianisme), ni les traditions, ne sont fondamentalement incompatibles avec les sept vertus mentionnées.

Le croyant est en effet mieux préparé que quiconque pour s’astreindre à son devoir, avec sérieux, discipline et endurance, puisque c’est son lot quotidien dans l’exercice de son culte. Le prophète Mouhammed (paix et salut sur lui) appelle d’ailleurs le travail, « l’obligation qui vient après les obligations [religieuses] ». Tous les prophètes (PSL) ont ainsi été de grands travailleurs. Selon Ibn Abbas (Al Hakem) : « Adam était laboureur, Noé était menuisier, Idriss était tailleur, Moïse était berger ». Le prophète Mouhammed (PSL) fut lui-même berger et salarié.

C’est pourquoi, il a pu dire que « personne n’a jamais mangé quelque chose d’aussi bon que ce qu’il a gagné de ses propres mains. David, prophète de Dieu, ne mangeait que ce qu’il gagnait de ses propres mains » (Sahih Al Boukhari).

En outre, le croyant véritable a l’avantage particulier de mettre de l’éthique dans la conduite de son travail et de son affaire (mériter son salaire et sa rétribution, éviter l’usure, la tromperie et le mensonge,). La religion lui demande en effet de s’améliorer constamment, après avoir fait son introspection et s’être demandé des comptes avant qu’on les lui demande. Il peut ainsi donner la pleine mesure quand il mesure, peser avec une balance exacte, respecter son engagement ainsi que son contrat, comme le lui demande le Coran (XVII, 34 et 35). Ce qui corrobore le fait que « la vertu renforce l’économie » comme le défend le Prix Nobel d’Economie Amartya Sen.

La religion musulmane, comme chrétienne, fait également de la recherche du savoir une obligation pour tout croyant, l’encourageant à la poursuivre partout sur la terre (Hadith prophétique).

Pour leur part, les coutumes sénégalaises recèlent plusieurs valeurs favorables au développement et à la recherche de l’excellence.

Ainsi, les notions de « nawlé » (confrères), de « diom » (persévérance) et de « gathié » (honte collective) sont fréquemment utilisées dans les familles pour galvaniser les jeunes à concourir dans la quête des performances. Ceci explique les efforts énormes que les émigrés sénégalais déploient à l’étranger pour être des travailleurs infatigables et des entrepreneurs dynamiques et avisés, donnant ainsi la preuve que tout est question d’environnement et de motivation pour libérer pleinement l’énergie qu’on a en soi.

Le succès du secteur informel tire aussi son origine dans l’utilisation des règles sociales comme la bienveillance et l’entraide, l’interdépendance et la coopération, toutes choses qui améliorent la performance du marché. Selon Amartya Sen, l’existence de tels réseaux de confiance et de facteurs de loyauté a joué un rôle considérable dans la réussite industrielle du Japon.

La seule valeur positive dont on peut s’interroger sur la compatibilité avec nos croyances et nos traditions, c’est celle de l’épargne.

La charité et la libéralité envers les proches et les nécessiteux constituent des obligations dans la religion musulmane et chrétienne dont se réclament la plupart de nos concitoyens. Elles pourraient donc entraîner une réduction de la propension à épargner, et partant les possibilités d’investissement. Toutefois, Dieu dit dans un verset coranique : « ne porte pas ta main enchaînée à ton cou (par avarice) et ne l’étend pas non plus trop largement, sinon tu te trouveras blâmé et chagriné » (Coran, XVII, 29).

C’est donc une question de modération et de juste milieu en toutes choses, vertus qui sont à maints égards encouragées par le Coran et la Sounnah, allant jusqu’à appeler les croyants, la communauté du juste milieu (Coran, II, 142).

En outre, la dépense envers les nécessiteux permet à l’efficacité économique et à la justice sociale de cohabiter et de se soutenir mutuellement, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir l’Etat-providence pour corriger, d’autorité, les inégalités. La faible incidence de l’extrême pauvreté dans notre pays est ainsi due, pour une large part, à la forte solidarité qui existe dans la société.

Au total donc, les croyances et coutumes sénégalaises peuvent tout à fait s’adapter avec les comportements favorables au développement.

Ce qui est en jeu, c’est donc moins le système de valeurs que la pratique qu’en font les Sénégalais.

Nous avons la réputation de ne pas accepter de travailler dans des conditions difficiles, de gaspiller nos richesses dans des dépenses de luxe, d’attendre tout de l’Etat plutôt que de prendre nous-mêmes des initiatives, de ne pas protéger les biens communs à toute la collectivité (propreté des rues par exemple), de développer de brillantes idées sans chercher à les mener à terme, de ne pas respecter les règles posées par l’autorité et de rechercher systématiquement une intervention pour en être dispensées.

S’il en est ainsi, c’est simplement parce qu’un effritement de nos valeurs communes s’est produit, devant l’absence d’une vision claire et partagée par tous de là où le Sénégal doit aller. S’il en était autrement, et qu’un consensus existât sur les objectifs visés par la nation et les moyens d’y arriver, chaque sénégalais se les approprierait et se ceindrait les reins pour adopter les comportements inhérents à leur réalisation. La satisfaction morale d’avoir contribué à porter son pays plus haut et de l’avoir  rendu plus fort ne vaut-elle pas tous les sacrifices ?

Les valeurs s’effritent aussi devant le manque de réprobation et de sanction des écarts de comportement aussi bien par l’Etat que par la société, frisant parfois la complicité et le fatalisme devant ce qui paraîtrait irrémédiable. Un cercle vicieux s’établit alors, exerçant ses effets dévastateurs particulièrement auprès de certains jeunes devenus sans espoir parce que sans repères.

Le leadership a, plus que tout autre acteur de la société, l’obligation de rompre ce cercle vicieux et de rétablir l’équilibre des valeurs, en commençant par montrer lui-même l’exemple et en faisant preuve, tout à la fois, de pédagogie, d’esprit de méthode et de volontarisme.

Pédagogie pour promouvoir, par l’éducation et la communication, les bons comportements et les avantages qu’ils rapportent à la collectivité en termes de progrès économique et de bien-être social et culturel.

Esprit de méthode pour sérier les différentes valeurs positives et identifier des instruments appropriés pour les inculquer, de manière pratique, aux populations. Par exemple, l’épargne forcée pourra se justifier si des mécanismes de prêt au logement ou d’assurance maladie lui sont rattachés. De même, le développement de l’esprit d’entreprise et du sens de l’épargne pourra se faire effectivement si les enfants y sont initiés, par des jeux, dès l’école primaire. Le développement de la discipline et du civisme trouverait également un terrain fertile dans l’encouragement de la pratique des arts martiaux (le taekwondo, pour en citer un) par les jeunes.

Volontarisme pour conduire rigoureusement le chantier du rétablissement des valeurs positives et raffermir ainsi le caractère des citoyens.

Tant il est vrai, comme le dit un sage,  que «c’est son caractère qui fait à chacun son destin ».

 

 

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