La société sénégalaise est traversée de codes, de normes, de croyances et de représentations qui se violent ou qui sont incompatibles. Les croyances supposées caduques gardent encore une certaine vivacité, sinon resurgissent dans les nouvelles ; les normes, en plus d’être confuses, ont des espaces et des temps de validité et d’invalidité, etc. C’est pourquoi d’ailleurs l’existence sociale est non seulement conflictuelle mais aussi fécondatrice d’égarement et d’abasourdissement pour ceux qui ne sont pas capables de voguer avec équilibre dans les différents courants.
La lutte traditionnelle permet d’illustrer ce paradoxe d’une société sénégalaise qui évolue et subsiste en se contredisant sans cesse. Il faut dire que la lutte a tellement enregistré de succès et a créé un engouement populaire si fervent qu’il est difficile d’y porter un regard critique. En tant que sport, la lutte traditionnelle est, comme tous les sports, un ciment des relations humaines en même temps qu’un outil de sublimation de certaines forces agressives contenues dans l’homme. En plus de ces paramètres, la lutte sénégalaise contribue à résorber le taux de chômage et, par ricochet, le taux de criminalité. Tel est, du moins, le point de vue de certains professionnels du milieu, parce que dans ce domaine également nos sociologues ne semblent pas aller plus loin que les approximations de l’opinion publique : aucune étude scientifique ne permet, en effet, de vérifier de telles allégations. Mais les faits montrent que c’est un sport en pleine expansion et qu’elle mobilise des milliers de jeunes.
Pour toutes ces raisons donc, la lutte est un sport dont la noblesse et l’utilité sociale ne font point de doute. Cependant la forme que prennent les galas de lutte, la façon dont l’argent est « distribué » dans ce milieu, les pratiques mystiques, etc., suscitent des inquiétudes et des interrogations légitimes. En tant que manifestation de la culture sénégalaise, la lutte est révélatrice de toute la complexité de la société sénégalaise : une société qui a adopté le syncrétisme comme mode de production culturel. Dans nos langues, dans nos croyances et dans nos représentations morales et intellectuelles, il y a, en permanence, la manifestation de ce syncrétisme. Les croyances religieuses sont assurément la sphère où le syncrétisme est plus ostensible. Les Sénégalais ont jalousement gardé des croyances païennes dans leur mode de vie et cela fonctionne de manière tellement harmonieuse que ça ne gène presque personne.
C’est dans la lutte que les pratiques fétichistes et animistes propres au paganisme sont les plus ostensiblement exercées publiquement par des musulmans. On ne peut, dans l’absolu, rien reprocher au paganisme comme croyance, car la croyance est avant tout une manifestation de la liberté humaine. Toutes les croyances se valent du point de vue de l’analyse rationnelle. Mais là où le bât blesse c’est que le mélange de certaines pratiques avec l’Islam par exemple dénature celui-ci. C’est quand même étrange qu’un lutteur vienne déclamer avec fierté et même arrogance le nom de son guide spirituel et se permette en même temps des pratiques fétichistes. Quelle lecture un enfant ou un étranger pourrait faire d’une association aussi étrange ? N’y a-t-il pas de risque que nos enfants finissent par s’imaginer que ces illustres personnes dont on invoque quasi religieusement le nom dans l’arène avaient des affinités quelconques avec ce milieu ? Ceux qui, à propos du débat sur le monument de la renaissance africaine arguaient de l’incompatibilité de cette œuvre avec nos religions sont unanimement muets sur cette étrange confusion qu’on fait dans l’arène. Pourtant l’immixtion du nom des marabouts dans l’arène est non seulement grosse de dangers, mais elle est aussi en violation flagrante du principe de la laïcité des lieux de sport.
La question n’est pas de savoir si la lutte, en tant que sport, est bannie par la religion ou pas. Le problème est plutôt de savoir si les pratiques occultes, les tenues de lutte, etc. sont compatibles avec les prescriptions essentielles de l’Islam. Les amoureux de l’opinion facile aiment rétorquer que la lutte est une espèce de digue de rétention de notre patrimoine culturel traditionnel et que pour cette raison, il faut la préserver de toute modification qui en altérerait la nature. Mais une pratique est-elle bonne et rationnelle tout simplement parce qu’elle est traditionnelle ? La tradition est-elle un dogme contre lequel on ne devrait rien entreprendre ?
Pourquoi faisons-nous preuve de conservatisme outrancier à propos de la lutte alors qu’au même moment nous nous défaisons quasi-globalement de nos traditions dans d’autres domaines. ? La vérité est que la frilosité aux innovations dans la lutte est relative à des enjeux qui n’ont rien à voir avec la lutte elle-même. Tous les sports évoluent et cette évolution est exigée par les autres mutations que connaît la société elle-même. On ne peut pas continuer à exiger des lutteurs qu’ils combattent torse nu au 21e siècle alors que certaines combinaisons sont parfaitement compatibles avec le « Nguimb ». Ce refus de s’adapter à la modernité ne se justifie plus, sinon il cache une volonté de maintenir les lutteurs dans une sorte de « conscience primitive » que reflète un accoutrement primitif. Le jour où les lutteurs commenceront à s’organiser en syndicats, ce dogmatisme qui entoure le milieu de la lutte s’effondrera.
Il faut cesser d’abrutir les lutteurs et la lutte par la pérennisation de pratiques et de représentations incompatibles avec le progrès. Il faut, sous ce rapport, s’efforcer d’extirper ce sport de l’obscurantisme en le codifiant davantage et en le rapprochant davantage du monde scolaire et universitaire. Intégrer la lutte dans les disciplines scolaires n’est pas seulement possible, c’est devenu une nécessité et ce, pour deux raisons. La première est qu’au regard de l’engouement qu’elle suscite il est urgent d’allier ce sport aux études pour éviter qu’il ne détourne définitivement les jeunes des chemins de l’école. La deuxième est qu’il faut freiner le processus d’abrutissement de la lutte par une humanisation des lutteurs. Il ne faut pas que ce sport devienne un gît exclusif des médiocres et un mirage qui convainc les jeunes que même quand on ne peut rien faire d’autre dans la vie, la lutte peut être une échappatoire.
Alassane K. KITANE
Professeur au lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
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