Tous les systèmes démocratiques se caractérisent en dernière instance par leur tendance quasiment naturelle à évoluer et à se transformer de manière régulière et innovante. Pour cela, les règles régissant les divers jeux de pouvoirs n’émergent pas violemment des querelles interminables et intéressées des courtisans du peuple pour sa tête et ses biens. Pas plus que de leurs compromis expéditifs et ententes indépassables. Mieux, les règles sont convenues pour être mises en œuvre de manière indistincte et durable et pour être vénérées par eux tous. Á coté et en amont des règles qui sont censées parvenir dans le répertoire des us et coutumes de la classe dirigeante, les principes qui les énoncent ou leurs servent d’adjuvants doivent valoir jusqu’à l’auto-sanction de la responsabilité individuelle. La démission par exemple, qui vaut trop peu et survient de manière automatique en démocratie, est restée une chose rare voire introuvable chez nous, si elle n’est pas décrite comme un péché, un suicide social, ou une hérésie égoïste contre la famille, la tribu ou le clan.
Le Sénégal que l’on dit démocratique n’a jamais vu un parti de gauche infléchir le cours ennuyeux du règne des coalitions et des alliances de circonstances pour s’emparer du pouvoir de manière civilisée et le transformer dans un sens révolutionnaire. Le système politique sénégalais se caractérise par un fait rébarbatif: l’instabilité institutionnelle, l’indétermination dans les mécanismes du jeu politique, la stérilité idéologique doublée d’une incapacité d’innovation terrifiante de la classe politique. Ces vices et damnations expliquent l’indocilité et la frilosité récurrentes qui font rage parmi les partisans et les militants politiques.
Jusqu’à ce jour les formations politiques consistent en trois sortes: les résidus non recyclables de la colonisation et des confrontations idéologiques laissées derrière elle par la charnière des luttes d’indépendance et de la Guerre Froide; les alliances et coalitions opportunes reflets d’un apprentissage sélectif et perverti de la liberté d’association dont la démocratie moderne a pourvu l’humanité consciente; les maintes officines bigarrées échafaudées à la suite de divorces brusques et brutaux, ou en vue de mariages incestueux entre des frères de naguère—puisque les sœurs sont minoritaires et à la tête d’aucune célèbre chapelle. Pis, les appellations de ces factions et amalgames de convictions et ressentiments sont concoctées entre quatre murs, suite à un laborieux exercice de mots fléchés et d’évitement de la loi. Ces différents appareils et rassemblements partisans ont en commun de requérir pour les usages surannées la bénédiction de parrains et de camarades ou frères de loges et d’Internationaux idéologiques a-polarisées. Nous devons en effet observer le fait flagrant que le monde ne bouge plus sous l’impulsion vertueuse des Internationales idéologiques comme celles du socialisme, du libéralisme, ou de leurs formes extrêmes telles que le tatchérisme ou le communisme. Au lieu de cela, le monde est soumis aux coups de boutoirs vicieux des internationales oligarchiques de la finance, des sectes et des réseaux de criminalités de toutes sortes qui savent trouver les bonnes empoignades avec les milieux politiques et militants.
Tandis que nous persistons à situer notre initiation à la démocratie à l’ère ou nous étions des sujets étrangers aux enjeux de ce qui se jouait contre nous entre 1948 et 1958, le risque nous guette de terminer notre siècle de peuple indépendant sans nous entendre sur les épices de la démocratie: le mandat du Président de la République, l’égalité juridique, l’égalité foncière, l’égalité des chances, le seuil minimal de soumission généralisée à l’intérêt général, la vénération de la responsabilité civique, entre autres habitudes de bons initiés. Autant que les appareils de militantisme politique, notre carte d’électeur qui tient lieu de notre souveraineté et de notre responsabilité morale et civile procure moins de tranquillité et de confiance que les divinations et les incantations des uns et des autres lorsque l’on en vient à jauger les incertitudes de l’avenir, comme avec l’hivernage et le croissant lunaire. Pourtant, nous n’avons jamais cessé de voir essaimer en notre sein et chez nous des partis dits politiques, des mouvements dits civils et citoyens, des prétendants à la capitainerie du vaisseau. Et pour cette station-là, plus de deux centaines de formations partisanes, dont la majorité est inconnue du peuple, décident souvent à la place de millions de citoyens. Est-ce parce que nous n’avons jamais eu une idée partagée de ce qu’est la citoyenneté démocratique?
Qu’à cela ne tienne. L’immortalité politique dont sont dotés la majeure partie des acteurs politiques fait d’eux des primats jaloux de leurs couvents si ce n’est des hominiens inaptes à l’évolution. Ce n’est guère charrier que de décrire la réalité de cette façon-là. Car, loin de suggérer le contraire ou le similaire, la « totémisation » du leadership et de la concurrence politiques est, à l’instar d’une croyance répandue, une tendance superstitieuse d’autant plus vieille au Sénégal qu’elle est amplement mise en scène à travers les pratiques réifiées de transhumance, de fusion, de scission et de fossilisation d’adversités rédhibitoires et de compagnonnages infécondes et oiseuses. Ainsi donc, plus qu’un fétiche protecteur pour les primates et autres mutants accidentés de l’arène politique et de l’excellence administrative, l’immortalité politique demeure le syndrome épouvantablement atavique d’une démocratie foncièrement discursive et cannibale.
Il n’est pas étonnant qu’un congrès qui rentre dans le cadre normal du fonctionnement d’un parti politique aboutisse souvent à la dislocation ou à la fragmentation des formations politiques. Ce syndrome continue d’empoisonner nombre de formations partisanes les plus fossiles et les plus représentatives du Sénégal. Ainsi du Parti Socialiste qui demeure englué dans la difficulté à asseoir la légitimité de son chef depuis le fameux congrès de 1994 dont la perte du pouvoir en 2000 constitue à n’en pas douter une des conséquences. Même l’Alliance des Forces du Progrès ainsi que l’Union pour le Renouveau Démocratique ont du mal à survivre à ces tumultes persistants, tant leurs chefs respectifs veulent rester éternellement aux commandes, assumant ainsi leur posture de fétiches et de totems pour les uns et les autres. Les velléités de changement entretenues par les caciques les plus ambitieux et les plus téméraires sont perçues comme des dissidences et de complots intolérables sévèrement punis. A l’épreuve de la longue carrière totémique de son leader Abdoulaye Wade et de la perte brutale du pouvoir, le Parti Démocratique Sénégalais persiste dans ses grabuges claniques depuis que l’idée a été agitée en 2011—en 2004 si l’on se rappelle de la version du leader de Rewmi Idrissa Seck dans ses fameux CDs—de faire du parti l’héritage de Karim Wade et de ses alliés de la Génération du Concret.
A un degré moindre et du fait de sa courte longévité, l’Alliance Pour la République tend à céder au syndrome du totémisme caractéristique du leadership politique et militant. L’épisode du conflit de personnalités entre le chef Macky Sall et son numéro deux Alioune Badara Cissé, comme on en a connu dans les vieilles formations et souvent au sommet de l’Etat, n’est pas le seul facteur qui confirme cette tendance. Les manœuvres souterraines au sein de cette formation et de la coalition Macky 2012 semblent de plus en plus dégager l’espace politique et l’horizon partisan au profit du chef de l’APR. Cette dynamique ressemble beaucoup à ce que l’on a déjà vu avec les formations historiques que sont le PS et le PDS ainsi que leurs boutures amputés en l’occurrence l’AFP, l’URD, Rewmi, Bokk Giss-giss. L’on risque de voir le chef de l’APR apparaître pour un fétiche et un totem dont l’immortalité devra garantir la survie à d’innombrables réseaux de solidarité, de groupes d’intérêt, et de pontes trop investis dont les affaires se confondent avec la marche de l’Etat. Si les totems et les fétiches sont de plus en plus reniés et profanés comme au PS, au PDS et à l’AFP, c’est davantage à cause de leur dépérissement esthétique et leur perte du Pouvoir que pour la volonté de renoncer aux mécanismes intellectuels et institutionnels du totémisme et du fétichisme politiques. On s’en rend compte en observant que les jeunes loups et les militants peu ou mal initiées de la nouvelle génération partagent avec leurs dieux la même impotence idéologique, le faible gout de l’innovation, la platitude argumentative et l’aisance ubuesque avec les conditions et les pratiques actuelles de cannibalisme politique. C’est donc moins la superstition ou la croyance que les clercs-totems qui sont contestées dans l’agitation courante pour des alternances intra-partisanes.
Contrairement à ce que prétendent le triomphalisme savant des chercheurs et les réclamations vaniteuses des politiques, la démocratie qui se dit et se décline au Sénégal reste une phobie de gladiateurs préhistoriques qui ont bien envie de perpétuer leur jeu favori. Le temps d’une fièvre électorale, la démocratie devient un hobby pour quelques hordes de militants endoctrinés; les exercices et les processions de militantisme apparaissant parfois comme des rites de possession dont la violence n’a d’égal que l’ampleur insidieuse des frayeurs et des haines réciproques si ce n’est la démesure des ambitions inconciliables des fétiches politiques. Mis à part les ornements protocolaires et les convenances rituelles de l’existence étatique post-coloniale, la démocratie est tout le temps restée ce démon apeuré qui se tient à l’écart des fétiches agités et de leurs histoires de sorcelleries et de divinations.
Davantage pour imager plutôt que d’imaginer, cette démocratie qui se célèbre en chœur au Sénégal comme une œuvre prodigieuse des combattants de la liberté, puis de leurs continuateurs infidèles, est en réalité un des ossements éparpillés de l’indépendance et de ce qui l’a précédé. Telle est en tout cas l’image qui jaillit de manière interpellatrice des scènes de dissidences réprimées au sein des partis politiques, des achats de confiance et de mobilisation politique au moyen de l’appartenance ethnique, de rixes entre des frères et sœurs de sang, des joutes de médisances publiques entre des personnalités de divers ordres dans tous les coins et recoins de la République. Image d’autant plus imposante et désarmante que dans le Fouta d’Halwar une république démocratique plus digne que ce que nous espérons avoir connu fut instaurée par les innovations et les croyances autonomes de figures comme Thierno Souleymane Baal. Puissent-elles apparaître parfois dures à l’esprit de notre temps, les règles étaient toujours inventées pour faire l’objet d’une vénération intrépide de la part de tous dans la Casamance de Diabankounda, le Fouladou de Velingara, le Boundou de Kédougou, le Waalo de Ndéer, le Jolof de Yang-Yang, le Saalum du Rip.
La triste vérité est qu’il ne reste que deux choses à faire avec des ossements. Ou bien on les retourne aux squelettes desquelles ils se sont détachés par la faute des bêtes de terre, ou bien on continue de les fouler au pied ou d’en faire des parures et des talismans pour nous ensorceler les uns les autres et inhiber par cette folie meurtrière la passion créatrice de nos enfants
Aboubakr TANDIA
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