La grande forfaiture des intellectuels d’aujourd’hui, c’est que quand ils sont face à un défi dont ils ne peuvent venir à bout par une démarche discursive probante, ils procèdent à un déplacement très astucieux du problème.
Un déplacement de la problématique : c’est exactement ce que le PM et son garde des sceaux ont fait à l’Assemblée nationale à propos d’une interpellation sur l’Avis du groupe de travail de l’ONU à propos de la détention de Karim Wade. Le premier est allé fouiller dans les archives du Sénégal pour nous rappeler que des sénégalais ont eu à diriger ce groupe : qu’est ce qu’une telle information est venue faire ici ? Est-ce pour signifier que parce que des sénégalais ont travaillé avec cet instrument de l’ONU, alors il doit être démystifié et dévalué ? Le PM s’enfonce curieusement dans une divagation mystérieuse en expliquant que le groupe de travail n’a pas dit que la CREI était illégale, etc. Or, qui a jamais interpellé le groupe de travail à ce sujet et quel rapport y a-t-il entre l’avis du groupe de travail et cette problématique de la légalité de la CREI ?
La plaidoirie du PM prouve définitivement, et de façon apodictique, que ce dossier de Karim Wade est purement politique et que l’État du Sénégal gère l’opinion publique et non la justice. C’est clair maintenant que la préoccupation de ce régime est non l’expression du droit, mais plutôt le fait de désigner quelqu’un à la vindicte populaire pour lui appliquer une justice scélérate. Le baragouinage de Sidiki Kaba est venu rendre davantage suspecte la démarche du gouvernement dans l’affaire Karim Wade. Alors que l’Avis du groupe de travail de l’ONU parle de « détention arbitraire » et de l’obligation faite à l’État du Sénégal de « dédommager » Karim Wade (ce qui implique que ce dernier est victime d’une procédure et, par conséquent, d’une justice, arbitraires) le garde des sceaux lui trouve un moyen de plaider la légalité de la CREI et patati, patata.
Si ce ministre passait un examen, il serait à coup sûr recalé avec la mention HORS-SUJET : pour ne pas avoir à répondre à la question principielle de la raison de la forclusion du Sénégal, il a simplement diverti les députés et les Sénégalais. Le problème pour les citoyens sénégalais ce n’est plus de savoir si vous allez oui ou non libérez Karim : votre arbitraire suffit à faire de lui ce que vous voulez, mais vous ne réussirez jamais à convaincre la communauté internationale, les gens lucides, c’est-à-dire, affranchis de toute passion vindicative, que la détention de Karim n’est pas arbitraire. Personne n’a jamais été jugé comme Karim au Sénégal et personne ne le sera plus, sauf à vouloir installer dans ce pays un cycle de justice revancharde. On ne peut pas créer une loi pour une catégorie de personne et prétendre qu’on rend justice au nom du peuple.
On peut bricoler dans tous les secteurs de la politique sans grand risque, mais quand on se met à bricoler la justice, c’est la fin de l’État de droit et, par ricochet, de la démocratie. Et ça personne ne vous le pardonnera et votre réputation en pâtira pour l’éternité : si vous choisissez la souillure aux dépens de la dignité, c’est votre droit, mais vous ne pouvez pas souillez l’intelligence du peuple tout entier. C’est humain de glisser sur la pente de l’erreur, mais préférer fermer ses yeux pour ne pas voir le soleil n’est que entêtement et aveuglement. La force d’un État c’est sa justice, sa faiblesse, c’est l’injustice et sa mort, c’est l’arbitraire (au sens de ce qui, relevant d’une volonté unique, présente un caractère abusif et injuste). Et rappelez-vous que même les bêtes fauves savent défendre leur territoire, ce qu’ils ne peuvent cependant pas faire c’est le justifier.
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
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