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Sciences Sociales, Violences Et Système éducatif

Dans le débat actuel sur les violences physiques, morales et symboliques à l’œuvre dans l’espace scolaire et universitaire, des analystes et critiques sociaux défendent l’idée selon laquelle celles-ci résulteraient de notre incapacité à produire des catégories d’analyse et d’action pertinentes lesquelles seraient susceptibles de nous aider à en identifier les causes profondes, et ainsi en arriver à les combattre.

Ce point de vue, pour discutable qu’il soit, pose une question centrale qui interpelle les sciences sociales et plus particulièrement la sociologie et la psychologie. Ces disciplines participent, en effet, à la construction de catégories d’analyse et d’action en vue de répondre à une situation-problème, comme celle à laquelle notre système éducatif est confronté et qui nous interpelle aujourd’hui, à savoir l’éruption de comportements de plus en plus violents dans nos institutions enseignantes risquant ainsi de ruiner les fondements même de ce système.

S’il avère donc que ces catégories d’analyse et d’action sont élaborées par la sociologie et la psychologie, et aussi dans une certaine mesure l’histoire, il ne faudrait pas que l’enseignement de ces disciplines soit perçu ou considéré comme étant « passablement utile », comme semble le faire accroire, depuis quelque temps, de façon insidieuse un certain discours officiel. Celui-ci ne peut ignorer que ces sciences, au-delà même de la controverse d’ordre épistémologique sur les critères établissant leur scientificité, ont pour rôle, in fine, de nous aider comme citoyens à réaffirmer inlassablement notre volonté commune de faire société et notre désir de vouloir vivre en bonne intelligence avec l’autre, et ce n’est pas rien.

Au-delà de ce que certains analystes de la vie sociale et politique pensent du « projet de réformation morale et sociale de la société sénégalaise » (Malick N’diaye, Sénégal : où va la République ? Approche critique, autocritique et prospective de la Seconde Alternance, l’Harmattan, Paris, 2014), il nous paraît plus qu’urgent de réfléchir sur comment la sociologie, la psychologie et l’histoire comme disciplines d’enseignement et activités de connaissance pourraient contribuer à « fabriquer » un système éducatif stable c’est-à-dire qui ne puisse être ébranlé par des mouvements de grève intempestifs, récurrents et souvent violents.

En effet, pour qu’un système éducatif soit accessible et performant et qu’il puisse répondre efficacement aux besoins d’une économie qui se voudrait émergente, il est plus que fondamental qu’il soit stabilisé. D’autant plus qu’au regard du chômage massif et de la sous-activité de nos jeunes, ce système est aujourd’hui interpellé dans sa capacité à identifier des bassins d’emplois et à pouvoir en fournir à ces derniers. La question de la relation entre formation et emploi se pose ainsi avec acuité. Est-ce donc vraiment une relation introuvable ?

Dans quelle mesure les catégories d’analyse et d’action construites par les disciplines nommées peuvent-elles être utiles à ce système éducatif qui se veut juste, égalitaire et démocratique ? Quels outils conceptuels adéquats ces disciplines peuvent-elles mettre en contribution dans l’élaboration au profit du système éducatif « d’un programme institutionnel » défini, au sens où l’entend François Dubet, comme un modèle consensuel spécifique de socialisation visant à inscrire une culture dans un individu et comme aussi une manière particulière d’accomplir ce travail sur autrui? Plus précisément, comment « ce programme institutionnel » contribue-t-il à la « fabrique » d’un référentiel axiologique qui aiderait à façonner le comportement civique des acteurs du système notamment les apprenants et leurs enseignants?

Aussi, comment l’enseignement de la sociologie peut-il amener les autorités étatiques, syndicales et parentales à avoir cette éthique de responsabilité dont évoquait Max Weber et qui me semble être la seule éthique véritable, celle qui s’interroge sur les conséquences d’une décision politique, administrative et éducative ?

Qu’est-ce qui explique cette anomalie dans nos universités, que la psychologie comme discipline des sciences sociales, n’y soit pas jusqu’ici enseignée de façon sérieuse où il n’existe pas de département autonome qui se charge de son enseignement et de former ainsi des psychologues professionnels ou des psychologues cliniciens…? Plus largement, au-delà du diagnostic établissant que la société sénégalaise est malade, pourquoi rechigne-t-on à s’appuyer sur les outils heuristiques fournis par ces disciplines, pour identifier les raisons qui expliqueraient le refus obstiné de cette même société à reconnaître sa propre maladie ?

Alors qu’elles peuvent apporter grandement de la lucidité et de l’intelligence dans une société en proie à une anomie grandissante expliquant des comportements violents et des formes inédites de souffrances psychiques et morales, la sociologie et la psychologie (celle dite comportementale), doivent être enseignées, sous la forme d’une initiation aux élèves des classes de première et de terminale, aux étudiants de premier cycle des filières des sciences exactes, aux enseignants, aux travailleurs sociaux, aux personnels de santé, aux ingénieurs, aux décideurs économiques et politiques, bref à tous ceux qui participent à « construire », souvent sans le savoir, cette société dans laquelle nous vivons.

Puisque l’on ne peut pas vivre sans se connaître soi-même, son passé individuel et celui de sa société, les acteurs de la communauté éducative (élèves, enseignants, parents et autorités étatiques), ne peuvent tisser des liens harmonieux quand ils n’ont pas une connaissance élémentaire des processus psychosociologiques qui les déterminent, puisqu’il s’avère que chacun de leurs actes contribue à construire ces mêmes processus.

Au vu de ces multiples questionnements théoriques et épistémologiques, il nous faut impérativement réfléchir sereinement – c’est une invite adressée aux partenaires de l’Ecole, de l’Université et à l’Etat- sur comment l’enseignement des sciences sociales, et plus particulièrement la sociologie et la psychologie devraient faire partie de la culture de base des élèves du cycle secondaire (des classes de première et de terminale) laquelle pourrait permettre à ceux-ci à pouvoir recourir à un référentiel axiologique proposé, à travers un « programme institutionnel » par notre système éducatif ; et comment ces mêmes disciplines pourraient aussi doter une solide culture professionnelle à ceux qui ont la capacité d’agir sur la vie sociale et, d’abord sur l’opinion comme les enseignants, les chercheurs professionnels, les journalistes, les décideurs économiques et politiques, etc.

Plus qu’aujourd’hui, la responsabilité des spécialistes de ces disciplines est engagée dans la mesure où ils doivent veiller à ce que celles-ci demeurent empiriquement fiables et qu’elles ne soient pas ravalées à une forme d’opinion ou de récits parmi d’autres qui émettent de vagues avis sur le phénomène de la violence et des souffrances dans et en dehors des institutions enseignantes.

En effet, l’enseignement de la psychologie et de la sociologie devrait s’intéresser, et cela est plus que nécessaire, à ce qui fait mal à notre système éducatif et universitaire et à ce qui le préoccupe ou le dérange et qu’il ne veut pas voir. Parce que si la violence sous toutes ses formes est un problème social ou psychique, il est cependant du ressort de ces disciplines de démontrer qu’elle est aussi un problème sociologique ou psychologique, puisqu’elle ne surgit pas du néant ; celle qui sévit dans nos institutions enseignantes ne trouverait-elle pas ses racines dans le mal-être de la société sénégalaise.

Cependant il existe toute une littérature scientifique sur la violence à l’œuvre dans la société sénégalaise et plus particulièrement dans l’espace scolaire et universitaire qui demanderait à être vulgarisée afin de permettre au grand public de se saisir de cette problématique et d’en débattre sereinement.

S’astreindre à apporter des réponses appropriées à cette série de questionnements dans un contexte social travaillé par une violence latente contribuerait à asseoir notre système éducatif sur de solides fondements afin qu’il participe à la nécessaire consolidation de notre système démocratique. Celui-ci, arrimé à une citoyenneté responsable, non seulement y gagnerait grandement, mais aussi les sciences sociales.

 

Jean-Pierre SENE

Analyste en politique internationale

Enseignant en sciences sociales et politiques

À l’IMES-UCAO et à l’ENTSS.

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