Il y a déjà un quart de siècle que le système éducatif sénégalais est décrié. Les causes liées au délitement et à cette insatisfaction sont de plusieurs natures. Les unes sont socioculturelles, les autres pédagogiques, mais les pires qui heurtent la conscience nationale sont celles qui relèvent de l’Etat et de sa gestion de l’école.
Dans cette étude,nous tentons d’élucider un pan de l’enseignement élémentaire dont la première analyse d’envergure remonte en 1981 au lendemain des états généraux de l’éducation et de la formation. Elle est structurée sur cinq moments : les approches pédagogiques, le recrutement du personnel, l’importation des concepts, objectifs et finalités et les perspectives.
Une superposition d’approches pédagogiques
Les EGEF de 1981 ont tenté de refondre le système éducatif pour le rapprocher davantage aux réalités immédiates des apprenants. Malgré la noblesse du travail, ils ont manqué de suivi et d’application. Le minimum fait a concerné le CLAD qui disparait et emporte avec lui les méthodes de lecture « Pour parler Français ». L’argument scientifique de base ayant soutenu cette disparition est que « les élèves parlaient français, mais ne l’écrivaient pas ; mieux les centres d’intérêts n’évoquaient pas l’univers culturel des apprenants ». On parlait de la gare, de l’aéroport à des élèves de Diakhao, de Pambal, de Koumpentoum etc. Les manuels « Pour parler français » sont alors remplacés quelques années plus tard par les manuels « Je lis et j’écris ». Cependant comme il est vite constaté que les élèves non seulement ne lisent pas, mais ils n’écrivent plus, ces derniers sont vite à leur tour remplacés par « Sidi et Rama,Ami et Rémi ». Mais comme par malédiction ces dernier sont manqué lourdement de performance.Aujourd’hui, on parle d’ « albums de lecture » intégrés dans un curriculum qui peine à s’établir.
S’agissant des méthodes d’enseignement, d’abord centrées sur le maitre-savant, ensuite sur l’élève-artisan, elles sont centrées sur les contenus opératoires. Autrement dit, des objectifs basés sur le but, on a substitué par les objectifs opérationnels qui fondent les pédagogies par objectifs (PPO) dites actives, le tutorat et le travail collaboratif. Aujourd’hui il s’agit des approches par compétences (APC) qui sont la suite logiques des PPO. Pour mieux les faire voir, la caractéristique des classes est dominée par la forme en U ; une façon d’exhiber une application pratique très mal assimilée devant le groupe-classe. En dehors des situations de communication et des compétences académiques, on peine à voire d’autres compétences pratiques être enseignées. En un mot, les élèves ne manient pas, ne manipulent et ne mémorisent plus.
En effet, même s’il y a un rythme soutenu dans les changements de paradigmes et quoique d’une pédagogie à une autre, il est noté une pertinence, les activités demeurent abstraites. Les verbes d’action pourvoyeurs d’opérationnalité véhiculent subrepticement des actions mentalistes. Il s’y ajoute que pour toutes ces méthodes, aucune n’a été véritablement évaluée afin de faire l’objet d’une analyse appropriée. C’est le gallot et l’accommodement qui ont caractérisé ces modifications. C’est dire que pendant 30 ans, de 1981 à nos jours le Sénégal a tenté plusieurs méthodes sans jamais procéder à faire un bilan fiable. La conséquence, c’est qu’aucun spécialiste de l’éducation ne peut se déterminer par rapport à une méthode appropriée et qui conviendrait pour l’éducation des enfants de ce pays.
Le recrutement des enseignants
Personne n’est à mesure de dater le recrutement frauduleux des enseignants non formés dans le système éducatif. L’Etat du Sénégal a procédé à des recrutements de personnels enseignants non qualifiés depuis plus de 35 ans. La plus ancienne de ces fraudes et qui est le quota sécuritaire a servi les dignitaires de l’Etat, du milieu maraboutique, des chambres institutionnelles et d’autres sphères insoupçonnées de l’appareil complexe du gouvernement. Il s’y ajoute les enseignants des promotions Mosa composées d’agents qui étaient formés pour d’autres secteurs et reversés dans l’enseignement, la promotion Ailes-de-dinde des années quatre vingt-huit etc. Ce n’est qu’en 1995 sur la pression des institutions internationales que le Sénégal a instauré un système de recrutement massif de volontaires et de vacataires de l’éducation en dehors des lois organiques qui régissent l’éducation. Aujourd’hui sur un effectif de plus de 100 agents et sur une période de plus d’un quart de siècle, plus de 30 sont presque des enseignants sans formation, sans niveau requis et pire qui ne maitrisent pas les règles élémentaires de la langue française,le programme de l’éveille et des mathématiques du niveau CM2. Dans la répartition annuelle des cours, plus de 30% du personnel fuit cette étape, faute de n’avoir pas une maitrise parfaite du programme, sans citer les équipes pédagogiques qui fonctionnent à peine.
A cela s’ajoute un corps de contrôle moins entreprenant, composé jadis d’inspecteurs adjoints et d’inspecteurs qui, pendant trois décennies ont distillé les pratiques didactiques sans jamais chercher à créer un modèle type sénégalais. Malgré le premier jalon de 1981,ils ont manqué de repenser scientifiquement le système éducatif.Il s’y ajoute que 80% ont ingurgité les thèses de l’expression libre de Freinet, du constructivisme socialde Vygotsky, du développement intellectuel accompagné de Montessori, des différents stades d’opérationde Piaget, etc. en oubliant que ceux-là ont bien pensé, mais ont pensé à partir de réalités aux antipodes de celles africaines. Donc, leurs thèses ne pouvaient être que de simples références, du moins des appuis pour fonder un système propre africain, du moins sénégalais. Mais ils ont considéré ces approches commeévangéliques et ont évité de recadrerrigoureusement ces thèses en fonction de nos réalités. Ceux parmi la masse qui ont tenté de faire l’exception n’ont jamais attiré l’attention des pouvoirs éducatifs ; faute d’une masse critiqueapte à réceptionner un principe scientifique brute. Alors le système est resté et demeure un système d’assimilation et de reproduction.Pourtant les européens sont allés à l’école des américains, les japonais sont allés à l’école des européens, mais ils ont fondé chacun son système propre.
Par ailleurs, être un praticien ne fait pas d’un acteur un spécialiste.Le professeur de droit est différent des auxiliaires du droit. Le professeur de faculté de médecine est différent du médecin à l’hôpital. Ce dernier est un praticien qui connait l’organisme, les pathologies et les remèdes disponibles. Mais cela ne fait pas de lui un chercheur, car cela n’est pas sa fonction première. Le professeur outre l’organisme, saisit les mutations et en recherche les déterminismes. De ses travaux d’investigation, il découvre les lois, les corps étrangers et les évolutions. Il alerte et il propose. Il en est de même pour l’éducation. Les praticiens jouent le même rôle que le médecin. Ils connaissent les pathologies éducatives, mais cela ne fait d’eux des chercheurs prêts scientifiquement à concevoir et à refondre un système, étant entendu qu’il peut exister des cas d’exception. Une des solutions est d’accepter cet état de fait. Il faut que les autorités académiques écoutent les spécialistes de l’éducation et leur donnent la place qui sied. Ces dernières années, il existe des chercheurs en éducation, mais très peu écoutés.
L’importation des concepts ou le problème d’entrée dans les réformes
Le Sénégal s’inspire depuis son autodétermination du système français, belge et tout récemment du système canadien. En dépit des multiples réaménagements réalisés, nous sommes toujours guidés par des approches étrangères. Or, l’éducation est un système qui tire sa subsistance de la sagesse et de la culture d’un peuple. C’est cette réalité africaine qu’on a battu en brèche en l’accusant d’oralité et qui explique d’année en année la perte de la rigueur sur les méthodes de transmission des connaissances. Le drame de l’import des concepts s’explique du fait qu’ils sont théorisés à partir de réalités qui nous sont étrangères. Le concept jaillit dans l’étude et l’analyse des faits de société, on part des réalités à sa formulation. Si donc les réformes élaborées sont le fruit de conceptions étrangères, elles restent imparfaites pour nos fins et nos finalités éducatives.En subsistance, elles portent les valeurs et les réalités de leur société d’origine.Elles sont d’abord une pratique avant d’épouser une véritable théorie scientifique qui les véhicule et les corrige au fur et à mesure. En un mot, les concepts ne peuvent refléter nos attentes.Tout reste à les redéfinir. Malgré la nécessité de s’ouvrir au monde, nous devant créer nos propres concepts.
Lorsqu’un pays est amené à adapter une réforme venant d’ailleurs, il part des théories scientifiques qui véhiculent ce modèle. Du coup, le transfert d’une réforme suppose la mise en application concrète d’une théorie déjà établie. Le champ conceptuel a déjà pris forme et a fait l’objet de théories formalisées dont les variations suivent les modes d’investissement et d’analyses amorcés par les chercheurs. Ce qui va le rendre tout de suite polymorphe et asymétrique. En conséquence, cela préfigure la nécessité d’une reconstruction et d’une redéfinition du concept en fonction des réalités nouvelles. L’école sénégalaise comme dans la plupart des pays au sud du Sahara ne fait qu’appliquer par transposition les réformes et procède par une démarche adaptative. A la base, les circonstances, les réalités, les faits sociaux et les théories ayant déjà circonscrit et cristallisé le concept,sont différents de ceux auxquels le concept compte s’appliquer. Inéluctablement, on s’achemine vers un blocage ou un remodelage forcé en dépit même que le caractère universel d’un concept signifie qu’il puisse s’appliquer à divers espaces. Nous avons là le nœud gordien qu’il s’agit de trancher.
Par ailleurs, il faut noter que notre école est fermée sur elle-même. Lorsqu’on se met à déterminer les responsabilités dans la décadence, celle des parents d’élèves est souvent évoquée. Mais jamais une responsabilité n’a été imprécise parce que maldéfinie. Le rôle des parents est réduit strictement à l’accompagnement et à l’encadrement pédagogique à domicile. Or, même s’ils n’ont pas de prérogatives sur la pratique de classe, ni le programme, leur rôle est déterminant pour l’émulation. Outre leur participation à la gestion structurelle, leur rôle devient essentiel si on leur ouvre les portes de l’école. Non pas pour des rendez-vous expressifs, mais à l’occasion de journées portes ouvertes, ils découvrent avec leurs progénitures tout le travail scientifique qui se fait à l’école. Il s’y ajoute que les visites d’institutions, de mussées, de sites historiques, de chantiers, d’ateliers, d’usines etc., aiguisent chez l’élève la curiosité, la créativité, l’inventivité, le sens de la recherche.Les parents sont des personnes ressources dépositaires de compétences professionnelles sur les métiers. En tant que tel, ils peuvent d’une certaine façon participer à des séances de poterie, de coloriage, de découpage, de remontage, de construction, de vente, etc. Toute la géométrie qu’apprennent les élèves est dans la rue, il faut leur donner l’occasion de l’apprécier concrètement. Par exemple, les enfants ne devraient pas intra-muros apprendre les signalisations routières.
Il est à noter qu’actuellement les enseignants sont bourrés de documents qu’ils n’ont même pas le temps de lire, de comprendre et d’exploiter, la surcharge des programmes, le manque de motivation aggravé par des traitements salariaux constamment tardifs ; autant de phénomènes inadéquats pour un système éducatif qui s’emploie à promouvoir sa société.
Des objectifs et des finalités confus
Une politique éducative est celle qui définit le modèle de citoyen à construire pour une génération. Cette dernière doit être capable au terme de sa préparation de se prendre dignement en charge, de permettre à sa société de rayonner et d’occuper sa place dans le concert des grandes nations. Mais elle est surtout préparée à être apte à contribuer scientifiquement aux transformations qui s’opèrent dans tous les secteurs de la vie (socioéconomiques, sociopolitiques, socioculturelles etc.) et à incarner les valeurs cardinales. La confusion dans les finalités a provoqué le farfelu dans les tous les pans de la société sénégalaise. Les valeurs et les lois de la république sont constamment piétinées. Le désordre organisationnel qui caractérise le pays aujourd’hui est la résultante d’un échec dans la définition du modèle de citoyen qu’il fallait construire depuis 1981.
Au soir de ses 55 ans, le Sénégal est au terme de deux générations depuis son indépendance. La première est formée par une administration jeune et aliénée, un corps enseignant hybride avec un relent de complexe et d’infériorité vis-à-vis des puissances dominatrices. Ainsi, elle n’a pu remettre en cause les objectifs et les finalités du système. Elle est restée assimilée. La seconde est formée par une administration qui s’est maladroitement confirmée et un personnel éducatif vivant une sorte d’autonomie relative, mais vaillamment acquis au mimétisme académique.
Cette génération des années 80 (ajustement structurel) est formée dans un contexte de banqueroute qui a provoqué l’effritement du mérite au profit du népotisme. La fonction publique, principal employeur se limite et procède d’une part, à des recrutements insignifiants par voie de concours et d’autre part à des recrutements au bénéfice des fils de chefs. C’est une génération préparée dans une injustice et une impunité inouïes, qu’elle a fatalement fini par apprivoiser comme une réalité inamovible. Aujourd’hui aux commandes, ils ont réseauté l’administration qui est devenue par népotisme un terreau d’incompétences et victime d’un vieillissement qui résulte d’un personnel à la retraite retenu par des contrats spéciaux d’exercice sous prétexte d’expériences encore profitables. Les autres brandissent des CV gonflés de formations et de diplômes douteux, obtenus ça et là d’écoles en difficulté de reconnaissance. Au même moment la jeunesse diplômée des universités crève de sous-emploi sous l’œil impuissant des gouvernements successifs.
Sous un autre angle, pendant plus d’un quart de siècle, l’administration draine des bureaucrates qui la réduisent au strict minimum à la circulation des dossiers ; ce qui correspond à la mission élémentaire d’un assistant technique. Comprendre les modalités pratiques d’un dossier est une étape, mais une autre étape est d’être capable de saisir les mutations et les contreperformances d’un service pour en apporter les remèdes ou proposer des réformes. Le déficit de cette compétence chez 40% des agents justifie en partie le bourrage administratif ; sans compter les déchets énormes relevant d’un déficit de conscience professionnelle, d’un présentialisme négatif pire que l’absentéisme, les pertes de temps. Ceux dans l’administration qui sont porteurs de ces vices et de ce manque de conscience professionnelle sont formés par le système éducatif actuel.
Perspectives
Il est devenu un impératif de refondre le canevas qui définit l’éducation du pays. Il ne s’agit pas seulement de créer des cadres de réflexion, des conseils, des séminaires pour penser décrypter les forces et faiblesses du système. Ces cadres ont la possibilité d’élucider l’épiphénomène, mais du fait de leur nature, ils ne peuvent analyser de façon exhaustive les questions de fond. Ainsi, ils proposent des solutions conjoncturelles et non des solutions scientifiques durables. D’ailleurs une question scientifique ne se règle pas sur la base d’une majorité, elle est élaborée. Elle obéit à une démarche scientifique qui aboutit à des faits de lois et de significativité.
Il faut que les autorités du système éducatif soient réceptives à l’expertise éducative et sans complexe qu’elles acceptent de soumettre aux chercheurs les problèmes de l’éducation. D’abord en accordant aux spécialistes la place qui est la leur et en procédant par leur recrutement massif à l’image des USA vers les 45, du Canada, de la France, de la Suisse les années 70.
Une éducation de qualité a un coût. Le Sénégal doit se consacrer à son système éducatif en le confiant à des mains expertes à l’image du Japon depuis le XIXième siècle.L’éducation n’est pas une somme de connaissances disparates qui résulteraient de toutes azimutes. C’est un système de pensées qui touche à plusieurs choses, mais qui repose sur des méthodes de recherches bien précises. La didactique n’est pas un fait disciplinaire, c’est des procédés, la transmission du savoir n’est pas monolithique, c’est un fait holistique. L’éducation est une science qui se fonde sur une étude et sur des algorithmes qui permettent d’établir des paradigmes. Un principe,comme une méthode peut être pertinent, mais non adapté à une cible et y perd du coup son efficacité. La façon de réformer l’éducation au Sénégal reste à désirer.
L’Etat peut aujourd’hui passer des lois organiques qui gèrent le système éducatif à un Code de l’éducation qui définit de façon durable les principes de base et de fonctionnement. Il peut rendre les académies autonomes; d’abord en les réduisant et en leur dotant de pouvoirs réels. On pourrait partir des appellations des dix anciennes régions naturelles du Sénégal.
En définitive, il est essentiel de concevoir l’éducation comme un moyen d’émancipation et de progrès, comme un projet de société avec des fins propres bien définies et non comme un colmatage de paradigmes sans finalités précises.
Dr. Alioune Badara NDIOR
Chercheur en éducation, membre du Laboratoire Inter universitaire des Sciences de l’Education et de la Communication (LISEC) de l’université de Strasbourg
Mail : aliounendior@yahoo.fr