La mendicité des enfants est un phénomène très constaté au Sénégal. Il est fréquent, pour les personnes qui visitent Dakar pour la première fois, de voir des enfants en haillons qui squattent les avenues, rues, carrefours des grandes avenues, feux rouges, mosquées, etc. à la quête d’aumône. Ce phénomène est bien présent dans toutes les grandes villes du pays. Ces enfants sont, le plus souvent, des talibés donc régulièrement inscrits dans des écoles coraniques communément appelées « daaras ».
Cependant, il faut souligner, à l’attention de ces visiteurs, souvent bouleversés par cette situation, que la mendicité des enfants talibés faisait partie d’une pédagogie vertueuse qui, au fur et à mesure, est devenue complètement dévoyée.
L’apprentissage du coran ne se résume pas à mémoriser des versets mais aussi à assimiler les valeurs véhiculées dans le texte sacré. Et, pour bien mener sa vie en respectant le code de conduite de l’islam, l’école coranique, à l’image des autoécoles, allie les cours de code et de conduite pour bien circuler dans une société musulmane. Une bonne connaissance des versets permet de maîtriser le code coranique et la présence dans la rue à la recherche d’aumône est un prétexte d’apprentissage permettant de se mesurer très tôt à la vie en la regardant dans le blanc des yeux sans mettre en souffrance sa dignité. L’inspecteur de l’éducation en charge de l’enseignement religieux de l’Inspection de l’éducation et de la formation (I.e.f.) de Diourbel, M. Cheikh Mbacké Niang, ne dit pas le contraire : « les daaras permettaient à ceux qui les fréquentaient de bien connaître leur religion afin de mieux la pratiquer et enfin de bien s’intégrer dans la société ». Comme celui qui conduit pour la première fois sur la route, les enfants talibés étaient bien accompagnés dans la rue par un adulte ou un jeune majeur pensionnaire du même « daara » qui veillait sur eux. Ainsi, la mendicité des enfants était juste un prétexte d’apprentissage non un moyen pour asservir des mômes afin d’assurer sa propre survie comme c’est malheureusement le cas aujourd’hui. L’inspecteur Niang précise encore : « la mendicité qui était le fait des pensionnaires des daaras s’arrêtait, à l’époque, aux trois repas quotidiens ».
Par ailleurs, il faut préciser que l’enseignement coranique était considéré comme une activité marginale par l’administration coloniale et n’était présente que sous l’angle de la sanction. L’une des dispositions de l’Arrêté portant réorganisation des écoles coraniques signé par le gouverneur Faidherbe en 1857 est révélatrice : « Nul ne pourra, à l’avenir tenir une école musulmane sans être muni d’une autorisation en règle du gouverneur, autorisation qui pourra être retirée si le titulaire en devient indigne ». Le projet de société imposé par le colonisateur était adossé aux valeurs de la civilisation gréco – latine. René Guénon (1886- 1957), le franco – égyptien, un excellent critique du monde moderne, fustigeait le caractère envahissant de la pensée occidentale. Le colon ne pouvait qu’avoir un regard condescendant sur un modèle d’école aux antipodes des valeurs occidentales. Cette situation injuste a été reproduite par la nouvelle administration installée après les indépendances.
Toutes les statistiques fiables sont d’accord sur le fait que les musulmans représentent près de 95% de la population sénégalaise. Comment une administration sérieuse, se disant au service de sa communauté, peut – elle se détourner de la prise en charge d’une activité qui polarise la majorité du peuple : l’enseignement coranique ?
En plus, les autorités étatiques doivent savoir que la première fierté d’un musulman sénégalais est de voir son fils ou sa fille réciter les 114 sourates du livre saint et de faire le pèlerinage aux lieux saints de l’islam.
Pour faire face à leur besoin d’éducation religieuse, les populations, laissées à elles – mêmes, ont mis sur pied le système des « daaras ». Sans accompagnement et face aux contingences de la vie faites de pauvreté et de précarités de toutes sortes, elles n’ont pas les moyens de viabiliser un système complètement déshérité.
C’est loin de nous l’idée de vouloir justifier la mendicité des enfants qui, semble – t – il, n’existe qu’au Sénégal ; mais, ce serait une malhonnêteté intellectuelle que de jeter l’anathème sur une pratique sans pour autant interroger le référentiel et les conditions de son émergence.
Aujourd’hui, il est malheureux de constater que les autorités veulent lutter contre la mendicité des enfants juste pour respecter des critères d’éligibilité à des programmes comme le Millenium Challenge Corporation (Mcc). Les pays qui veulent bénéficier de ce programme doivent lutter contre la traite des personnes sous toutes ses formes ; la colonisation n’existe plus sur le papier certes mais, vicieusement et de manière insidieuse, elle emprunte le boulevard de l’économie et de la culture. Ainsi, la plupart des mesures prises par l’Etat ressemblent à du fard cosmétique et n’ont pas tenu devant les rigueurs de la réalité. L’Etat du Sénégal veut appliquer un cataplasme sur une jambe de bois. La problématique de l’enseignement coranique au Sénégal n’est pas suffisamment interrogée pour lui trouver une solution durable.
Plusieurs initiatives prises n’ont pas connu le résultat escompté par manque de volonté politique et de dimension mobilisatrice des acteurs :
– le Projet de Modernisation des « daaras » (Pamod) sur la période 2014 à 2017, avec un financement de 10 milliards de Fcfa de la Banque Islamique de Développement (Bid), qui doit construire 64 « daaras » modernes dans 7 régions du Sénégal pèche par des tiraillements dans la gestion des fonds ;
– le projet de loi portant Statut des « daaras » a été rangé dans les tiroirs après que la fédération des maîtres coraniques ait rué dans les brancards ;
– la non application de la loi n° 2005 – 06 interdisant la mendicité ;
– le vote de la loi portant Code de l’Enfant toujours repoussé ;
– les dispositions de l’article 245 du Code Pénal peu dissuasives ;
– la non application de l’accord-cadre signé le 1er Décembre 2010 entre le Ministre de l’Education Nationale et le Cnaes.
Pour lutter contre la mendicité des enfants, l’Etat doit être plus ambitieux en intégrant l’enseignement religieux dans le système éducatif formel. La mendicité est la partie visible de l’iceberg des drames que vivent les pensionnaires de l’école coranique au Sénégal : promiscuité, insalubrité et insécurité des locaux d’apprentissage, manque de formation pédagogique des maîtres coraniques, inadaptation des locaux à l’internat, non prise en charge alimentaire et sanitaire, j’en passe. Le drame de la Médina est resté dans les mémoires. Le Premier ministre d’alors, Abdoul Mbaye, relate l’évènement : « Dans la nuit du 03 au 04 Mars 2013survient le terrible drame de la Médina : une pièce dortoir dans laquelle sont entassés une cinquantaine d’enfants prend feu. Le bilan est lourd : neuf enfants périssent, le plus âgé d’entre eux n’a que douze ans. Toute la nation s’émeut de cette catastrophe, également relatée et commentée au plan international. » (Mbaye A., Avril 2014). Cet évènement malheureux avait indisposé le premier des Sénégalais, M. le Président de la République du Sénégal, Macky Sall, qui s’était exprimé en ces termes sur les lieux du drame : « c’est avec beaucoup de regrets, beaucoup de douleur que je constate ce désastre qui s’est passé dans des conditions que j’imagine atroces. Des enfants ont péri dans des flammes sans assistance. Ils ont payé de leur vie après avoir été livré à la rue ».Le président ne pouvait pas se limiter à faire part de la charge émotive qu’un tel évènement a suscitée chez lui : « des mesures très fortes seront prises pour mettre un terme à l’exploitation des enfants, sous le prétexte qu’ils sont des talibés ». Le plus pénible dans ce drame est le manque d’assistance à ces enfants surpris par les flammes. Les pompiers ont eu toutes les peines pour accéder à la pièce envahie par le feu. Il a fallu démolir le mur d’une maison voisine pour contenir la furie des flammes.
Une société qui ne respecte pas les deux extrémités de la chaîne humaine, les enfants et les morts, nourrit les germes de sa propre décadence. Les enfants talibés sont obligés de quémander pour manger et les tombes, dans beaucoup de cimetières du pays, sont souvent profanées.
Il est incontestable que l’enseignement coranique autrefois vertueux dans sa pédagogie est aujourd’hui vicié par des « braconniers » sans scrupules qui versent dans la traite des êtres humains. Ainsi, l’Etat et la communauté musulmane sénégalaise doivent prendre leurs responsabilités en traquant ces individus qui utilisent les enfants comme fonds de commerce. Dans la traque, les parents des enfants malheureux ne doivent pas être épargnés.
En fait, l’Etat n’est pas le seul responsable à identifier pour combattre la mendicité pratiquée aujourd’hui sous sa forme vicieuse ; la communauté musulmane peut être accusée d’être complice. Qui ne dit rien consent. Les organisations qui défendent les intérêts de l’école coranique : le Collectif National des Associations des Ecoles Coraniques du Sénégal (Cnaes), la Ligue des Maîtres Coraniques, la Fédération Nationale des Associations d’Ecoles Coraniques du Sénégal (Fnaecs) et l’Association des « Ndéyou daaras », doivent être au-devant de la scène. Elles doivent savoir que leur crédibilité et leur respectabilité sont en jeu. Ces organisations semblent être dans une hibernation voulue et ne se manifestent que pour contester des décisions prises par l’Etat qui seraient, selon elles, en contradiction avec les intérêts des « daaras ». Comment comprendre leur manque de réaction devant les comportements scandaleux de certains maîtres coraniques sur des enfants innocents et sans défense. Elles sont restées aphones dans la journée du 18 Février 2016. A cette date, un maître coranique s’est rendu tristement célèbre dans la presse sénégalaise par sa manière surannée de corriger ses talibés. Le quidam, arrêté par la police de sa localité, enchaînait au fer les pensionnaires de son « daara » sis au quartier Keur Gou Mack de Diourbel. Il pourrait intéresser le Guinness, le livre des records. Il a réussi à faire porter des chaînes à un gamin pendant deux ans.
Au demeurant, une réflexion sérieuse autour de la problématique de l’enseignement coranique ne doit pas être laissée à la seule initiative des autorités publiques et des associations des maîtres coraniques. Les spécialistes dans l’encadrement des enfants, comme les éducateurs spécialisés, peuvent éclairer sur les avantages et les limites de l’internat qui est le système de prise en charge en vigueur dans la plupart des « daaras ».
Tout compte fait, il est urgent d’organiser l’enseignement coranique au Sénégal. Et, pour cela, nous formulons quelques propositions dans le moyen terme pour une école coranique plus protectrice et plus respectueuse des droits de l’enfant :
– mise en place d’une subvention annuelle aux établissements d’enseignement coranique réputés sérieux par les communes et collectivités locales (Conseil Départemental) ;
– l’instauration d’une taxe sur les véhicules entrant dans les grandes villes religieuses lors des évènements religieux comme les Magal et Gamou pour financer le fonctionnement des « daaras » ;
– la mise en place d’une aide annuelle aux établissements d’enseignements religieux par l’Etat ;
– la mise sur pied d’une Commission de surveillance des établissements d’enseignement religieux avec des missions et des moyens plus conséquents que celle de l’Inspection des « daaras » ;
– la communauté musulmane et la société civile doivent accompagner l’Etat dans l’application du dispositif juridique et réglementaire défini en la matière.
Les bases d’une véritable reconnaissance de l’enseignement coranique auront été jetées et il serait possible de projeter l’intégration de l’enseignement religieux dans le système formel. Ainsi, les lueurs d’une alternative viable à la mendicité des enfants et aux conditions d’étude très souvent exécrables des talibés dans les « daaras » pourront être entrevues. L’équité et l’égalité républicaine entre les différentes offres d’enseignement deviendront une réalité, pour abonder dans le même sens que le doyen Mamadou Wone de la Plateforme pour la Promotion des Droits Humains (Ppdh) qui travaille pour l’éradication de la mendicité des enfants au Sénégal.
Cheikhou Diop
Conseiller en Travail Social – CTS
Email : diopcheikhou182@yahoo.fr