Le gouvernement du Sénégal a interdit à la vente, le 28 mars, l’ouvrage de Héla Ouardi, Les Derniers Jours de Muhammad, paru début mars chez Albin Michel. Cette censure fait suite à une levée de boucliers d’ONG islamistes comme Jamra et de certains hommes politiques, dont l’ancien premier ministre Abdoul Mbaye.
N’ayant lu que des résumés du livre de Héla Ouardi, je ne m’avancerai pas sur le fond du texte incriminé. Mais, sans équivoque, cette censure est inacceptable. D’autant qu’il ne s’agit pas d’un brûlot islamophobe mais de l’ouvrage d’une chercheuse et historienne. Ce n’est pas au gouvernement d’un pays laïc d’interdire des ouvrages jugés blasphématoires par un collectif religieux. D’ailleurs, à l’ère d’Internet et de la multiplicité des canaux de diffusion et de lecture, c’est un jeu d’enfant que de se procurer le livre en question ; cette censure est donc vaine et met sous le feu des projecteurs un titre qui serait passé inaperçu dans le pays.
L’obscurantisme en étendard
Elle est surtout une défaite de la pensée et le signe d’un recul dramatique des idées au Sénégal. Nous ne sommes pas obligés d’être tous d’accord, notamment sur une question aussi intime que la foi. La conviction religieuse n’accorde pas une licence à vouer aux gémonies toute pensée contradictoire – ou en l’occurrence plutôt historique. Il faut que nous nous opposions, que nous débattions et que nous confrontions nos points de vue. Ce serait le signe d’une vitalité intellectuelle salutaire qui, malheureusement, tend à céder aux assauts d’une dictature de la pensée unique dans une société qui érige l’obscurantisme en étendard.
La meilleure réponse des docteurs de la foi, au lieu d’appeler à l’interdiction du travail de Héla Ouardi, serait de le lire et d’apporter une réponse intellectuelle aux thèses de la chercheuse associée au CNRS. Mais la frilosité et la nervosité avec lesquelles ces organisations religieuses ont réagi renseignent bien sur l’indigence intellectuelle et culturelle qui sévit dans le pays. Les brigadiers de la foi sont ainsi aux abonnés absents sur la question lancinante de la mendicité des enfants talibés dans les rues de Dakar. Ils ne s’expriment que pour lancer des fatwas contre des intellectuels.
Car cet appel à la censure n’est pas un fait isolé, il fait suite à de nombreuses atteintes à la liberté d’expression dans le pays. Il y a deux ans, le même collectif avait fait enlever des œuvres de l’exposition internationale de la Biennale de Dakar accusées de promouvoir l’homosexualité. Il avait aussi été à l’initiative du sabotage de l’exposition à la galerie Raw Material Company de la Camerounaise Koyo Kouoh.
Il y a un « fanatisme mou » au Sénégal, comme le souligne très justement le jeune écrivain El Hadj Souleymane Gassama dans son récent essai Un Dieu et des mœurs (Présence africaine, 2015). Une volonté de caporalisation des intellectuels, des journalistes, des écrivains et des chercheurs dès qu’il s’agit de la question religieuse. Une poignée d’associations érige une chape de plomb sur le sacré et s’octroie le loisir de juger ce qui est conforme ou contraire à la morale religieuse, une forme de police tropicale du vice et de la vertu. Ces mêmes associations ont demandé récemment l’interdiction de la vente du magazine Jeune Afrique au Sénégal suite à une affaire de caricature. Demande restée sans suite.
Rendre la laïcité cosmétique
Ils avaient aussi jeté à la vindicte populaire feu le professeur Oumar Sankharé, grand spécialiste de Senghor auquel il a consacré de nombreux travaux. Le dernier ouvrage de l’universitaire, disparu peu après, Le Coran et la culture grecque (L’Harmattan, 2014), avait suscité une vague de réactions indignées dont certaines très violentes, l’accusant de blasphème. L’auteur avait été contraint de s’excuser publiquement, défendu seulement par un petit nombre de collègues.
Des intellectuels avaient critiqué le travail de Sankharé, y décelant certaines approximations. La plupart de ses détracteurs, plus excités, n’avaient pas lu une seule ligne de l’ouvrage, mais ce sont leurs inepties qui avaient été largement relayées par les médias.
Malgré sa tradition historique de pays de débats intellectuels de haut niveau, notamment entre Cheikh Anta Diop et Senghor à l’époque ou plus récemment entre Mamadou Dia et Abdoulaye Wade, le Sénégal vit depuis quelques années un regain d’intransigeance dont les promoteurs, avec la complicité d’hommes politiques opportunistes, veulent rendre la laïcité cosmétique et régenter l’espace public afin de le rendre religieusement aseptisé.
Pas d’autre choix que de reculer
Certains, dans ce courant islamo-conservateur, n’ont pas renoncé à leur projet initial de faire du Sénégal une république islamique. Le livre de Héla Ouardi est pour eux une manière de fragiliser une république à laquelle ils ne pardonnent pas sa nature laïque.
En dépit d’un espace public sénégalais régi par une laïcité institutionnalisée, les revendications religieuses ont souvent force de loi, l’Etat et la société n’ayant souvent d’autre choix que de reculer. Récemment, le gouvernement qui voulait rendre intangible la disposition constitutionnelle sur la laïcité de l’Etat y a renoncé face à la désapprobation des associations islamistes.
De nombreux intellectuels préfèrent ainsi courber l’échine face aux menaces pour la liberté de création, et à l’exigence du débat contradictoire en démocratie. Mais en laissant, comme ils l’ont fait, le professeur Sankharé se faire traîner dans la boue, et en s’abstenant de réagir vigoureusement face à cette nouvelle censure, ils ne réussissent qu’à désacraliser la pensée et à baisser la digue qui doit préserver les chercheurs des fanatiques, ceux qui réfléchissent de ceux qui éructent.
Hamidou Anne
Membre du cercle de réflexion L’Afrique des idées et chroniqueur Le Monde Afrique, Dakar