Le 19 mars 2000, le peuple sénégalais tournait une nouvelle page de l’histoire politique du pays.
Ce jour-là, les électeurs portèrent au pouvoir le candidat Abdoulaye Wade en lui accordant 58,49 % de leurs suffrages. Le candidat sortant, Abdou Diouf, était pratiquement confiné dans son score du premier tour, passant de 41,30 % à 41,51 %. Il perdait ainsi le pouvoir après 40 ans de présence au cœur de l’Etat socialiste.
D’emblée, je me démarque des compatriotes qui affirment, qu’après 40 ans de règne sans partage, les Socialistes n’ont pratiquement rien fait au Sénégal. Le dernier Premier Ministre du président Abdou Diouf, Mamadou Lamine Loum, a fait l’état du pays dans son livre « Le Sénégal au 1eravril 2000 », publié en mars 2001. Ce livre n’a fait l’objet d’aucune contestation sérieuse, en tout cas pas à ma connaissance. Deux économistes, les professeurs Abdoulaye Diagne et Gaye Daffé l’ont conforté dans leur étude « Le Sénégal en quête d’une croissance durable », Crea, Karthala, 2002. Le président Abdoulaye Wade lui-même, interrogé par « Jeune Afrique » répondait ceci : « En vérité, je n’ai pas trouvé des caisses vides. » Je renvoie aussi le lecteur intéressé à mon livre « Abdou Diouf : 40 ans au cœur de l’Etat socialiste au Sénégal », L’Harmattan, juin 2009, chapitre V (150-181).
Les Socialistes nous ont laissé une situation économique qui était loin d’être catastrophique, une Nation forte et une bonne administration, malgré quelques insuffisances. Ils ont donc fait du bon, mais ils ont fait aussi du moins bon, même du mauvais, parfois du très mauvais. C’est cette mauvaise gestion qui explique, pour l’essentiel, avec l’usure du pouvoir, leur défaite cuisante du 19 mars 2000. Cette gestion se manifestait par la récurrence de scandales de plus en plus insupportables, surtout dans les années 90. On se rappelle ainsi ceux intervenus à la Poste, au Coud, à la Lonase, à la Caisse de Péréquation et de Stabilisation des prix, à la Croix Rouge sénégalaise, etc. La mauvaise gestion était facilitée, encouragée par l’absence de contrôle et, partant, de sanctions. Celui qui était alors tout puissant Ministre d’Etat, Ministre des Services et Affaires présidentiels y a beaucoup contribué par certaines de ces déclarations lors de ses tournées politiques. Ainsi, en tournée dans le Département de Mbour en juillet 1998, il lançait, en direction de ceux qui dénonçaient la mauvaise gestion dans les sociétés nationales : « Je voudrais leur confirmer ici (à ceux qui dénonçaient) que les directeurs nationaux ont la confiance du Président de la République et c’est ça seulement qui compte. » Réagissant alors à cette invite directe à la mauvaise gestion, je fis publier une contribution dans le « Sud quotidien » du jeudi 18 juillet 1998. Dans cette contribution parue à la Une du journal et intitulée « Enrichissez-vous ! », je faisais remarquer ce qui suit :
« Aux yeux du Ministre d’Etat, aucune autre considération (que la confiance du Président de la République) n’est importante. Le feu vert est donc donné par une voix autorisée, la plus autorisée après celle du Président de la République. Les directeurs nationaux peuvent donc s’en donner à cœur joie et Dieu sait qu’ils ne feront pas la fine bouche, ils ne se feront pas prier. Déjà, pendant que le feu vert était seulement implicite et officieux, ils n’y allaient pas de main morte… ».
Ils n’y sont pas effectivement allés de main morte et nos sociétés nationales en ont terriblement souffert.
A Ngoundiane (petite localité dans la Région de Thiès), où il était allé présider un meeting du Parti socialiste (PS), il s’adressait en ces termes à son camarade, Directeur général (Dg) de la Société nationale des Chemins de fer du Sénégal (Sncfs) : « Le Président de la République est au courant de ce que vous faites et vous félicite. Et moi de même. » Ce Dg était considéré comme le financier du PS. Il s’était surtout rendu célèbre par ses grandes libéralités dont il disait que c’était du « social ». Après l’avènement de l’alternance, le rapport d’audit du cabinet Ernst et Young qui sanctionnait sa longue gestion, faisait état d’un détournement de 7 milliards.
Deux instruments très « corruptogènes » venaient aggraver la gestion des Socialistes. C’est d’abord le décret 97-632 du 18 juillet 1997 qui créait le Projet de Construction d’immeubles et de Réhabilitation du Patrimoine bâti de l’État (Pcrpe). Il autorisait la procédure de l’entente directe jusqu’à 100 millions de francs CFA pour les études et les fournitures, et jusqu’à 150 millions pour les constructions neuves. Le Pcrpe avait à sa tête un proche du Ministre d’Etat Ministres des Services et Affaires présidentiels et était logé à la Présidence de la République. Sa gestion a donné lieu à de graves dérives.
C’est aussi un décret qui autorisa les proches collaborateurs du président Diouf à recourir aux fameux accords secrets de pêche pour financer – c’était le prétexte – la réalisation de certaines infrastructures dans le cadre de la préparation de Sénégal 92. Notre pays devait organiser, cette année- là, la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) de football. Ces accords, qui sont restés en vigueur plusieurs années après la CAN 92, ont été pour beaucoup dans le pillage de nos maigres ressources halieutiques. Ils ont aussi trop facilement enrichi des Socialistes alors proches du président Diouf. Rien d’étonnant donc à ce que, l’usure du pouvoir aidant, le peuple leur infligeât la cuisante défaite du 19 mars 2000.
Le vainqueur, Me Abdoulaye Wade, est officiellement installé le 1er avril 2000, après 26 ans d’opposition. Pendant cette longue période, il a promis ciel et terre au point de susciter chez le peuple du 19 mars, d’immenses espoirs d’une meilleure gouvernance, d’une gouvernance de rupture totale par rapport à sa devancière. Dès sa première adresse à la Nation, l’homme allait le conforter dans ses espoirs, tout en sachant qu’il allait faire tout le contraire de ce qu’il s’engageait à réaliser.
Nous nous souvenons encore de la tonalité de son discours du 3 avril 2000. Il y affirmait avec force (une force en réalité feinte) : « (…) Je veux que le Gouvernement du nouveau régime soit différent de l’ancien régime qui était celui des improvisations et des approximations (…) Je ne saurais tolérer les pratiques de commissions occultes, de corruption ou de concussion, sous quelque forme que ce soit. Je veux que soient bannies de l’espace sénégalais ces pratiques qui, dans ma pensée, appartiennent désormais au passé. » Et le président du « changement » et de la « rupture » d’assurer le peuple (alors aux anges) de sa volonté de « faire la lumière sur la gestion écoulée (celle desSocialistes défaits) en remontant aussi loin que le permet la loi » et de sadécision de « procéder à un audit de l’Etat et de ses démembrements, des sociétés d’Etat et des sociétés nationales dans lesquelles l’Etat détient des intérêts, ainsi que des collectivités locales (…). »
Il fera effectivement, par des audits, la lumière sur la gestion écoulée. De nombreux directeurs de sociétés nationales seront gravement épinglés. Au lieu d’être sévèrement sanctionnés, pratiquement tous se retrouveront avec un surprenant non-lieu, et seront recyclés dans le PDS.
On se souvient aussi que le Président du « SOPI » (du « changement ») s’était engagé, une fois élu, à abroger le fameux décret du 18 juillet 1997 et à délocaliser sans délai le Pcrpe de la Présidence de la République. On connaît la suite : élu et officiellement installé, le nouveau Président de la République maintient la structure « corruptogène » à la Présidence et la renforce même notablement. Il y confirme, après l’avoir recyclé, l’homme qui y était déjà en service. Les marchés de gré à gré qui ne dépassaient pas le montant de 150 millions du temps des Socialistes, crèvent tous les plafonds. C’est ce Pcrpe qui construisait dans une nébulosité totale les bassins de rétention, les cases des tout petits, les tribunaux départementaux, les écoles, les centres de santé, les hôpitaux, etc. Après neuf ans de festin et de bamboula, le Président de la République prend en catimini le décret n° 2009-1253 du 11 novembre 2009 pour dissoudre le Pcrpe et met en place, sans autre forme de procès, une commission de liquidation le 29 décembre 2009.
La longue gouvernance de l’homme sera jalonnée de scandales de toutes sortes, mais qui ne seront jamais punis. Ils seront, au contraire, entretenus, encouragés, comme ils l’étaient du temps des Socialistes. Quelques exemples parmi de nombreux autres suffiront à l’illustrer.
Lors de la Rentrée solennelle des Cours et Tribunaux le 10 janvier 2007, le président Wade donnait cette réponse renversante à une question d’un journaliste sur les actes de corruption qui éclaboussaient certains magistrats : « Ces scandales que l’on dénonce sont une preuve de vitalité démocratique. Ils existent dans tous les pays. Ce sont des accidents de parcours qui finiront par être absorbés dans l’évolution du Sénégal. »
Le même homme, présidant les travaux de l’Assemblée générale de l’Association nationale des présidents de Conseils ruraux, le 9 janvier 2007 au Méridien Président leur lançait : « Vous vendez des terres sans en avoir la compétence. Si j’avais suivi la loi, certains d’entre vous iraient en prison. » Ce n’est pas tout. Le mardi 19 mai 2009, il reviendra à la charge pour les rappeler encore à l’ordre de façon plus surprenante encore : « Arrêtez de vendre des terres. Trop de présidents de communautés rurales ont vendu des terres à des étrangers. Je ne vais plus arrêter les dossiers judiciaires. Vous n’avez pas le droit de vendre des terres. »
Notre homme ne s’arrête pas d’ailleurs en si bon chemin. En tournée « économique » dans le Département de Mbour le lundi 17 mars 2009, il réunit, en « séance de travail », à la préfecture, les frères ennemis libéraux et leurs responsables, pour recoller les morceaux avant les élections locales du 22 mars 2009. Ces derniers s’accusant mutuellement de sorcellerie, il tranche net les accusations et contre-accusations en ces termes : « Taisez-vous ! D’ailleurs, n’eût été ma magnanimité, vous tous devriez vous retrouver derrière les barreaux. »
Tout au long de sa longue gouvernance donc, c’est l’impunité, c’est la corruption, la fraude et les détournements de deniers publics entretenus et encouragés au niveau le plus élevé de l’Etat. Sans compter nos institutions qui étaient piétinées et mises au service de son clan. N’en pouvant plus, le peuple le sanctionna à la mesure de ses fautes gravissimes, le 25 mars 2012. Faute de mieux, il porta son choix sur son « fils » Macky Sall.
Comme le « père », le « fils » avait pris beaucoup d’engagements. Comme le « père », il n’en respecta pratiquement aucun. Ai-je besoin de m’attarder sur tous ses wax waxeet ? Si ce texte n’était pas déjà long, je consacrerais au moins une page à l’illustration de chacun d’eux. Je retiendrai en tout cas le reniement de son engagement plusieurs fois répété à écourter le mandat présidentiel de sept à cinq ans et à se l’appliquer, s’il était élu. Ce wax waxeet serait fatal à tout homme ou à toute femme politique dans une démocratie qui se respecte. La gouvernance transparente, sobre et vertueuse, ainsi que le gouvernement de 25 membres qu’il avait en bandoulière ont connu le même sort. Il en est de même de son slogan « La Patrie avant le Parti ». La gouvernance que nous met en œuvre l’homme né après les indépendances est nébuleuse, outrancièrement partisane et follement dépensière. Elle est surtout à mille lieues de la vertu. Celle-ci est incompatible avec le non respect de la parole donnée, l’achat de consciences et la bénédiction de la détestable transhumance. L’homme la pratique sans état d’âme et à ciel ouvert. Ainsi, le 15 avril 2015, à Fatick, il a déclaré sans sourcilier: « La transhumance est un terme péjoratif qui ne devrait jamais être utilisé en politique. Moi, en tout cas, mon mot d’ordre c’est l’ouverture. Par tous les moyens et partout où vous pouvez convaincre les Sénégalais, amenez-les pour qu’ils accompagnent l’action du Président de la République. Je n’ai aucun problème à recevoir des opposants dans mon parti. » Donc, lui, ne fait pas de différence entre le bon et le mauvais Sénégalais, entre le corrompu jusqu’aux os et le vertueux, l’essentiel pour lui étant de massifier son parti. On comprend qu’il ne soit pas gêné le moins du monde d’aller chercher des compatriotes connus comme Djibo Ka, Ousmane Ngom, Awa Ndiaye (je reviendrai sur le cas de celle-là) et consorts. En tout cas, au rythme où il débauche, il va faire de l’APR un PDS bis, s’il n’y est pas arrivé déjà. Ce PDS bis sera de plus en plus renforcé dans la CoalitionBennoo Bokk Yaakaar par le Parti socialiste. Ils ont pour dénominateur commun la mauvaise gestion et rien d’étonnant qu’ils s’entendent comme larrons en foire dans cette coalition. D’ailleurs, les militants de l’APR (PDS bis) peuvent dormir comme des marmottes : quelque trois ou quatre Socialistes défendent rageusement leur mentor, mieux qu’ils le ne feraient tous réunis. Ce bloc mettra tout en œuvre pour gagner les prochaines législatives et, deux ans après, l’élection présidentielle. C’est pourquoi j’ai appelé à la mise en place d’un Front républicain pour leur faire face. Malheureusement, des compatriotes mal inspirés et qui ne lisent qu’épisodiquement mes écrits, ont tôt fait d’interpréter mon initiative comme un clin d’œil à « ceux qui ont pillé notre pays ». Ils n’ont vraiment rien compris. Pendant quarante ans que j’interviens dans l’espace public, mon camp a toujours été, sans équivoque, celui de la bonne gouvernance, de la gestion vertueuse de nos maigres ressources publiques. Je croyais sincèrement que mes compatriotes l’avaient compris.
Dakar, le 6 avril 2016
MODY NIANG