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Les Deux Profondes Raisons De La Crise Universitaire au Sénégal

Les Deux Profondes Raisons De La Crise Universitaire au Sénégal

C’est un truisme de le dire : les remous sont caractéristiques des espaces universitaires où les sociétés délèguent à certains des leurs la responsabilité de penser librement les projets collectifs qui charpentent leurs histoires.

Sous ce rapport, il est bénéfique que l’université, en tant que champ (dans le sens paysan du terme) des savoirs et des devenirs sociaux, soit en tension ; en vive tension même lorsque, par exemple, sont mis en péril les intérêts collectifs supérieurs au rang desquels figure la formation des jeunes femmes et des jeunes hommes, forces de tout projet de société. Depuis sa création, l’université sénégalaise n’échappe pas à ce lot de terrain de la tension créatrice autant sur le plan scientifique (au sens large) que sur celui politique (au sens de présence et d’action dans la société).

Il n’est pas besoin de faire une diachronie des hauts moments qui ont scandé l’histoire de l’université publique sénégalaise pour se convaincre du bénéfice sociétal des remous et des controverses propres à cet espace des savoirs. Toutefois, l’observateur de ce paysage universitaire constate que des convulsions d’une autre nature, traduisant une crise à la fois profonde et perverse, habitent les universités sénégalaises depuis la nomination de M. Mary Teuw Niane (Mtn) à la tête du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (Mesr). Elle va au-delà de la corsée difficulté de l’incompatibilité entre les humeurs autoritaristes du ministre de tutelle et l’allergie à l’oppression qui symbolise les universitaires, l’actuelle crise des universités dans notre pays.

Ce caractère urgentissime du problème rend, à l’évidence, pleinement incompréhensible l’attitude fainéante et méprisante tout comme le manque manifeste de volonté de nos gouvernants quand il s’agit de le prendre en charge. Car, il faut s’en convaincre, régler la crise de l’université sénégalaise est aujourd’hui une demande sociale pressante face à laquelle opter pour des manœuvres dilatoires, pour l’invective, pour le dénigrement, pour la diabolisation ou pour la menace revient à faire la démonstration d’un terrifiant manque de jugement et d’une coupable irresponsabilité.

Pour régler cette crise, nous semble-t-il, il convient d’en connaître les sources véritables : les raisons profondes. Ces dernières sont certes multiples, mais ne présentent pas la même éminence à nos yeux. Deux d’entre elles méritent d’être considérées comme les principales, car elles cristallisent les plus profonds désaccords entre les universitaires et leur tutelle. Il s’agit de la privatisation rampante des universités publiques sénégalaises, sous l’impulsion de la Banque mondiale (Bm) et de la violation répétée des lois régissant les Universités par le Mesr.

A propos de la privatisation rampante des universités publiques sénégalaises

Sous l’impulsion, voire la dictée, de la Banque mondiale, le gouvernement du Sénégal met en œuvre, depuis 2012, le Projet de gouvernance et de financement de l’Enseignement supérieur (Pgf-Sup). A l’épreuve, on remarque que ce projet, axé sur les résultats, marque le début d’une ère trouble dans les universités sénégalaises. Sans creuser, pour le discuter, le problème des accointances entre le Mesr et les acteurs du Pgf-Sup, on peut souligner que ce projet contient les germes d’une privatisation rampante de l’université publique sénégalaise. Ceci transparaît clairement à la lecture de certains documents de la Bm et dans la mise en œuvre de certaines réformes. Je reviendrai sur ce dernier point plus loin.

Un des documents qui trace les sillons du mouvement de privatisation en question est le rapport n°AB6054, réalisé par Atou Seck le 18 octobre 2010 pour le compte de la Bm. Ce rapport d’une quinzaine de pages, prélude au Pgf-Sup, fait l’état des lieux de l’Enseignement supérieur au Sénégal selon la vision de la Bm. La conclusion phare qui ressort du rapport de M. Seck, se résume à ce passage :

«Aligning post basic schools and institutions to the needs of the economy will be a necessary first step to improve the relevance of programs (page 3)/Aligner les écoles et institutions du supérieur aux besoins de l’économie est le premier pas pour améliorer la pertinence des programmes (traduction personnelle)».

Sans entrer dans le débat au sujet de la pertinence de cette conclusion qui ne problématise absolument pas ce qui apparaît comme étant une stérile fixation sur «les besoins de l’économie», on peut relever qu’une telle vision tend à assujettir nos politiques éducatives nationales à la peu ambitieuse vision qui consiste à former dans nos institutions d’enseignement supérieur rien d’autre qu’une main d’œuvre compétente pour les grandes entreprises, en particulier les multinationales étrangères (surtout françaises) qui dominent l’économie de notre pays.

Cette politique, il faut s’en attrister, est d’ailleurs bien assumée. En témoignent la création de certains Isep (Isep de Thiès dans les métiers du rail au moment où Bolloré investit dans ce secteur, Isep de Richard-Toll…) ou les relations troubles du Mesr avec certaines entreprises privées françaises comme Atos (1), Bolloré, etc. Nous reviendrons certainement dans un autre article sur ces relations troubles.

Un autre aspect important pointé dans ce rapport est le fait que, de par leur nature et leur histoire, les universités publiques bénéficient d’une autonomie garantissant le plein exercice de leurs missions et dont elles sont naturellement jalouses. M. Seck écrit : «The Ministry of Higher Education has a little control over the Higher Education Institutions…». Ce faible contrôle des universités et des universitaires semble agaçant pour le Mesr. D’où la pugnacité et la célérité surprenantes avec lesquelles il a voulu imposer sa loi-cadre, pour, justement, contrôler les universités.

Mais le point le plus important, abordé dans ce rapport, expliquant l’autisme du gouvernement sur nos revendications est ce passage : «At entry level teachers (maître assistants, rang B) receive about the same pay as professors in Australia and germany, slightly more than entry level professors in Britain, France and Japan, and over three times more than professors in India (page 8)/Les enseignants du niveau le plus bas (les maîtres assistants, enseignants de rang B) ont des salaires équivalents aux professeurs en Australie, Allemagne, légèrement supérieurs aux salaires des enseignants britanniques, français et japonais et des salaires trois fois supérieurs à ceux des professeurs indiens». Cet argument qui est une ritournelle de la Bm lorsqu’elle veut imposer des politiques d’austérité, ne repose sur aucun fait objectif.

Ainsi, un ensemble de mesures extrêmement dangereux est déjà dans les cartons du Mesr pour maîtriser la masse salariale dans les universités. Ces mesures consistent en un appel plus systématique à des enseignants vacataires, à créer un statut d’enseignant contractuel par lequel les conditions de salaire et les obligations d’enseignement sont négociées en fonction des spécificités et surtout à mettre en place de «nouvelles procédures de recrutement et d’affectation d’enseignants sur la base d’une programmation de besoins à partir de normes d’encadrement et de charges horaires statutaires annuelles» (Document de travail de la Bm n°103 «Enseignement supérieur en Afrique francophone : quels leviers pour des politiques financièrement soutenables ?»).

Ces séries de mesures prônées par la Bm rappellent celles qu’elle avait imposées dans les années 1980, lors des plans d’ajustement structurel (Pas), pour l’Education nationale :

– «Réduction des dépenses salariales moyennes pour les professeurs grâce à une restructuration du corps enseignant qui consisterait à abaisser le niveau de qualification professionnelle requis, à favoriser le recrutement d’adjoints d’enseignement et de moniteurs et à bloquer les indemnités spéciales ; et

– Utilisation plus efficace des professeurs au moyen de contrats prévoyant des charges horaires beaucoup plus importantes : cela consisterait en zones urbaines en l’introduction d’un système à double vocation et en zones rurales à un système regroupant les élèves de niveaux différents» (Banque mondiale, Rapport n° 5243-SE : «Sénégal : mémorandum économique», 05 novembre 1984, page 58).

Cette nouvelle vision de l’Enseignement Supérieur, défendue par un ancien communiste et pilotée par la Bm, qui définit les critères dominants de la politique de l’éducation à partir du commerce et des besoins des entreprises, exclura une grande frange de la population et dessaisira l’université de sa mission de connaissance fondamentale et contextuellement appliquée. La priorité ne sera ainsi plus accordée aux intérêts du peuple sénégalais, mais notre politique d’éducation sera conçue à l’étranger, en fonction de l’implantation, des intérêts de groupes privés sur notre sol, comme c’est le cas du reste pour de grands pans du Plan Sénégal Emergent (Pse). Un tel programme de la Bm, appuyé en particulier par l’Ocde (via l’introduction forcée du système Lmd), le Fmi, l’Organisation mondiale du commerce (Omc), explique les passages en force du Mesr pour initier des réformes, très souvent en violation flagrante des lois qui régissent les Universités sénégalaises.

Adoubé par la Bm qui, très clairement, voit en lui la parfaite réplique des bras armés qui appliquaient, envers et contre tout/tous, les Pas, l’actuel Mesr échappe presque à la collégialité gouvernementale. Il agit en agent «hors contrôle» qui, sur ses grands chevaux, ne s’encombre ni des mises en garde du syndicat qui veille sur ce bien commun qu’est l’enseignement supérieur (le Saes) ni des intérêts de notre pays. Que cache cette intrigante obsession à passer en force quoi qu’il puisse en coûter à notre jeunesse et à notre pays ? Un agenda caché ? Lequel ? Au bénéfice de quoi, de qui ? Comment expliquer son maintien à la tête de ce ministère malgré l’assassinat de Bassirou Faye, malgré le fiasco de la Loi cadre (promulguée, puis retirée), malgré la quasi-paralysie des universités depuis quelques années, etc. ? L’histoire nous édifiera… sans doute.

Un ministre de tutelle qui viole les lois régissant les universités

Le vide abyssal qui sépare l’actuel Mesr du monde universitaire est essentiellement dû au fait que les réformes qu’il engage, sont initiées en violation manifeste des lois régissant les universités publiques et avec une lecture individuelle, souvent égocentrée, des conclusions de la Cnaes. Un exemple de violation des lois par le Mesr est le décret n°2013-1295 du 23 septembre 2013 sur les bacheliers. En effet, la loi 94-74 du 07 novembre 1994 relative aux franchises et libertés universitaires, en son article 12, dispose : «Toute mesure ou décision de portée pédagogique et scientifique prise par l’Etat doit être au préalable soumise pour avis aux structures universitaires compétentes». En violation de cette loi, le Mesr s’est arrogé le droit de sélectionner et d’orienter les nouveaux bacheliers depuis 2013.

Au-delà de son caractère pernicieux en ramenant des prérogatives pédagogiques au niveau administratif, cette entorse va profondément déstabiliser les universités déjà à court terme. En témoignent les premiers effets déjà visibles puisque toutes les universités (en particulier l’Université Gaston Berger/Ugb) ont commencé à enregistrer des cas de centaines d’étudiants à réorienter suite aux errements d’un système d’orientation désincarné, robotisé, incontrôlé et qui ne se justifie, pour le moment, que par un populisme démagogique. D’ailleurs, de telles énormités obligent celui qui nous a arrachés la prérogative pédagogique de «recrutement» des bacheliers, à en appeler à notre sollicitude pour corriger ses propres égarements. Paradoxal !

En plus de violer cette loi 94-74, le décret n°2013-1295  rompt également le consensus construit à propos de cette question de l’orientation des bacheliers lors de la Concertation nationale sur l’avenir de l’Enseignement supérieur (Cnaes). En effet, le rapport issu de cette concertation dit, en sa page 17 : «On recommandera donc que ce système (orientation des bacheliers à l’Ugb) soit généralisé afin que les universités puissent accueillir en fonction de leur capacité les étudiants dont sont avérées les chances de réussite, celles-ci étant évaluées selon des critères pertinents dont le baccalauréat ne constitue qu’une partie». Cette rupture de consensus est considérée par les universitaires du Sénégal (en particulier ceux de l’Ugb) comme un coup de poignard dans le dos.

On peut citer un autre exemple de violation de la loi (toujours l’article 12 de la loi 94-74) par la démarche adoptée par  le Mesr à l’occasion de l’élaboration de la loi sur les universités (appelée Loi cadre). Sans aucune concertation préalable avec les instances universitaires, le Mesr les informe, au mois de juillet 2014, de sa décision de présenter à l’Assemblée nationale une loi caractérisée par la suppression de l’autonomie de l’Université et par une remise en question des garanties accordées aux universitaires quant à leur indépendance intellectuelle, scientifique et morale. En effet, le projet de cette dite Loi cadre envisageait, entre autres, de transférer les compétences pédagogiques et scientifiques des instances délibératives des universités à un Conseil d’administration (Ca) où les enseignants et les universitaires d’une manière générale sont minoritaires (article 7 du projet de loi). Outre le problème du non-respect de la loi ici, ce qui était potentiellement dangereux dans ce texte, était le contrôle total des universités par la tutelle. En effet, la majorité des membres du Ca (dix membres issus du milieu professionnel et le recteur) des universités, devaient être soit nommés directement par le ministre, soit nommés sur sa proposition.

De plus, fidèle à son procédé habituel, le Mesr a, en toute conscience, rompu le consensus à propos de la désignation des recteurs. Ce consensus, issu également du Cnaes, s’articulait autour d’une «nomination du recteur, après élection par l’assemblée délibérante idoine, selon des modalités à définir» (page 33, rapport Cnaes) Après avoir refusé de l’intégrer dans la Loi cadre, le Mesr a enfoncé le clou en pourfendant cette recommandation de la Cnaes, lors de la présentation de son projet de loi à l’Assemblée nationale.

Le «syndrome de Faure» ou les enjeux politiques de l’inconstance idéologique

La multitude des réformes sur commande imposées par la Bm manifeste la dynamique enclenchée par cette institution dans l’optique de privatiser l’enseignement supérieur et de transformer nos universités en collèges supérieurs, pourvoyeurs de techniciens supérieurs, de cadres d’exécution, essentiellement pour des entreprises qui se délocaliseraient chez nous (exemple : Atos actuellement).

Cette perspective n’est pas nouvelle : elle a été déjà à l’œuvre il y a trente-cinq ans, lors des plans d’ajustement structurel. C’est l’occasion pour moi de rappeler au Mesr, alors militant du Pit, les conclusions de la 2e session du Comité central de son parti les 22-23 décembre 1984 à Dakar :

«La Bm préconise d’allouer l’essentiel du budget de l’éducation au primaire en restreignant les admissions au niveau du dernier degré de l’enseignement secondaire et celui du supérieur, la contribution des étudiants dans leurs frais d’études, la réduction des dépenses salariales moyennes pour les professeurs grâce à une restructuration du corps enseignant qui consisterait, par exemple, à abaisser le niveau de qualification professionnel requis, à favoriser le recrutement d’adjoints d’enseignement et de moniteurs et à bloquer les indemnités spéciales, et à l’utilisation plus efficace des professeurs au moyen de contrats prévoyant des charges horaires beaucoup plus importantes. Le Bureau politique pense donc que les camarades enseignants ici présents et la commission syndicale enseignante doivent prendre toute la mesure des propositions de la Bm et de ses implications sur tous les plans (…) Il s’agit en réalité, désormais, d’une politique de gouvernement qui sera appliquée si des forces requises n’y opposent pas une ferme et ample riposte.»

Il n’est point besoin de rappeler à quel point ces mesures ont étranglé et mis à genoux l’école publique sénégalaise. Il suffit juste d’évaluer les sommes astronomiques que nous dépensons aujourd’hui pour reclasser, former etc. ces enseignants que l’on nous obligeait à recruter hier, pour «maîtriser la masse salariale». Trente ans après, l’histoire semble bégayer pour un remake de cette même politique, menée par la même banque par le canal des mêmes bras armés. Avec l’instrument du Pgf-Sup, la Banque mondiale préconise d’appliquer à l’enseignement supérieur sénégalais pratiquement les mêmes mesures d’alors, alors inacceptables pour l’ex-militant communiste.

S’inspirant de Edgar Faure qui soulignait : «Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent qui change de sens», à l’Ugb on perçoit dans les multiples variations et transformations idéologiques du Mesr les signes du «syndrome de Faure».

Abdoulaye DEME

Enseignant-Chercheur

Section Physique appliquée

UFR Sciences appliquées et technologie (Sat)

Université Gaston Berger, Saint-Louis.

Bibliographie :

1°) Banque Mondiale, Rapport n° AB6054, Project Information Document (PID), concept stage, 18 octobre 2010 (12 pages) : Se­ne­gal Tertiary education Go­ver­nance and financing for results

2°) Banque Mondiale, Docu­ment de travail de la BM n° 103, 2006 (52 pages) : Enseignement Supérieur en Afrique francophone : quels leviers pour des politiques financièrement soutenables ?

3°) Banque Mondiale, Rap­port  n° 5243-SE, 5 novembre 19­84 (229 pages) : Sénégal : mé­morandum économique

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