Le Sénégal serait donc sur la voie de l’émergence parce qu’on construit des infrastructures superflues comme le Centre de conférence international Abdou Diouf, une arène nationale, un train express régional, etc. ! Alors que l’urgence dans le pays profond demeure la construction de routes et d’infrastructures de base, on se complait dans une sorte de misère dorée pour se faire bonne conscience et davantage tromper le citoyen. Alors que le pays profond se meurt dans une misère toujours plus profonde, on crée des institutions inutiles, incertaines et coûteuses pour caser une clientèle politique. Alors que l’impact des Conseils de ministres décentralisés est nul, on continue encore à promettre monts et merveilles aux Sénégalais. La réalité du pays est pourtant d’une étonnante morosité même si le temps d’un référendum a maquillé la grisaille en marron beige. Le Sénégal est comparable à un corps grippé : toutes les parties de ce corps sont affectées par la douleur même si la tête pense à la fête.
Dans le sud du Sénégal ainsi que dans le nord et dans l’est, on se sent tellement amputé du pays qu’on n’hésite pas à dire «je vais au Sénégal» pour signifier «je me rends à Dakar». Il y a tellement de fossé entre la capitale et le reste du pays que les gens de l’intérieur ne se sentent pas Sénégalais à part entière ! Les différents régimes qui se sont succédé, n’ont probablement pas compris les graves enjeux qu’il y a derrière cette anomalie : au lieu de chercher à la juguler, on l’accentue par une sorte de fixation sur Dakar. Et le pire est que ce Sénégal vers lequel migrent les populations de l’intérieur du pays est en train de se rétrécir progressivement. Il y a quelques années, Kaolack et environs faisaient partie de ce «Sénégal» mieux nanti que les régions périphériques qui constituent le pays réel, mais depuis des décennies, Kaolack poursuit inexorablement une mort dont les signes perceptibles de loin, comme les soupirs éplorés d’un agonisant, sont la montée du sel, la dégradation stupéfiante des infrastructures, l’insoutenable amoncellement d’immondices, etc.
Ceux qui connaissent la ville de Kaolack et la région du même nom, savent que l’idée d’un Sénégal émergent n’est que l’éclat d’une boule de glace qui n’attend que les premières lueurs du soleil pour s’affaisser définitivement. Il est bon de rêver et de faire rêver, mais à condition qu’on ne confonde pas rêve et utopie, espoir et illusion destructrice du réel. Faire croire aux Sénégalais que l’émergence économique est pour bientôt alors même que l’intégration entre les différentes régions du pays n’est nullement rendue possible par l’existence d’infrastructures routières primaires, ce n’est pas un rêve, c’est plutôt un mensonge qui détourne de la nécessité de prendre conscience de l’étendue du désastre et de l’engagement indispensable pour l’affronter. Il ne faut pas que les mots d’ordre et les credos fabuleux soient des déguisements effrontés de notre échec et de notre impuissance face au réel.
Kaolack est probablement la ville la plus mal assainie du Sénégal et il serait intéressant qu’en nous montrant les réalisations du gouvernement et de la mairie, les télévisions sénégalaises fassent également découvrir au pays ce que vivent les Kaolackois. Il y a énormément de choses à faire et, c’est précisément cela qui nous confirme dans notre certitude que dans ce pays, l’organisation de cérémonies fastes est devenue un crime ; que la réduction drastique du train de vie de l’Etat est une impérieuse nécessité ; que la restitution à l’Etat des deniers publics apparemment confisqués dans des comptes à l’étranger est la première exigence morale, et que la poursuite des audits et l’application des résultats de ces audits est la condition sine qua non de la confiance entre les gouvernants et les gouvernés.
Quand on arpente les belles artères de Dakar dans sa luxurieuse voiture, il y a une foule informe de gens qu’on dépasse sur la route ; les uns tendant la main, les autres s’activant avec labeur et souffrance dans leur corvée pour assurer la dépense quotidienne, d’autres marchant sous le chaud soleil parce qu’ils n’ont même pas le billet pour prendre le bus. Ces gens, si on ne réfléchit pas, on ne les voit même pas et on sous-estime leur sort : il peut apparaître absurde alors d’entendre quelqu’un dire que les Sénégalais sont fatigués. Dans les boulevards de la vie, il y a toujours des êtres humains qui sont laissés en rade, et on doit mesurer le progrès, non par l’augmentation des richesses d’une minorité, mais par la réduction du nombre de ceux qui croupissent dans la misère à côté d’un luxe insolent dont notre pays pouvait d’ailleurs se passer. On hésiterait alors à dépenser des sommes faramineuses pour le plaisir d’une extrême minorité de Sénégalais, fussent-ils sportifs. Le meilleur homme d’Etat n’est donc pas celui qui se complait dans des dépenses de prestige, mais celui qui travaille à résoudre le problème de l’injustice sociale trop flagrante pour être indéfiniment supportée par le peuple.
Si j’étais chef d’Etat dans un pays comme le Sénégal, je passerais plus de temps à l’intérieur du pays qu’à Dakar ou dans des sommets dont l’impact pour le Sénégal profond n’est nullement établi. Ce n’est pas décent que, plus de cinquante ans après notre indépendance, il y ait encore des gens qui continuent de penser que les bienfaits de la vie en république ne les concernent pas et que l’Etat n’est qu’une entité fantomatique dont la durée de vie est tout juste le temps d’une élection. Personne n’a jamais dit que la misère dans ce pays devrait et pourrait être éradiquée à coup de bâton magique ; ce que le pays exige, c’est un effort constant et certain dans le sens d’atténuer cette misère et cela passe forcément par un signal fort et clair et non par un miroitement éphémère d’une étincelle qui n’est que leurre. Il s’agit de redonner à la justice sa souveraineté, de cesser de faire la promotion de médiocres, de sanctionner sérieusement ceux qui le méritent, de restituer au peuple ses ressources au lieu de les confisquer dans l’entretien d’un gouvernement et d’une administration toujours distants du peuple, de suspendre la propagande devenue non seulement ennuyeuse, mais aussi une cause de révolte populaire.
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