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Le Mythe De La Performance Et La Culture De La Tricherie

Le Mythe De La Performance Et La Culture De La Tricherie

 Le mérite est mort et le coupable se nomme performance : le sport est dénaturé, l’intelligence est dans la cyberculture, la légitimité politique réside désormais dans la manipulation des consciences. L’homme est aujourd’hui confiné dans les recoins sordides de la rentabilité à tout prix : nous trichons dans les études, dans le sport, dans la politique et même dans l’amour ! Certes, la société de consommation a rendu caduques toutes les autres formes de sociétés arriérées ; elle a combattu et vaincu les systèmes politiques totalitaires, mais la situation de l’homme d’aujourd’hui n’est assurément pas réconfortante. Cette victoire de la société de consommation est essentiellement due à la promesse de délivrance faite à l’homme : liberté aussi bien dans l’être que dans l’avoir. Ce­pendant, au regard de l’extrême fragilité de l’homme actuel, il importe de se demander si, après s’être délivré des sociétés totalitaires sur le plan politique, l’homme ne s’est pas laissé piéger dans un système encore plus dévorant ?

L’homme est, aujourd’hui, enfermé dans un cercle vicieux duquel il ne peut s’extirper parce que son esprit est aveuglé et contrôlé par une société de consommation qui est omniprésente dans la vie de l’homme. Ainsi, la frénésie avec laquelle nos contemporains se ruent vers la consommation tous azimuts a fini de briser et de lessiver l’homme par le truchement d’une inflexible idéologie de la performance. La rentabilité à tout prix a fini d’enlever à l’homme ce qui fait  sa condition humaine, à savoir : l’imperfection, la faute, le pêché, le risque, la possibilité de l’échec. Nous épuisons nos forces dans la superficialité et la trivialité à cause d’une implacable norme de la performance ; et la conséquence de toute cette folie, c’est la dénaturation de l’homme et la perversion de la culture humaine. On danse de façon obscène, on produit des œuvres musicales d’une superficialité déconcertante, on exhibe le sexe à la télé, on joue du théâtre comme au cirque, on discute dans les maisons et dans les grand-places sans authenticité… Les choses les plus naturelles, comme l’amour et la sexualité, sont envahies et perverties par l’artificiel et la tricherie. La politique, les études et le sport ont perdu leur humanité et leur noblesse au profit d’une culture aveugle de la performance.

Le viagra est, sans aucun doute, l’illustration de cette gigantesque entreprise de sur-optimisation de l’homme qui, sans s’en rendre compte, est en train d’emprunter à la machine son paradigme de fonctionnement. L’arnaque est extrêmement habile, car elle consiste à persuader le mâle que la vraie performance est dans l’artificiel et pas dans le naturel, que le vrai plaisir ne peut être obtenu de façon exclusivement naturelle. On inonde ainsi le psychisme humain de mensonges et d’illusions tellement fantastiques que tout le monde est désormais convaincu que la vraie sexualité réside maintenant dans une performance quasi inhumaine. Conformément à la pratique néolibérale qui sous-tend et propage la mondialisation, c’est l’idée qui produit ici le réel: le désir ne justifie pas la réalisation du produit, c’est le produit qui suscite le désir et, par ce moyen, il se fait passer pour licite, légitime, quelque soit le prix qu’il va coûter sur les plans financier et moral.

C’est de cette façon subtile que l’idéologie néolibérale a tué le politique sur l’autel de la rentabilité économique : en présentant l’économie de marché com­me étant naturellement le résultat et la consécration de la marche résolue de l’humanité vers le progrès, on a étouffé tout débat là-dessus car, sous-entend-on, la raison humaine a horreur de discuter les évidences. C’est par l’esprit de l’homme que la mondialisation s’est imposée à l’homme comme la seule voie ; on a «pré-validé» et «pré-justifié» (sous forme d’un déblayage intellectuel) un fait avant même son avènement définitif. C’est une forme d’absolutisme qui ne dit pas son nom, mais qui est aussi redoutable que toutes les formes d’absolutisme qui l’ont précédée : les absurdités et abus de l’économie globalisée sont posés comme des axiomes qui s’imposent à la rationalité économique.

Herbert Marcuse avait, au milieu du 20e siècle, stigmatisé la façon ingénieuse avec laquelle la société capitaliste avait capturé et domestiqué Éros pour mieux contrôler l’homme en le manipulant. En procédant à une synthèse du déterminisme socio-économique théorisé par Marx et du déterminisme psychique postulé par Freud, Marcuse a expliqué comment, par le moyen de la publicité, on a capturé le Désir pour pousser l’homme dans une consommation déréglée. Cette consommation «à outrance» enlève à l’homme toute capacité critique pour en faire un moyen de l’économique. «Sous le règne du principe de rendement, explique Marcuse, le corps et l’esprit sont transformés en instruments du travail aliéné…» L’activité humaine, principalement celle sexuelle, est donc aujourd’hui prisonnière des intrigues du système économique et social néolibéral : ce qui est le plus intime chez l’homme devient un produit public entre les mains de quelques entreprises. La télévision incarne désormais l’univers de validation de cette supercherie.

Cette capture du Désir par le culte de la performance est également à l’ordre du jour dans le monde du sport. Là également, on assiste à un détournement d’objectif qui a fondamentalement perverti l’esprit du sport. Depuis que l’économie et la cupidité financière propre au capitalisme néolibéral ont envahi le monde de sport «l’enjeu a tué le jeu», pour employer une formule consacrée. Le dopage est le seul scandale constaté et banni, mais les autres tares qui se dissimulent dans la pratique du sport d’aujourd’hui sont encore plus infamantes. Si le dopage existe et est presque impossible à vaincre, c’est parce que l’esprit et la norme actuels du sport le secrètent dans une certaine mesure. Dans un univers où les clubs de foot sont cotés en bourse, les joueurs ne sont plus des joueurs, ils deviennent des instruments économiques et, peu importe la manière de gagner. De tels joueurs sont totalement lessivés et risquent d’être dépendants à vie de «l’hygiène de vie» qui leur est imposée dans leurs clubs professionnels. La vie elle-même devient aliénée au résultat sportif et on comprend facilement pourquoi de nombreux joueurs de foot sont stressés par un esprit de compétition implacablement dépouillé d’humanité. Certaines stars du foot ont publiquement reconnu avoir été contraintes à sacrifier une bonne partie de leur vie à la rigueur du sport de haut niveau.

Derrière ces aveux, il y a quelque chose de plus grave car, par des techniques sophistiquées en médecine du sport ou même en médecine générale, il y a beaucoup de choses qui se font dans la clandestinité : des sportifs ont avoué s’être fait changer le sang ! Mais la seule diététique trop spéciale imposée aux sportifs suffit pour comprendre la profonde déshumanisation du sport. Au lieu d’être et de rester une activité dans et par laquelle l’homme s’épanouit, le sport est devenu une activité qui exploite l’homme en en faisant un moyen économique. Nos sportifs d’aujourd’hui se robotisent ainsi sans s’en rendre compte : ils sont victimes des machinations de la société de consommation. La conséquence de tout cela est que ce ne sont pas toujours les meilleurs qui gagnent et le jeune sportif mène une vie d’angoisse avant et pendant sa carrière de sportif.  Nos frères sportifs africains sont ainsi devenus les nouveaux esclaves de la mondialisation du sport : tant qu’ils sont performants, ils ne sont pas victimes du racisme, mais gare à ceux qui sont lessivés et qui s’entêtent encore à jouer sur les terrains européens.

L’homme est donc remplacé par «l’homme-machine» à cause d’une culture de l’efficacité qui sacrifie vie et valeurs au rendement. Cette disparition de l’homme authentique est encore davantage perceptible dans le champ politique où le souci de l’efficacité a perverti le discours de l’homme politique et fait de ce dernier l’appendice de l’économie : le politique est l’auxiliaire de l’économique, parce qu’on argue partout que les exigences économiques priment sur tout le reste. Ainsi la politique cède la place à la technocratie avec tout ce que cela comporte comme risque. Cette mutation macabre est contemporaine à une floraison de spécialistes de la communication, de spécialistes de marketing politique, et même de spécialistes de look de l’homme politique idéal. Le gros mensonge dans ce domaine est contre le peuple, car on ne comprend pas pourquoi on a besoin de chercher et de trouver des moyens de charmer et séduire des gens qu’on est censé servir. Il y a une contradiction fondamentale da­ns l’approche technicienne de la communication car, l’homme politique qui est censé être nanti de quelque chose de particulier est, dans ces techniques, réduit en simple automate qui mime, simule et agit selon les directives de la «science» de l’ingénieur chargé de faire sa communication. Ce qu’on appelle proprement la parole, disparaît définitivement alors de l’espace politique car ce que dit l’homme politique est essentiellement tiré de certains préceptes de la psychologie et de la sociologie.

L’homme politique ne dit plus ce qu’il pense, il dit plutôt ce que les autres sont présumés vouloir entendre de sa bouche. Ceux qui prétendent connaître et apporter des solutions s’inspirent du peuple pour faire de la propagande dépourvue de toute bonne foi. Cette victoire de la technocratie sur la politique a ceci de fâcheux qu’elle consacre la naissance de mythes artificiellement  construits et entretenus pour faire du peuple une proie facile à la boulimie du pouvoir de quelques personnes. Les «story tellings» ont pris le pouvoir, et l’histoire politique actuelle de notre pays en est une parfaite illustration. Leur savoir-faire est présenté comme rare et indispensable à la bonne marche de la société et on se sert de procédés totalitaristes (au sens où ils rendent la contestation et le débat impossibles) pour enfermer le peuple dans des catégories pseudo scientifiques dogmatiques.

Au regard de toutes ces considérations, il n’est pas exagéré de dire que la société et l’époque qui ont produit le viagra, sont précisément la société et l’époque qui ont remplacé l’homme par l’homme-machine, que l’homme qui consomme le foie de dinde clonée et la viande de bœuf cloné est lui aussi cloné et détourné de sa vocation originelle. Ces vaches grasses et super productives de lait et de viande nous renvoient en réalité notre propre image : nous sommes intellectuellement, biologiquement et moralement modifiés là où elles ne le sont que génétiquement. Le dogme de la performance ne peut pas s’accommoder d’un homme libre, d’un homme qui sait penser, parler et agir seul, c’est-à-dire sans assistance technicienne, sans modification artificielle de sa structure intellectuelle. On comprend pourquoi, malgré les progrès et les richesses de l’humanité, nous sommes toujours plus angoissés : c’est que nous sommes broyés par une machine sociale abusivement avide de performance. Nous sommes donc obligés de regarder lutter des lutteurs dont la masse est incommensurable, d’être gouvernés par des impuissants sublimés en héros et d’être des objets doués de conscience illusoire.

Alassane K. KITANE

Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck

Thiès

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