La vision doctrinaire du président Sall sur la transhumance, révélée et assumée depuis l’appel de Kaffrine en avril 2015, et le levier de pression représenté par la traque des biens dits mal acquis ont accéléré le phénomène des vases communicants entre politiciens dans une démocratie qui serait pourtant en quête de réformes profondes.
C’est peut-être l’équation mathématique la plus facile à résoudre au monde : comment faire pour être dans le pouvoir, tout le temps, quel que soit le régime en place ? Les politiciens sénégalais ont trouvé la réponse depuis belle lurette : il faut savoir se vendre au prince régnant, qui qu’il soit, même s’il fut un ennemi mortel dans un passé récent. La tactique est certes éculée, mais elle paraît redoutablement efficace au royaume sénégalais des reniements et retournements de veste.
Depuis 2012, les lignes de l’adversité politique locale ont fortement bougé, sous les pressions fortes et cumulées de deux leviers devenus armes de persuasion massive : la traque des biens dits mal acquis, et l’appel de Kaffrine. Ce jour d’avril 2015, à la stupeur générale – pas de tous, heureusement – le président Macky Sall théorisait pour la première fois ce qui est devenu sa doctrine en matière de transhumance :
« Un homme politique ne doit pas être rancunier, revanchard. Pourquoi ne devrais-je pas recevoir des gens du Pds ou d’un autre parti qui veulent intégrer l’Apr ? Je n’ai aucun problème à les recevoir ! La transhumance est un terme péjoratif qui ne devrait jamais être utilisé en politique parce qu’elle est réservée au bétail qui quitte des prairies moins fournies pour aller vers des prairies plus fournies. Selon les saisons, le bétail a besoin de se mouvoir. C’est vrai que c’est par analogie que les gens ont taxé les perdants qui vont vers les vainqueurs. Ça peut se concevoir mais le terme n’est pas acceptable. Nous avons tous la liberté d’aller et de venir, c’est la Constitution qui nous le garantit. Ensuite, les acteurs politiques au Sénégal ne sont pas nombreux. Nous avons à peu près 5 millions d’électeurs sur 13 millions de Sénégalais ».
Un président décomplexé
Dans cette doctrine par ailleurs très instructive, émergent des mots forts qui structurent le caractère désormais décomplexé du président de la république face à la question. Entre « prairies moins fournies » (espace d’opposition), « prairies plus fournies » (espace de pouvoir), « quitte » (répondre à l’appel de…), « saisons » (d’un régime à l’autre), « bétail » (les vaincus), « se mouvoir » (retrouver une place au soleil), le vocabulaire présidentiel restitue un art d’être et un mode de vie propres au pastoralisme. Mais se demande-t-il pourquoi et comment on en est arrivé à assimiler les mouvements des politiciens à la transhumance animale ?
Allégeance
Auparavant, un certain 23-juin-2011, ces mêmes forces politiques et de la société civile avaient courageusement défié Wade devant l’assemblée nationale pour barrer la route à l’établissement de lois qui devaient ouvrir la voie à la dévolution monarchique du pouvoir d’un père vieillissant à un fils dangereusement ambitieux pour lui-même et pour le pays. Et qui étaient là à soutenir Me Wade, non seulement pour que les députés votent mécaniquement ses lois scélérates, mais aussi et surtout pour qu’il obtienne un troisième mandat d’affilée ?
Quelques noms viennent tout de suite à l’esprit : Innocence Ntap Ndiaye, Awa Ndiaye, Ousmane Ngom, Aliou Dia, Thierno Lô, Djibo Kâ, Me Ousmane Sèye, El Hadj Malick Guèye Latmingué, Abdou Fall, Serigne Babacar Diop, Serigne Mboup, Bécaye Diop, Baïla Wane, Serigne Mbacké Ndiaye, Sitor Ndour, Kalidou Diallo, Souleymane Ndéné Ndiaye, le dernier premier ministre de l’ère des Wade… Une liste non exhaustive qui ne comptabilise pas la cohorte de responsables politiques locaux qui ont tôt fait de rejoindre… les prairies plus fournies du pouvoir. Qui a oublié la « prise d’antenne » de Serigne Mbacké Ndiaye proclamant la victoire au second tour de Me Wade sur le candidat Macky Sall, aux environs de deux heures du matin, le 26 mars 2012 ?
Aujourd’hui, toutes ces figures ont prêté allégeance au président Macky Sall, d’une manière ou d’une autre, individuellement, où en mettant leurs partis ou mouvements à la disposition du président en exercice. Elles l’ont surtout aidé à concrétiser cet autre temps fort de l’appel de Kaffrine : la volonté affirmée du chef de l’Etat de « réduire l’opposition à sa plus simple expression ». D’autres chefs libéraux, contraints de naviguer à travers les ambigüités de leur positionnement, font visiblement le jeu du pouvoir en des occasions exceptionnelles, comme lors du renouvellement du bureau de l’assemblée nationale…
Stratagème
Face aux critiques de l’opinion, la tendance à la mode chez certains consiste à ne pas rejoindre directement le parti présidentiel afin de ne pas donner l’impression d’aller à Canossa. Souleymane Ndéné Ndiaye a certes créé un parti politique, de même que Thierno Lô, Aliou Sow. Il se dit aussi que Fada est dans cette perspective. Me Ousmane Ngom a démissionné de son poste de député sous un prétexte que d’aucuns ont trouvé plus que fallacieux. Mais l’information principale les concernant est qu’ils ont quitté le Pds, certains devenant même des alliés objectifs du chef de l’Etat.
Passons sur le « K » dérisoire et emblématique de monsieur Djibo, identité remarquable de la transhumance politique professionnalisée depuis une quinzaine d’années, pour scruter un autre cas, celui de Me Ousmane Sèye. Hier archi-proche d’Abdoulaye Wade dont il a défendu bec et ongles la candidature en 2012 contre ses alliés d’aujourd’hui, il s’est muté en héraut du président Sall autant qu’en supporteur de la coalition Benno Bokk Yaakaar (Bby) après la défaite de son camp. En mai 2013, c’est-à-dire hier seulement, il tenait ces « aimables » propos contre Benno Bokk Yaakaar : une « bande d’opportunistes qui profitent des nouvelles fonctions de Macky Sall ». Il lâchait alors sans sourciller : « Lorsque j’ai organisé le congrès de mon parti (Ndlr : le front républicain), j’ai été reçu par le président Macky Sall. Il m’a demandé de venir travailler avec lui. Je lui ai dit que j’accepte mais que je ne travaillerai pas dans Benno Bokk Yaakaar parce que c’est une coalition hétéroclite (…) qui est dépassée ». Décidément impitoyable contre ladite coalition, Me Sèye demandait au chef de l’Etat de mettre un terme à ce compagnonnage avec des alliés « qui ne pensent qu’à leurs intérêts et non au sort du peuple », ajoutant qu’ « à chaque fois que l’on entend Benno Bokk Yaakaar, c’est lorsqu’il s’agit de se partager des postes ».
« Je gouverne, donc je doute »
En partant de ces éléments factuels, comment serait-il possible de moderniser la vie politique au Sénégal, ainsi que l’envisage le projet de référendum voté le 20 mars dernier ? Si ce n’est pas une illusion entretenue, cela y ressemble fort. Comment procéder au renouvellement d’une classe politique largement moribonde et corrompue si les uns, les unes et les autres ont toute latitude d’aller brouter dans les fameuses prairies présidentielles, échappant ainsi en permanence aux galères d’opposition ?
On mesure ainsi à quel point le président Macky Sall a trompé son monde en reniant, une fois de plus, sa parole sur une question capitale : la moralisation de la vie démocratique au Sénégal. Son discours de Kaffrine a été un véritable coup de poignard aux perspectives entrevues pour une démocratie réformée. Il a préféré s’encombrer d’une armée de politiciens totalement laminés dans les urnes en 2012, mais que lui, président élu, impose par la force. Il en espère quoi, le chef de l’Etat ? Engranger des voix en plus, massifier davantage son parti, asseoir un démocratisme sur le modèle du soviétisme ? De quoi a-t-il peur pour contribuer ainsi à l’affaissement des contre-pouvoirs dans la république ?
Au fond, on ne le dit pas souvent mais il est plausible que le président de la république élu en mars 2012 – à moins qu’il ait choisi de faire comme si – n’ait pas bien compris la signification fondamentale, politique et éthique, des responsabilités qui lui ont été confiées par le peuple souverain du Sénégal : un peu plus de justice sociale, un peu plus de sobriété et de vertu, un peu plus de transparence et d’équité dans la gestion des affaires du pays, beaucoup moins de corruption et de marchés de gré à gré, etc. Son adhésion doctrinaire à la transhumance en est un témoignage patent. C’est aussi le signe d’un homme en proie au doute, malgré les signaux contraires qu’il émet ça et là. La preuve par le coup de force tactique qu’a été le référendum du 20 mars. La preuve également par le retour au premier plan d’un ex-pensionnaire d’une « prison à ciel ouvert », ci-devant ordonnateur principal de la répression contre les forces démocratiques et républicaines qui ont rendu possible la victoire inespérée de Macky Sall en 2012. Qui a parlé d’ingratitude ?