La politique est, dit-on l’art, de gérer la cité. Toutefois, au regard de la façon dont les peuples sont gouvernés de nos jours il y a lieu de se demander si la politique requiert encore le minimum de génie pour continuer à mériter le statut d’art. Des expressions du genre « vox populi vox dei » (la voix du peuple est la voix de Dieu), « le peuple souverain », « la volonté populaire est toujours droite », etc. peuplent notre subconscient politique et inondent profusément le langage politique. Les démocrates comme les pires dictateurs et autres vils aristocrates des temps modernes usent et abusent de ces formules sans que l’on sache au juste comment des conduites politiques aussi contradictoires peuvent-elles se légitimer par les mêmes idées et les mêmes expressions. Depuis la victoire du OUI au référendum, on semble vouloir confiner les Sénégalais dans un silence de servitude : la moindre critique est rendue impossible par un complot politico-médiatique sans précédant dans l’histoire de notre pays. Ces formules creuses sont opposées à tous ceux qui veulent garder leur indépendance d’esprit face aux agissements du régime en place.
En réalité ces expressions comme les catégories de la pensée politique des siècles précédents ont purement et simplement été transformées en mythes d’abrutissement ou d’engendrement des consciences ou pire, en mécanismes d’a-raisonnement de la pensée critique et du libre choix du citoyen. L’a-raisonnement de la pensée ou du choix libre du citoyen sénégalais est paradoxalement l’œuvre d’intellectuels médiatiques. Ces intellectuels populistes qu’on appelle politologues, sociologues, anthropologues sont, pour les média, ce que P. Bourdieu appelle « les bons clients » : ils parlent comme des « robinets » et enveloppent leurs assertions par des clichés scientifiques. Quand un sociologue va à la télé pour répéter exactement des évidences populaires qui se disent dans n’importe quel coin de la rue, ce n’est pas pour réfléchir. Le rôle de la sociologie n’a jamais été de dire des évidences populaires, c’est plutôt de révéler des choses cachées, invisibles au profane.
De la sociologie instantanée sur de la « fast-politique » : voilà ce que les sociologues, anthropologues et politologues, de nos médias s’emploient quotidiennement à faire afin de passer pour des « bien-pensants ». Ces spécialistes de l’événementiel et, surtout, des évidences (c’est intellectuellement moins risqué) ne prennent jamais le risque de contrarier la logique « bien-pensante ». Leur souci tragique c’est toujours de préserver leur place dans l’élite bien-pensante. Dans l’univers du populisme intellectuel ambiant ceux qui tentent de penser en dehors des stéréotypes sont marginalisés ou fichés par des clichés avilissants. Les professionnels des média sont comme les média : leur logique est commerciale car l’audimat est le Dieu tout-puissant qu’il faut adorer pour le salut. Ils ont opté pour la célébrité ou la publicité (au sens où l’entend H. Marcuse) au détriment de la pensée subversive et originale. Leur relation avec les média sont une sorte de services réciproques que P. Bourdieu a conceptualisés sous le vocable d’« auto-renforcement » : ils renforcent les médias et ces derniers les renforcent. Ils se connaissent tous, développent un univers sémantique et axiologique qui leur est propre et constituent, pour reprendre le mot de P. Bourdieu, « un monde d’interconnaissance et d’intercommunication ».
Ces intellectuels « négatifs » jouent le rôle cynique de « basse police » intellectuelle consistant à descendre tous ceux qui rompent la logique bien-pensante. Ils sont, de l’avis de Bourdieu, l’antithèse absolue de ce qui constitue l’essence même de l’intellectuel à savoir : « la liberté à l’égard des pouvoirs [y compris celui des média], la critique des idées reçues, la démolition des alternatives simplistes, la restitution de la complexité des problèmes…». Ces gens qu’on voit défiler à la télé constituent aujourd’hui la caste de l’« intelligentsia médiatique » de notre pays. Elisabeth Noëlle-Neumann (The Spiral of silence, 1974) a (s’inspirant certainement de la théorie de la tyrannie de l’avis majoritaire chez Tocqueville) somptueusement exposé la théorie de « l’influence coercitive par intimidation » des médias sur l’opinion. Ces derniers ne reflètent pas, selon elle, la totalité des opinions qui existent dans l’espace public, ils reflètent le plus souvent les opinions majoritaires et légitimes. Face à cette mécanique d’uniformisation de l’opinion, ceux qui sont minoritaires se sentant illégitimes, préfèrent se taire ; ils renforcent ainsi l’opinion majoritaire sans le vouloir. Un tel silence renforce alors le sentiment artificiel d’un consensus, voire d’une unanimité dont la nocivité est précisément d’enrayer toute opinion minoritaire.
L’imposture généralisée qui caractérise la société sénégalaise actuelle est justement liée à cela : les derniers y sont les premiers. Tous ceux qui n’ont aucun avenir dans les temples du savoir viennent squatter l’espace public que les intellectuels ont déserté. Autant nous sommes inondés de cartomanciens et d’astrologues, autant nous sommes submergés de politologues farfelus et de faux dévots qui s’associent en malfaiteurs de la démocratie. C’est plus facile d’apparaître érudit et savant dans une télé poubelle ou d’abrutissement que dans la sphère de la réflexion pure. Mystificateurs, manipulateurs, opportunistes, imposteurs : voilà le cercle des intellectuels de studios et des gourous des média. On construit des certitudes que l’on instille dans la conscience du peuple pour en faire après le baromètre de la légitimité d’une décision ou d’une action !
La façon honteuse dont les affaires de la cité sont traitées à la télé montre que la démocratie sénégalaise est très loin d’être l’exemple qu’on veut en faire. Des stars ont usurpé la parole du peuple par des médias qui anesthésient toute forme de critique. On commence maintenant à nous persuader que la signature des APE est une fatalité par une sorte de prophétie auto-réalisatrice orchestrée par des intellectuels qui veulent installer la confusion entre triomphe médiatique et sagacité intellectuelle.
Alassane K. KITANE
professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
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