Beaucoup de réflexions ont eu cours ces dernières années sur les conséquences que les Accords de partenariat économiques (APE) pourraient avoir sur les économies des pays africains. Toutefois, nos décideurs politiques semblent ne pas trop comprendre les multiples alarmes déclenchés par les économistes, les entrepreneurs et les membres de la société civile sur les conséquences désastreuses qu’une telle démarche ferait peser sur leur propre gouvernance et la dislocation de leur tissu économique. Cet article se veut d’être une contribution sur certaines des conséquences pouvant être subies et qui seraient de nature à créer une crise sociale dans plusieurs de nos pays.
Des conséquences à prévoir selon Joseph Stiglitz
Une relecture de l’ouvrage du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz « Pour un commerce mondial plus juste » paru chez Fayard en 2007 m’a donné la mesure de toute l’ampleur du bateau de pauvreté dans lequel nos pays veulent s’embarquer et il m’a paru essentiel de partager cette réflexion avec mes compatriotes et une classe politique qui semble vouloir forcer une décision qui embarque aussi bien la génération présente que la génération de demain. En réalité, la libéralisation forcée à laquelle les européens nous interpellent constitue ce que j’appellerais un système de commerce libéral à opportunité unilatérale car dans le fond seuls les européens en crise de croissance gagneront beaucoup plus que les africains dans un tel schéma.
Des coûts d’ajustement importants
Selon Joseph Stiglitz (2007) une libéralisation forcée du commerce entrainerait dans le court terme des coûts d’ajustement importants, notamment pour les pays les moins avancés (PMA). Ces coûts d’ajustement seront importants car les européens exigeront que ces pays mettent à niveau les normes de qualité pour lesquelles ils ne feront pas de grands compromis pour entrer dans leur marché, ce que l’on appelle communément les barrières non tarifaires. En d’autres termes, des ressources conséquentes auparavant destinées au développement devront désormais aller dans la mise en place de laboratoires, de normes hygiéniques et sanitaires, entre autres mesures à prendre. Ainsi, la question cruciale qui se pose est de savoir qui devrait supporter ces coûts d’ajustement car les africains n’en ont pas les moyens financiers et technologiques nécessaires pour y faire face. À ces barrières, il faudrait également rajouter les coûts d’une conformité à la règlementation européenne beaucoup trop exigeante pour nos entreprises. Je trouve que la logique de l’aide au développement (d’ailleurs un engagement souvent très peu respecté par les pays de l’Union européenne) est une approche facile et très insuffisante pour résorber l’immensité des pertes.
Baisse de la production et des pertes d’emplois
Par ailleurs, l’accroissement de la concurrence européenne sur notre faible industrie africaine aura pour effet de baisser la production de cette dernière entrainant dans nos économies un manque d’emploi de nos capitaux et de nos ressources humaines pendant la phase d’ajustement. Cette situation amènera nos entreprises à chercher plus de moyens pour faire face à une concurrence très inégale dans un contexte de faiblesse des crédits à l’économie. Les pays les plus pauvres sont les plus vulnérables aux chocs créés par les politiques commerciales de libéralisation parce que leurs industries d’exportation sont moins diversifiées. Beaucoup de ces pays, en plus de dépendre des cours mondiaux des matières premières, reposent sur la production d’un ou deux produits de base seulement. D’ailleurs, de manière ironique, les pays européens ont décidé d’imposer il y a deux ans des taxes supplémentaires (12%) aux panneaux photovoltaïques chinois moins coûteux qui empêchaient leur marché de prospérer dans cette filière. Il s’en est suivi une tension économique avec la Chine qui a à son tour menacé d’imposer une taxe supplémentaire aux vins français et aux berlines allemandes en guise de mesures de rétorsion. Ainsi, il apparaît clairement que quand leur économie est menacée les européens deviennent intraitables, et c’est le même type de menaces qu’ils tentent d’imposer aux africains sans que ceux-ci résistent comme il faut à la mesure de la perte qu’ils ont à subir.
Rareté des ressources : un frein à l’innovation
Une autre dimension importante des APE serait le manque de ressources de nos entreprises pour investir dans la recherche et l’innovation. Comme on peut s’y attendre, la recherche-développement dans les entreprises requiert des ressources additionnelles qui risquent de faire défaut avec une amplification de la concurrence des pays de l’Union européenne. Aussi, sans une innovation à la mesure des défis actuels de la mondialisation, il faudrait également s’attendre à une raréfaction plus importante des investissements directs étrangers dans les pays africains.
Limite à la concurrence : une économie européenne très subventionnée
Au sujet de la concurrence elle-même, Stiglitz (2007) précisait que les pays développés sont ceux pour lesquels la structure du commerce mondial est la plus distordue. L’auteur souligne que les marchés mondiaux de l’agriculture, d’aliments traités, de textiles et d’autres produits cruciaux sont déformés par les politiques tarifaires de ces pays. Par exemple, il serait difficile pour les africains de faire reculer les pays de l’Union européenne sur l’abandon des subventions de la Politique agricole commune alors que cette subvention maintient la production agricole européenne à un niveau de compétitivité que nos agriculteurs auront du mal à affronter. Les subventions agricoles étant capitalisées dans la valeur de la terre, les propriétaires fonciers européens vont faire de grosses pressions pour que ces subventions ne soient pas supprimées.
Baisse des recettes fiscales
Un autre coût d’ajustement serait la baisse des recettes fiscales. À ce niveau, les APE feront très mal à l’économie africaine, car plus de 30 pays du monde, majoritairement les pays pauvres d’Afrique financent plus de 25% de leurs dépenses publiques par les recettes douanières (Stiglitz et Charlton, 2005). Par exemple, selon Stiglitz (2007), le Sénégal a suivi une politique de libéralisation de son commerce au milieu des années 80, qui lui a valu de fortes baisses de revenus. La perte de recettes douanières du pays a cumulé ses effets avec une croissance lente de son volume d’échanges et certaines faiblesses dans sa gestion économique pour aboutir à des conséquences budgétaires désastreuses. Ainsi, l’auteur souligne que le pays a vite fait d’abandonner la réduction des droits douane qui asphyxiait son économie. Très souvent, quand l’État voit ses recettes fiscales s’effondrer, il fait souvent face à deux choix, soit réduire ses dépenses publiques (comme pendant la période d’ajustement structurelle), soit augmenter son assiette fiscale. Ces deux solutions peuvent avoir des conséquences négatives sur la croissance économique des pays africains qui ont juste commencé à dynamiser leurs économies ces dernières années.
Des dépenses publiques supplémentaires pour soutenir l’industrie
Par ailleurs, au-delà des coûts privés que les pays africains devront supporter (recherche de nouveaux emplois pour les employés licenciés, investissements de la reconversion, mise à niveau technologique des entreprises, etc.), il faudrait également prévoir des investissements publics plus conséquents dans les infrastructures pour écouler les produits de l’intérieur des pays. Aussi, comme il est souvent difficile d’augmenter les impôts dans nos pays, les coûts d’opportunité de l’orientation des fonds vers l’indemnisation des perdants de cette économie plus libéralisée risquent d’être très élevés pour nos États.
Conclusion
Comme on peut le voir avec ce tour d’horizon concernant les APE, plusieurs ajustements de nos économies africaines seront à prévoir. Il devient alors important que nos décideurs publics et notre représentation nationale n’aillent pas vite dans cette initiative de déclin. Le fait de nous engager dans la libéralisation commerciale avec l’Union européenne sous la pression serait de nature à créer un marasme économique dans nos États et à rendre impopulaires les pouvoirs en place comme ce fut le cas pendant la période des ajustements structurels.
Ibrahima Gassama
Économiste du développement durable au Gouvernement du Québec
Chargé de la réflexion à DIISOO-MED
Courriel : igassama@gmail.com