L’année passée a marqué le cinquantième anniversaire du Théâtre national Daniel Sorano. En effet, ce fut le 18 septembre 1965, sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, alors chef de l’Etat, que fut inaugurée cette bien belle salle de spectacle, alors unique dans son genre en Afrique de l’Ouest. Ce fut lui qui en voulut l’existence, choisit son appellation, bénit l’ouverture de ses portes et salua le premier lever de rideau sur sa scène. Les jours, semaines, mois, années qui suivirent, firent découvrir au grand public les caractéristiques d’un joyau d’établissement de rêve érigé pour effectivement faire rêver des millions de Sénégalais ainsi que leurs hôtes. Son emplacement en plein cœur de Dakar-Plateau, le situant plus proche de ceux auxquels il n’était pas en priorité destiné, ne manqua pas de faire poser des questions. D’autant plus que les plus intéressés à son fonctionnement, les férus de l’art (artistes et futurs spectateurs), se trouvaient exilés aux coins les plus reculés de la ville, vivant assez loin du site d’implantation de ce nouveau temple qui pourtant leur était dédié. Mais ce handicap fut vite surmonté, parce que la nouveauté prit le dessus sur toute autre considération. La nouvelle salle devint l’endroit que chacun devait découvrir et connaître. C’est donc par grappes de centaines de personnes, que les amateurs de spectacles en tous genres s’y rendirent, très, très nombreux, en des représentations nocturnes.
Le programme d’inauguration avait été notamment marqué par une pièce de théâtre, La Fille des Dieux d’Abdou Anta Kâ, dans laquelle s’illustrait, pour la première fois en public, la Troupe d’art dramatique gérée par la direction du théâtre et composée de comédiens. Une innovation et première au Sénégal. Et qui rappelait un peu ce qui se pratiquait en France, depuis des lustres, avec les artistes (pensionnaires et sociétaires) de la Comédie française dite encore la Maison de Molière. En plus de cette unité de gens du théâtre, Sorano dispose encore de musiciens composant l’Ensemble lyrique traditionnel et de danseurs enrôlés dans Sira Badral, en quelque sorte un corps de ballet baptisé La Linguère. Si la dénomination de la salle semblait la vouer à seulement abriter des séances de déclamations, la réalité du fonctionnement de l’entité incluait des performances d’artistes d’autres horizons. Ainsi en est-il des musiciens s’exprimant par leurs instruments et leurs cordes vocales, ainsi en est-il des danseurs faisant montre d’utilisation et d’exhibition de leur corps pour figurer leur art. Cette diversification dans la représentation scénique, alliant plusieurs disciplines, cohabitant mais restant incrustées chacune dans son domaine particulier, nous le devons, dès le départ, à l’ouverture des portes de Sorano, au génie d’un homme : Maurice Sonar Senghor qui en fut le premier responsable.
Homme du sérail, compagnon des jeunes sénégalais formés en France au sortir de la Deuxième guerre mondiale, il fréquenta, notamment, à Paris, le Cours René Simon ayant formé une pléiade d’artistes français de la scène et de l’écran. A la tête de Daniel Sorano, il fut l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Dirigeant de main de maître une originalité jusque-là inconnue chez nous, il fit éclater, dans multiples expressions, quantité de talents d’artistes révélés à des admirateurs grâce à son savoir-faire. Mais à Sorano, il ne s’était pas tout simplement contenté de promouvoir notre culture dans différentes facettes, s’enracinant dans notre patrimoine, il avait choisi aussi l’ouverture, accueillant des étrangers dont des chanteurs français de très grand renom venus dans le cadre des tournées Gérard Sayaret. Aussi, des spectacles africains, comme ce Monsieur Togo Gnini, inénarrable pièce de théâtre de Bernard Dadié, interprété par un excellent Sidiki Bâ Kaba à la tête d’une distribution éblouissante. Maurice Sonar Senghor parti après plus de vingt ans d’un règne au sommet, la direction du Théâtre Daniel Sorano tomba dans une léthargie profonde. Trois compatriotes qui l’y ont succédé n’ont pu encore réveiller le monstre somnolent.
La troupe dramatique qui nous avait ébloui, au long de son déjà demi-siècle de vie, riche d’un répertoire époustouflant, interprétant avec une dextérité extraordinaire aussi bien du sénégalais ( Gouye Ndiouli, L’Exil d’Albouri de Cheikh Alioune Ndao ; L’Os de Mor Lam de Birago Diop (1) ; Nder en flammes d’Alioune Badara Bèye), que de l’étranger (Le Bourgeois gentilhomme, Tête d’Or, Negro spiritual, Macbeth), entre autres pièces, s’étant endormie depuis tantôt trois décennies, s’est réveillée soudainement le 11 mars dernier pour nous rejouer M. Pots de vin et consorts d’après Gogol. Il faut espérer qu’elle poursuive dans cette voie… Car un très riche catalogue de pièces nationales et étrangères jouées dans les années 1960/1970 attendent d’être reprises. Sans mentionner celles qui n’ont encore jamais été mises en scène. L’Ensemble lyrique traditionnel, des trois branches la plus connue des populations et pour cause, semble définitivement avoir rompu avec les soirées populaires qu’il égayait sous la houlette de l’inégalable Mansour Mbaye ; de même qu’il apparaît renoncer à ses apparitions attachées à certaines fêtes traditionnelles et ayant largement contribué à le faire connaître du grand public. Le ballet La Linguère, fière des distinctions glanées au Festival de Carthage (1970), Los Angeles 1995, Manosque (1998) et après s’être produite dans plus d’une soixantaine de pays en près de cinq années de tournée à travers le monde, totalisant 6.000 représentations, se comporte comme avoir décidé de ranger définitivement ses valises au placard…
De fait, le Théâtre national Daniel Sorano se trouve affecté de plusieurs syndromes, dans tous ses compartiments. Le premier atteint gravement sa direction qui n’a jamais trouvé l’oiseau rare capable de relever les défis en se hissant vers le plus haut pour nous rappeler Maurice Sonar Senghor, l’homme qui semblait être fait pour ce sanctuaire et celui-ci établi pour sa docte personnalité. Secondo, comme avec le départ de Maurice, plusieurs vedettes de premier plan ont été perdues, surtout parmi les pionniers ayant marqué de leur empreinte ses lettres d’or. Et cela, dans toutes ses trois unités glorieuses. En cinquante ans, bien des choses se sont passées tout naturellement. Il y a, tout d’abord, concernant les planches, les départs vers d’autres cieux : les exils à l’étranger pour des perspectives nouvelles. Comme avec Mamadou Dioum, Siba Comnos, Alioune Cissé, Badou Casset, Manuel Gomez, Bator Guèye… et feu Doura Mané, numéro deux du théâtre après le regretté Douta Seck. D’autres, ayant achevé leur carrière sur place, ont pris normalement leur retraite. D’autres encore sont partis par disparition naturelle. Avant même d’attendre que l’âge de « décrochage » s’impose. Parce que « la vie c’est la vie », comme a dit le général de Gaulle.
Cependant, d’autres phénomènes de « coaching » ont enrayé la bonne marche de Sorano. Avec des artistes semi-fonctionnarisés, comme s’ils devaient fonctionner au stick d’un sergent major d’une armée. Cela donne en fin de compte du personnel déprimé qui, quand il réclame beaucoup, obtient peu et ne récolte rien en demandant le minimum. Cela se traduit encore par le fait de voir leurs loges transformés en bureaux pour rond-de-cuir. Voilà qui explique, peut-être, que, pour la célébration du centenaire, il n’y a eu rien de significatif pour y prêter attention. Aucun hommage rendu à des personnes qui le méritaient si bien. Par exemple, Léopold Sédar Senghor, son créateur qui l’a porté sur les fonts baptismaux. Son parrain, notre compatriote Daniel, acteur de cinéma, mais surtout et principalement comédien de théâtre, emporté brutalement par une crise en Hollande où il séjournait en tournée de représentation. Rien concernant Maurice Sonar Senghor, son premier directeur général qui lui a fait récolter des lettres de noblesses. Rien pour ses illustres disparus (ils sont nombreux pour être cités) acteurs/actrices, comédiens/comédiennes, chanteurs/chanteuses, ainsi que d’autres des coulisses que nous ne connaîtrons jamais. Et aucune reprise concernant des pièces à grand succès ou non mais méritant de figurer au Panthéon du Théâtre national Daniel Sorano. Peut-être attendent-ils de le faire à l’occasion d’une autre célébration, une autre fête…
Aly Kheury NDAW
Critique de cinéma et de théâtre