Je m’étais promis de ne pas intervenir sur ce sujet de la double ou de la bi-nationalité, tellement le niveau du débat est bas et inopportun face à l’ensemble des défis du sous-développement qui interpellent notre pays commun, le Sénégal. Toutefois, en raison du fait que notre président n’a malheureusement pas su s’élever au-dessus de la mêlée et mettre fin à une telle dérive, je me suis permis de donner mon opinion sur toutes les aberrations et les dangers qu’une telle politique ferait peser sur la cohésion sociale du pays.
Je commencerais d’abord par mettre le doigt sur le fait que le principe de « l’exclusivité de la nationalité sénégalaise » pour être présidentiable au Sénégal a un fondement d’injustice car il exclut de fait les sénégalais qui sont binationaux et qui n’ont pas choisi à leur naissance cette situation de fait. L’exemple illustratif simple que je vais en donner est le suivant. Dans la législation marocaine, un enfant né d’un parent marocain devient immédiatement marocain et ne peut y renoncer. Cela revient à dire qu’avec le principe de « l’exclusivité sénégalaise », un enfant né d’un parent marocain ne peut jamais devenir président de la république du Sénégal, car de fait, il ne peut renoncer à la nationalité marocaine que la loi de ce pays lui interdit. Cette disposition fait d’ailleurs le bonheur de beaucoup de marocains car même les dispositions de la loi allemande reconnaissent cette spécificité marocaine.
Le Sénégal devrait plutôt s’inspirer de cette disposition intelligente du Maroc plutôt que de chercher à éliminer une partie importante de sa diaspora, de ses intellectuels et de ses entrepreneurs de la course à la magistrature suprême. Une telle disposition, qui ferait en sorte que le sénégalais ne puisse perdre sa nationalité, une fois intégrée dans notre ordre juridique interne aurait pu mettre à l’aise un sénégalais comme Abou Lô, ancien ministre de Macky Sall, sur lequel certaines voix s’étaient levées pour dire qu’il est « exclusivement allemand » car ayant renoncé à sa nationalité sénégalaise en Allemagne. Elle régularisera également la situation de milliers de nos compatriotes qui vivent dans ce pays. Avec l’exemple de l’Allemagne, je suis allé un peu loin, mais on devrait avoir à l’esprit les millions de sénégalais qui vivent en Gambie, au Mali, en côte d’Ivoire et ailleurs en Afrique, qui sont des binationaux de fait.
Après cette illustration, qui montre que derrière la loi il y a une discrimination latente, je reviens sur la question du « patriotisme » qui est souvent évoquée derrière l’idée de conserver une nationalité « exclusivement sénégalaise » pour aspirer à la magistrature suprême. Le seul fait de posséder une nationalité unique du Sénégal est-il suffisant comme critère pour mesurer le patriotisme d’un individu ? À mon avis la réponse est assurément NON. Beaucoup de nos compatriotes ont servi le Sénégal dans le football, dans le basket-ball, dans d’autres disciplines sportives et dans l’armée; ils ont démontré leur patriotisme de la plus belle manière en étant des binationaux. Par exemple, un joueur comme Diao Baldé a renoncé à la sélection italienne pour le Sénégal, donc le patriotisme d’une telle personne née dans un pays étranger pour défendre le drapeau du Sénégal n’est pas à démontrer. Et pourquoi un jour ce sénégalais patriote ne pourrait aspirer à la magistrature suprême du Sénégal ?
Ainsi, je tiens à préciser que si nos politiciens opportunistes et calculateurs qui restent au Sénégal et qui sont enfermés dans une logique de détournement de nos deniers publics pensent qu’ils détiennent la clé du patriotisme qui mène à la présidence de la république, qu’ils se détrompent car la majorité des sénégalais de l’étranger qui se sentent visés ne se laisseront pas faire. Cette loi est discriminatoire, divise les sénégalais en des grades différentes et doit être purement et simplement abrogée. Alors le débat devient simple : que les sénégalais votent pour la personne qui porte leurs aspirations et non pour une personne dont le profil est taillé sur mesure par une loi qui les discrimine. Les lois du pays doivent suffire à régler toutes les craintes de haute trahison si elles sont appliquées comme cela se doit dans toute bonne démocratie.
Au-delà de l’aspect discriminatoire que je dénonce, je dois préciser qu’il est temps que nos gouvernants de l’intérieur commencent véritablement à regarder avec lucidité tout le potentiel de développement que la diaspora sénégalaise peut apporter au pays. Il s’agit de créer des politiques incitatives qui favorisent le retour des talents et des entrepreneurs comme la Chine, l’Inde et les pays l’Asie le font avec tout le succès que cette initiative leur apporte. À l’ère des nouvelles technologies, de l’économie du savoir et de la concurrence industrielle, on ne peut plus se permettre de rentrer dans des débats qui entretiennent le manque d’équité comme mode de gouvernance. La Côte d’Ivoire vient d’en sortir avec plus d’une dizaine d’années de crise et tout le lot d’effritement du tissu social que la discrimination a engendré. Donc le Sénégal qui a une longue tradition d’immigration ne doit pas rentrer dans une logique d’exclusion et devrait plutôt chercher à créer des politiques innovantes en phase avec le nouveau visage de la mondialisation fait de partage, d’interconnexion et de créativité conjointe.
À la lumière de cette contribution, je tiens à réaffirmer cette sagesse bien de chez nous : «Sénégal bène bopp la…Kène manouka har gnaar». Il est donc grand temps pour les tenants du pouvoir de sortir de cette logique discriminatoire dont la seule finalité est d’éliminer des adversaires. Ailleurs, chez nos voisins, c’est par cette même logique que cela a commencé, mais les conséquences ont été fâcheuses pour tout le monde. Donc, revenons au bon sens et pensons au Sénégal avant tout.
Ibrahima Gassama
Économiste du développement durable au gouvernement du Québec
Contact : igassama@gmail.com