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De La Politique Comme Jouissance à La Politique Comme Dénkane

De La Politique Comme Jouissance à La Politique Comme Dénkane

Le limogeage de Mme Nafi Ngom Keïta à la tête de l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) et la suspension de l’inspecteur des Impôts et Domaines Ousmane Sonko sont deux évènements qui témoignent à suffisance que la gouvernance de Macky Sall s’inscrit dans la continuité de celle désastreuse que le pays a connue depuis les indépendances.

Macky Sall perpétue le système de prédation et de rapine installé par les élites politiques depuis plus d’un demi-siècle. Nous sommes enlisés dans la culture de l’accaparement, des logiques clientélistes et néo-patrimoniales qui fonctionnent au service exclusif des gouvernants. Nous sommes embourbés dans la conception de la politique comme jouissance.

La crise prend ses racines dans une culture qui fait le lit du clientélisme, de la corruption et du népotisme. Il s’agit d’explorer de nouvelles pistes à travers ce que nous appelons la politique comme dénkane afin de promouvoir une nouvelle éthique du bien commun.

La politique comme jouissance

La mal gouvernance trouve ses racines profondes dans notre propre culture. Pour désigner le pouvoir, les wolofs utilisent le mot «nguur» qui signifie jouissance, puissance, domination et plaisir. Le verbe «nguuru» (l’action de régner) signifie, littéralement, jouir du pouvoir, tirer plaisir du pouvoir, dominer les autres. Le pouvoir est le lieu par excellence de jouissance et de réjouissance dans la société. C’est une fête permanente. C’est aussi un lieu de luxe, de gaspillage, d’extravagance et de démesure pour satisfaire des besoins qui relèvent du superflu. Ce qui explique que tout le monde court vers le pouvoir, le lieu où les richesses sont concentrées, parce qu’il espère en tirer des profits et des sinécures, y trouver des places et des privilèges. Le pouvoir est un simple instrument de jouissance dans notre société. La crise était là dès le début, lorsqu’on a nommé la chose «nguur». Les populations ont compris que le pouvoir, c’est pour satisfaire des besoins personnels, égoïstes, les intérêts du clan, entretenir une clientèle afin renforcer une position de domination au sein de la société. Elles vont plus loin, car elles vous diront que «politik dieu moul alaxira» (la politique s’arrête dans ce bas monde).

De telles considérations codifiées par notre société entraînent des comportements aux conséquences désastreuses. Une telle politique est dénuée de tout fondement éthique. C’est le lieu amoral et immoral par excellence où seuls comptent l’efficacité et la satisfaction des intérêts bassement égoïstes et claniques. Il faut simplement une redistribution entre les membres qui composent la clientèle. C’est un marchandage scandaleux contre l’intérêt général et contre la voix de la raison. C’est ce qui fait dire à la philosophe Aminata Diaw Cissé, dans sa con­tribution à l’ouvrage Le Sénégal sous Abdoulaye Wade : «au Sénégal, «l’éthique» de la jouissance a fonctionné sur la base d’un processus de désubstantialisation de l’intérêt public et de l’Etat de droit, en faisant le deuil de l’éthique de la res publica (l’éthique de la chose publique) ».

Pour les populations, il n’y a aucune anomalie à prendre l’argent public afin de le redistribuer aux habitants du village, du quartier ou du clan. La notion de chose publique n’a aucune consistance. Ainsi, la classe dominante fait main basse sur les ressources nationales et organise un système de gaspillage et de pillage des ressources publiques. Une telle culture contient tous les germes de notre sous-développement et arriération sociale et économique. Voilà toute l’explication du blocage de la société sénégalaise. Le blocage est d’abord culturel. C’est notre société qui codifie elle-même les mécanismes qui légitiment la corruption et la fraude à travers des redistributions sociales mafieuses et scandaleuses. C’est elle, à la limite, qui demande aux détenteurs du pouvoir de détourner les deniers publics afin de les redistribuer à la clientèle. Tant que cette conception politique traditionnelle perdurera, il n’y a rien à faire, le Sénégal n’ira nulle part. Le pays sera entre les mains d’entrepreneurs politiques et affairistes qui vont continuer de jouir et de tirer profits des deniers publics.

La culture du népotisme s’est bien installée dans tous les segments de la société sénégalaise. Mme Nafi Ngom Keïta l’a appris à ses dépens. Elle qui voulait casser le système de jouissance en place. La société sénégalaise est traversée par une crise culturelle qui a ses répercussions profondes dans la vie politique, économique et sociale du pays. Des politiciens professionnels inamovibles qui refusent de bouger, une société politique qui ne se renouvelle pas, parce qu’elle veut continuer de jouir du pouvoir jusqu’à la tombe. On crée des institutions inutiles et budgétivores pour maintenir le marché de jouissance. Les régimes qui se sont succédé entretiennent et nourrissent le même système. Il faut construire un nouvel ordre moral.

La politique comme dénkane

Nous devons partir d’une rupture épistémologique dans nos manières de penser et d’agir. Cela exige une révolution profonde qui sera d’abord linguistique. Il faut commencer par rebaptiser les choses, leur donner un nouveau nom et nécessairement un nouveau contenu. Il y a nécessité de changer les noms des choses pour une «révolution des mentalités» afin de réveiller notre peuple. Le mot «nguur» est à bannir dans notre vocabulaire. Il ne traduit pas nos aspirations citoyennes. Il faut l’enlever dans le langage d’un univers social qui aspire à être gouverné par la démocratie. Le pouvoir n’est pas fait pour la jouissance. La politique est une coopération collective des citoyens en vue de «l’avantage commun» comme dit Aristote. Ce qui doit nous amener à concevoir la politique comme dénkane.

La politique comme dénkane est d’abord «une rébellion contre l’ordre établi». La politique, c’est la gestion des affaires de la cité dans l’intérêt exclusif de la cité. La collectivité confie les biens de tous à certains de ses membres pendant un temps déterminé. Ils se doivent de les transmettre de manière intacte et de lui rendre compte dans la transparence totale. Les affaires de la collectivité ne peuvent appartenir à personne, elles sont les affaires de tous.

La politique comme dénkane renoue avec la doctrine du contrat social. Car, ce sont des hommes libres et égaux qui confient le pouvoir à certains membres de la société. En cela, ils sont délégataires et non propriétaires du pouvoir. Dénkane vient du verbe wolof dénk qui signifie confier quelque chose à quelqu’un. Donc, dénkane peut signifier confiance placée en quelqu’un ou à un groupe. Quand on te confie quelque chose, tu dois avoir conscience que cela ne t’appartient pas. Ce n’est pas pour tes enfants, ni pour ta famille, encore moins pour ton clan. Ce n’est pas non plus pour ta communauté confessionnelle. C’est sur la base d’une confiance de tes semblables que tu dois t’évertuer à mériter. C’est le bien de toute la collectivité dans son ensemble, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les pauvres et les riches, les handicapés et ceux qui ne sont pas encore nés. C’est ce que Kant appelle depositum. Ceux qui sont détenteurs du pouvoir (dénkane) doivent travailler à ce que le jour de la reddition des comptes, il n’en manque un seul centime. C’est pourquoi dénkane est le concept qui traduit le mieux la démocratie dans notre univers culturel.

La démocratie véhicule une idée essentielle : la souveraineté appartient au peuple. Avec le concept de dénkane, toute position dans la société se réduit à une délégation temporaire. Le concept de dénkane implique que l’essence du pouvoir repose sur la confiance du peuple. La politique comme dénkane est une éthique qui inaugure une nouvelle culture qui met en évidence de nouvelles valeurs telles que l’honnêteté, le sens du devoir, de la protection des biens publics, de l’intérêt général et de la participation des citoyens. Le seul souverain s’appelle le peuple. Les autres sont des délégataires qui se doivent de rendre compte à leurs mandants. C’était tout le sens de la mission de Mme Nafi Ngom Keïta – permettre au peuple d’exiger des comptes à ceux-là en qui il a fait confiance. Mais la machine de la politique comme jouissance est encore puissante.

La politique comme dénkane est une révolution citoyenne qui travaille, agit pour une société nouvelle avec des femmes et des hommes nouveaux. Avec elle, tout le monde va orienter son énergie vers l’intérêt général, personne n’a le droit de détourner les deniers publics, parce que les gens ont conscience que c’est piétiner son propre sang que de détourner les deniers publics. Les Sénégalais devront rivaliser dans la voie de la préservation de l’intérêt de la collectivité.

La politique comme dénkane est donc, pour reprendre la brillante Aminata Diaw Cissé dans sa contribution à l’ouvrage Le Sénégal sous Abdoulaye Wade, «une éthique du bien public corrélative au souci de l’autre,… une redéfinition des politiques par rapport à un futur à construire à l’aune de l’honneur et de la dignité pour ce qu’ils représentent dans le code moral de la société».

La politique comme dénkane nous invite au souci de l’autre. Tout ne se réduit pas à moi et à mes passions. Je vis dans un monde habité par mes semblables. John Donne a dit, il y a plus de quatre siècles, «aucun homme n’est une île, suffisante à elle-même». Ce qui fait que nous avons besoin de la justice pour assurer l’équilibre de la société. Sans justice il n’y a pas de société stable. Nous rejoignons l’idée fondamentale de John Rawls dans son ouvrage, Théorie de la justice : «La justice est la première vertu des institutions sociales».

La finalité de la politique comme dénkane, c’est la transformation qualitative de la société. Elle est un projet de rupture qui place l’intérêt général et la participation des citoyens au cœur des affaires politiques. C’est de la haute politique qui élimine les médiocres qui ne tirent leur épingle du jeu que dans la petite politique ; celle-là ne nécessite aucune compétence.

La politique comme dénkane exige des partis politiques l’élaboration d’un projet politique porteur d’une vision alternative. Car la politique ne signifie plus des sinécures pour la satisfaction de besoins égoïstes et claniques. Les citoyens s’engageront en politique parce qu’ils veulent préserver les biens collectifs, parce qu’ils veulent les accroître au profit de tous les membres de la société.

La politique comme dénkane est une voie démocratique pour le changement en vue de la promotion de la justice. Elle est la voix de la raison contre celle des passions et des égoïsmes.

La politique comme dénkane est une philosophie éthique qui fonctionne avec dix (10) thèses :

La politique comme dénkane est une voie pour la «reconstruction d’un nouvel ordre moral». Car comme l’a écrit François Boye dans sa contribution à l’ouvrage Sénégal. Trajectoires d’un État, «il faut laisser s’effondrer la coalition des intérêts qui a cimenté l’Etat depuis l’indépendance parce que le coût d’une clientèle élargie est financièrement insupportable». Nous devons casser les filières d’exploitation et d’asservissement qui nous enchaînent dans le paradigme traditionnel de la politique comme jouissance pour refonder notre contrat social autour d’un paradigme nouveau : la politique comme dénkane.

 

Dr Babacar DIOP

Secrétaire général de La Jeunesse pour la démocratie et le socialisme (Jds)

babacar.diop1@gmail.com

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