(Extraits d’une ancienne contribution, écrite en 2012, consacrée au débat sur la pérennité du Ndigël dans le Mouridisme)
Aux Origines du Ndigël
Dans la doctrine mouride, le Ndigël (transcrit également en « ndigueul » ou « ndiguel », selon certaines orthographies) dépasse de très loin la définition politiquement étroite (consigne de vote ou mot d’ordre électoral) à laquelle les analystes modernes l’ont jusqu’ici confinée, et trouve ses racines dans les principes même de l’Islam.
En effet, ce concept, dans la perspective musulmane, constitue une recommandation religieuse ayant pour objet de rétablir les rapports généraux d’obéissance à Dieu et à Ses représentants, conformément au verset :
« Ô vous les croyants ! Obéissez à Dieu, obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent l’Autorité (Amr). Puis, si vous vous disputez en quoi que ce soit, référez-vous à Dieu et au Messager, si vous croyez en Dieu et au Jour dernier.» (4:59).
La clause supplémentaire (« ceux qui détiennent l’Autorité »), qui inclut dans les sources de direction de la communauté musulmane, les leaders autres que le Prophète (PSL), constitue ainsi une légitimation implicite de la transmission de l’autorité prophétique en Islam. Vu sous cet angle spirituel, le Ndigël n’est rien d’autre, considéré étymologiquement, que la traduction wolof du terme coranique « Amr » du verset précité, signifiant « Autorité », « Recommandation », « Commandement », « Ordre » etc. Notion à laquelle le Prophète Muhammad et les dirigeants de la communauté islamique se référaient pour donner des orientations aux musulmans et gérer leur Cité selon les principes divins (Amr ayant d’ailleurs généré Amîr ou Dirigeant, qui a donné « émir »).
En tant que fondement de l’unité des musulmans, le sens de l’Autorité, que le Ndigël ou Amr incarne, a joué un rôle décisif dans l’évolution de l’Islam, en cultivant le sens de l’obéissance fondé sur le principe de transitivité de l’Autorité Divine : «Quiconque obéit au Messager obéit assurément à Dieu.» (4:80). Discipline collective des Compagnons derrière le Prophète, étonnamment assimilable au « Ndigël » mouride sous maints rapports, qui a permis aux premiers musulmans de préserver leur unité et de bâtir la Cité de l’Islam.
Il existe ainsi un grand nombre de sources islamiques authentifiées qui décrivent de manière frappante l’obéissance et la profonde révérence avec laquelle les Compagnons se comportaient avec le Prophète et qui démontrent que les Sahâba n’avaient rien à envier aux véritables Baye-fall. En cela, les Compagnons qui, auparavant se méprenaient sur le sens de l’égalité en Islam (« Dis leur : « Je ne suis qu’un humain comme vous. »), comme le font d’ailleurs jusqu’ici certaines obédiences salafites, ne faisaient que se conformer au « Ndigël » de leur Seigneur qui leur enjoignit :
« Ô vous les croyants ! N’élevez pas vos voix au-dessus de la voix du Prophète, et ne haussez pas le ton en lui parlant, comme vous le haussez les uns avec les autres, sinon vos œuvres deviendraient vaines sans que vous vous en rendiez compte. » (49:2)
Usâma Ibn Sharîk rapporta : « Je suis venu un jour voir le Prophète et j’ai vu ses Compagnons assis autour de lui, complètement immobiles et silencieux. » Dans un hadîth qui décrit le Prophète, il est dit : « Lorsqu’il parlait, ceux qui étaient autour de lui baissaient la tête et restaient immobiles et silencieux.» Urwa Ibn Mas’ûd, envoyé par la tribu de Quraish auprès de l’Envoyé de Dieu, l’année d’Hudaybiya, décrit l’immense respect que lui vouaient ses Compagnons en ces termes : « Par Dieu, le Messager de Dieu ne jetait par le nez ou par la bouche une pituite (salive) sans qu’un Compagnon l’attrapât et se frottât le visage avec elle, et quand il donnait un ordre, ils l’exécutaient rapidement, et quand il faisait ses ablutions, ils se bousculaient pour recueillir le résidu d’eau ; et quand il parlait, ils abaissaient leurs voix ; et, par [une extrême] vénération, ils ne le fixaient jamais du regard.» Lorsque Urwa Ibn Mas’ûd revint dans la tribu de Quraish, il dit à ses membres : « Ô Gens de Quraish ! J’ai vu les réceptions en grande pompe de Chosroes [roi de Perse], j’ai vu aussi les grandes réceptions de César ainsi que celles du Négus. Par Dieu ! Je n’ai jamais vu un roi auprès de son peuple comme l’est Muhammad au milieu de ses Compagnons. »
Ainsi, traiter les mourides de « fanatiques » et de « moutons soumis à leurs marabouts qu’ils adorent comme des dieux », sachant qu’il existe des références islamiques claires, à l’instar de celles-ci, justifiant ce profond respect (même si certains le limitent aux seuls Prophètes) nous semble tout simplement être le signe d’une mauvaise foi notoire ou d’une ignorance impardonnable. Carences ayant contribué à faire perdurer les fameux clichés sur le prétendu « islam noir » syncrétique des mourides, qui ne serait point inspiré de l’Islam prétendument plus « pur », plus « dépouillé » et plus « rigoriste » de l’Arabie et des premiers musulmans?
Il est intéressant de noter que ce ne fut qu’avec la disparition du Prophète et l’affaiblissement de cette conformité envers son « Ndigël» et ceux de leurs dirigeants (ûlu-l-Amr), tenus comme moins intègres et moins éclairés que le Messager (la valeur du Ndigël étant étroitement liée à celle du « donneur d’ordre »), que les musulmans ont peu à peu sombré dans les tiraillements politiques et les querelles d’intérêts (Fitna) qui ont affaibli la civilisation islamique jusqu’à nos jours. « Obéissez à Dieu et à Son messager. Et ne vous disputez pas, sinon vous fléchirez et perdrez votre force.» (8:46)
Le Ndigël dans la Doctrine et la Pratique Mouride
Le Mouridisme, en tant que projet de renaissance des principes fondateurs de l’Islam, reconduisit globalement ce schéma de l’Autorité religieuse. Ceci, à travers les rapports d’obéissance Guide/Disciple théorisés par les grands maîtres soufis et revivifiés par Cheikh A. Bamba dans ses écrits et son système d’éducation spirituelle (Tarbiya). L’impact de la réforme pédagogique du système religieux traditionnel que le Serviteur du Prophète mit en oeuvre, à travers les concepts clés de Himmah (détermination spirituelle) et de Khidma (oeuvre au service des créatures), se traduisit par l’importance centrale et inaccoutumée que la notion d’autorité acquit dans la Voie mouride, qui en fit un de ses piliers majeurs, comme l’illustre sa forte hiérarchisation résumée par le slogan synoptique « Mouride : Ndigël !». Sens de l’autorité et de l’obéissance (exalté à un niveau inédit par le modèle de Cheikh Ibrahima Fall), fondé sur la quête exclusive et transitive de l’Agrément de Dieu, qui a toujours distingué les mourides (disciples comme dignitaires) et leur a permis, en dépit de leur nombre et moyens limités à l’origine, des tiraillements internes et des formidables obstacles de tous ordres, de matérialiser leurs projets majeurs, notamment à Touba, et de s’élever jusqu’au sommet de l’échelle religieuse, sociale, économique et politique actuelle du pays.
Pour accéder à ce niveau, les différents califes mourides, ayant pour mission cardinale de concrétiser le projet de société légué par Cheikh A. Bamba, firent valoir la prérogative que leur conférait cette autorité sur les mourides. Autorité qui prit, à l’occasion, une forme politique contextuelle et transitoire de « consigne de vote », justifiée par les rapports de force et les enjeux du moment. Notamment dans les relations que la communauté, dont ils représentaient les intérêts, entretenait avec les hommes politiques s’engageant à les assister dans leurs projets (infrastructures, culte, éducation, agriculture, valorisation du monde rural etc.). Du fait que le projet de société de Cheikh A. Bamba intégrait l’ambition de bâtir une cité authentiquement islamique (Darul Islam) dans l’espace public, le Ndigël fut ainsi au coeur de l’entreprise de rénovation (Tajdîd) religieuse, culturelle, éducative, sociale, économique, urbaine etc. des mourides. A travers les différents califes et les autres leaders, le Ndigël fut constamment utilisé selon les besoins de la « Cité de l’Islam » projetée par Cheikh A. Bamba et selon les priorités spécifiques imposées par le contexte. Ceci, pour éduquer et orienter les disciples (« Ndigël éducatif »), bâtir des mosquées, interdire certaines pratiques jugées nuisibles dans la cité et à la morale (« Ndigël cultuel »), cultiver leur sens de l’unité et de la fraternité (« Ndigël social »), les inciter au travail (« Ndigël économique/éducatif »), implanter des villages et des daaras (« Ndigël scientifique »), organiser les mourides et la ville de Touba (« Ndigël organisationnel »), encadrer la diaspora etc.
C’est ainsi que, malgré les possibilités avérées de manipulations internes et externes, le Ndigël a souvent joué et continue de jouer encore un rôle très important d’unification de la communauté mouride, une fonction de discipline collective, de canalisation ou d’atténuation des divergences, des inévitables contradictions et querelles d’intérêt existant dans tout groupe social. Ceci, même si, dans la pratique, différents acteurs religieux n’ont pas manqué, quelques fois, de le dévoyer ou de l’instrumentaliser, à travers une compromission et une priorisation de leurs intérêts individuels qui faussent, en réalité, l’esprit profondément humaniste à sa base. La force du Ndigël (en tant que choix d’une collectivisation de la décision) et, d’une façon plus générale, celle du système de hiérarchisation soufi au Sénégal, s’expliquent d’autant mieux, au niveau sociologique, que ce système comporte certaines confluences assez intéressantes avec le système africain de hiérarchisation sociale qui, en général, a toujours exalté l’autorité (il est ainsi intéressant de noter que l’autorité parentale se dit, en wolof, « Ndigëlu wayjur » et l’autorité maritale « Ndigëlu boroom kër »). Ce qui suggère, d’une façon plus générale, que la remarquable stabilité du Sénégal par rapport à d’autres pays africains, est surtout due à ce sens de l’Autorité et des références assez homogènes du peuple, qui ont jusqu’ici plus ou moins caractérisé l’Islam sénégalais, organisé, malgré toutes ses imperfections et évolutions, en confréries hiérarchisées, toutes plus ou moins fortement influencées par le modèle de stratification mouride. C’est en quoi, il nous semble également, que le Ndigël mouride constitue une intéressante version sénégalaise du « Ubuntu » bantou, base de la collectivisation de la décision et fondement communautaire des sociétés africaines dont s’est notamment inspirée l’Afrique du Sud dans sa dynamique de refondation nationale post apartheid (principe basé sur « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous », qui s’oppose à priori au « Je pense donc je suis » de Descartes, qui rétablit une certaine autonomie à l’individu par rapport au groupe).
Ces rappels nous paraissent d’autant plus utiles qu’ils permettent de ne pas tomber dans le piège, assez subtil, des adversaires actuels du Ndigël fondé sur une conception individualiste, ultra-libertaire ou libertine des droits et des rapports sociaux consubstantiels au système de pensée matérialiste occidentale, la contestation systématique de l’autorité (ayant toujours été à la base de l’unité et de la force du Mouridisme), pour orienter l’histoire dans le sens de leur idéologie et de leurs seuls intérêts, sous couvert d’un combat entre la « conscience citoyenne » et « l’obscurantisme maraboutique », celui des religieux contre le « peuple » etc.
Par ailleurs, contrairement à la vision monolithique que beaucoup d’auteurs externes en ont, le rapport global des mourides au Ndigël a souvent évolué à travers l’histoire, selon le charisme et la stature spirituelle des leaders du moment, la nature du contexte et les perceptions majoritaires du peuple mouride, qui a toujours eu ses « rebelles » n’hésitant pas à le contester. Ainsi, loin d’être toujours unilatéral et monofocal, le Ndigël est à la fois la source et le résultat de dynamiques sociales fortes et assez complexes, souvent négociées ou éclatées, au niveau de la communauté mouride et de sa hiérarchie, qui possèdent leurs propres garde-fous, leurs « contre-pouvoirs » et canaux d’influence internes. D’ailleurs, ce que beaucoup d’analystes semblent ignorer aussi, c’est que chacun des Califes (malgré leur culture de la Shûra ou consultation interne) a eu, à un moment ou à un autre de son magistère, à faire face à des oppositions plus ou moins fortes au sein même de la communauté mouride, avant de s’imposer face aux rétifs qui contestaient son leadership. Surtout après avoir posé des actes majeurs et produit des résultats tangibles qui permirent de stabiliser momentanément la force du Ndigël et sa centralité. Même si sa pérennité ne fut, à vrai dire, jamais garantie et se trouve plus que jamais remise en cause par les évolutions et bouleversements sociaux du Sénégal moderne.
A. Aziz Mbacké Majalis
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