Il n’est point besoin d’être omniscient pour comprendre que les Sénégalais vivent des instants difficiles du fait de la cherté du coût de la vie. Deux constats suffisent pour le démontrer : i) le nombre de Sénégalais qui, de jour comme de nuit, investissent la rue à la recherche d’une pitance de plus en plus inaccessible à cause d’une augmentation exponentielle des prix des denrées et des charges domestiques sans exclusive. ii) le chômage endémique des jeunes qui contraint les pères de familles, pour la plupart des retraités, à faire face aux charges domestiques souvent incompressibles, avec des pensions de retraite dérisoires.
Une application rigoureuse de la loi 75-77 du 09 juillet 1975 portant interdiction de la mendicité sur les lieux publics et les grandes artères de Dakar, au-delà du retrait des enfants «talibés» de la rue, n’aurait certainement pas épargné tous ces honnêtes gens de bonne famille qui pullulent à chaque coin de la ville, devant les feux rouges, les commerces, les stations d’essence à la recherche de la pitance. Parfois même, ce sont les professions libérales (pharmacies, tailleurs, coiffeurs etc.) qui sont investies par ces derniers avec tous les risques encourus. Cette situation qui, en fait, n’est qu’une forme déguisée de la mendicité, réprimée par la loi, met beaucoup de Sénégalais, souvent très enclins à aider leurs prochains, devant un dilemme, car partagés entre la volonté d’aider et la peur d’être agressés. A côté de cette forme de mendicité déguisée, il faudrait peut-être ajouter l’autre phénomène qui consiste pour le citoyen, à envoyer son enfant ou à se déplacer lui-même chez le voisin, dans la plus grande discrétion, parfois nuitamment, pour les mêmes raisons décrites plus haut.
Cette face hideuse qu’offre Dakar a une forte corrélation avec la vie dure que mènent les populations et n’est pas sans nous rappeler les discours servis par nos juges constitutionnels, à l’occasion des cérémonies d’installation des Présidents de la République, depuis Abdou Diouf jusqu’à Macky Sall en passant par Maître Wade et dont la quintessence se résume à la phrase suivante : «les Sénégalais sont fatigués» comme en témoignent les quelques extrais de ces fameux discours que nous reproduisons, ci-après :
en 1981, le juge constitutionnel Kéba Mbaye s’adressait au Président Diouf en ces termes : «Les Sénégalais sont fatigués.» avant d’énoncer quelques recettes : «c’est le devoir de tous les Sénégalais de faire preuve de maturité, de garder notre pays de l’aventure et d’assurer son développement harmonieux. Cela ne peut être l’affaire d’un seul homme ou même l’affaire d’un seul parti» ;
en 2000, le juge constitutionnel d’alors, Youssoupha Ndiaye, embouchait la même trompette par ces termes : «les Sénégalais veulent cesser d’être de courageux affamés d’espoir. Ils souhaitent vivre dans la cohésion, la solidarité et la fraternité, dans le respect des valeurs de progrès et dans la primauté» ;
en 2012, le juge constitutionnel Cheikh Tidiane Diakhaté, d’y aller en ces termes à l’endroit du Président Macky Sall : «les progrès réalisés à plusieurs niveaux ne semblent pas avoir répondu à l’attente satisfactoire des Sénégalais» et «Il y a tant de frustration, tant de souffrance, et parfois aussi tant de désespoir dans nos sociétés que l’urgence s’est pratiquement installée partout».
Ces appels venant des voix parmi les plus audibles du pays, lancées en ces instants solennels, ont certes été entendus mais force est de constater que les réactions n’ont pas été les mêmes, certainement dictées par les contextes et les circonstances du moment.
Si le Président Abdou Diouf, arrivé au pouvoir dans un contexte de crise sans précédent, avait cru fort que la réponse n’allait venir qu’au terme de l’application des mesures d’ajustement structurel dictées par le Fmi et la Banque Mondiale, le Président Wade, bénéficiant d’un contexte économique plus favorable, a plutôt pensé que la réponse devrait venir des retombées de certains préalables dont les projets structurants comme les infrastructures. Ainsi, le seul d’entre eux qui a cherché à donner des réponses directes et concrètes est le Président Macky Sall, qui s’est attaqué dès son installation, à la résolution des problèmes sociaux, témoignant de son empathie mais surtout de la mesure qu’il a eu de l’ampleur de la crise sociale.
Aussi, cette prise de conscience du Président de la République s’est traduite par la prise immédiate des mesures suivantes : baisse sur les prix des denrées de première nécessité, sur les impôts sur les salaires et sur le prix des loyers, mise en place des bourses familiales et de la Couverture Maladie Universelle (Cmu) et la mise en place de différents programmes agricoles (Pudc, Pracas, Dac….). Toutes ces mesures seront sans doute confortées par les conclusions de l’invite qu’il adressée aux forces sociales pour la tenue des assises nationales sur la retraite. Le vaste chantier ainsi engagé, traduit de la part du Président de la République sa disponibilité et sa promptitude à compatir aux malheurs qui s’abattent sur son peuple ; manifestant ainsi, à partir de ces facteurs, sa vraie nature, son empathie envers ses compatriotes.
Toutefois, ce ne serait point un crime de lèse-majesté que d’admettre que toutes ces mesures sont loin de soulager les Sénégalais qui, aujourd’hui plus qu’hier, sont fatigués, écrasés par le poids du coût élevé de la vie et du chômage endémique des jeunes.
En effet, si l’objectif du gouvernement, à travers la prise de ces mesures, était d’améliorer les conditions de vie des populations tout en augmentant leur pouvoir d’achat, l’impact de la flambée actuelle des prix de certains biens et services qui échappent au contrôle de l’Etat est en train d’annihiler tous les efforts consentis par ce dernier (le gouvernement) et de paupériser davantage les populations, y compris celles des classes moyennes qui, malgré une conjoncture difficile a su toujours se tirer d’affaire. Les troubles sociaux qui sont devenus maintenant l’apanage des enseignants, des médecins, des magistrats, des agents des impôts et domaines, avec qui l’Etat a signé des protocoles d’accord pour l’amélioration de leur pouvoir d’achat, sont autant d’illustrations qui témoignent des conditions de vie précaires des classes moyennes.
Aucun secteur de la vie n’est épargné par ces augmentations tous azimuts : le quotidien (augmentation des prix des denrées, du coût de l’électricité, de l’eau, du téléphone et autres), l’éducation (flambée du coût de la scolarité entre autres, l’université publique qui après avoir rejeté des étudiants faute de structures d’accueil, s’aménage des espaces privés à des coûts exorbitants), la santé etc.
Cette situation a occasionné une disparition progressive de la population des classes moyennes offrant l’image d’un pays à deux extrêmes : les pauvres et les riches. Très enclins à mettre tout ce qui leur arrive sous le coup du fatalisme, ce cri de détresse qui devrait alerter davantage ne viendra jamais directement des Sénégalais qui préfèrent confiner leur souffrance dans leur for intérieur tout en rongeant leur frein. Les rares échos venant des relais, la presse et l’opposition restent souvent inaudibles auprès des tenants du pouvoir qui se plaisent à dire que le pays marche, rappelant par moments les derniers instants du régime du président Abdoulaye Wade qui, à chacune de ses sorties, dépeignait le Sénégal comme un Eldorado, rendant ses concitoyens stupéfaits au point de se demander s’ils partageaient avec leur président le même espace de vie. Cette absence d’audibilité du côté des tenants du pouvoir n’est qu’une feinte qui relève d’une attitude purement politicienne antinomique avec la volonté du chef. Considéré comme étant à la fois le plus et le moins informé, un chef d’Etat a besoin d’être informé vrai par ses collaborateurs. Ce qui n’est pas souvent le cas. Conséquence, il en découle des sanctions insoupçonnées au moment où on s’y attend le moins. Abdou Diouf en a été victime en reconnaissant après sa chute qu’il ignorait les conditions véritables de vie de ses concitoyens. Sur la même lancée, Khalifa Sall, pour justifier la défaite de son camp reconnaissait dans une radio de la place, que la chute du régime socialiste était due au respect et à l’application des injonctions de la Banque Mondiale et du Fmi pour une politique de rigueur budgétaire (plan Sakho-Loum) au détriment d’une réponse à la demande sociale. Wade, resté scotché sur son aura, pensant pouvoir faire tout faire avaler aux Sénégalais (augmentation des prix), occultant complètement les préoccupations sociales de l’heure de ces derniers, l’a également appris à ses dépens.
Dès lors, qui pour alerter le Chef de l’Etat ? N’importe lequel des Sénégalais. Au regard des intentions nobles qu’il affiche de vouloir répondre à tout prix aux préoccupations de ses compatriotes qui lui sont reconnues partout, nous osons lui prêter la capacité de sacrifier sa personne pour l’intérêt de son pays. En tout cas, nous avons fait le choix à travers la présente contribution, de jouer notre partition, en attendant que d’autres voix plus proches et plus audibles en fassent autant, par devoir et par loyauté. Sous ce rapport, il revient à nos gouvernants de comprendre que, ce qui importe le plus, c’est moins les actes qu’ils posent que la perception qu’en ont leurs compatriotes, pour qui ces actes sont posés.
Tout gouvernant, pour mieux servir son peuple, doit faire sienne la célèbre assertion d’Abraham Lincoln : «Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple». Il est vrai que beaucoup d’efforts ont été faits par le régime actuel au plan social, mais les difficultés sont là, pour les raisons évoquées plus loin. Ces efforts devraient être maintenus et soutenus, en attendant les retombées des projets agricoles qui prendront encore du temps avant de voir le jour. D’ici là, la réduction du chômage des jeunes par la réhabilitation des Pme pourrait être un moyen de soulager les populations, en ce sens qu’elle créerait plus de revenus dans les foyers. A ce sujet, la solution de la commande publique n’est que parcellaire ; par contre, la sous-traitance et la commande privée pourraient contribuer à la création d’emplois.
La vérité est que aujourd’hui, les grosses entreprises, pour la plupart privatisées, qui devraient être la locomotive au niveau du secteur industriel, traitent avec l’étranger dans le domaine de la sous-traitance comme de la commande des pièces de rechange, au détriment de nos Pme qui, pour nos dirigeants, devraient être le moteur d’une croissance durable et créatrice d’emplois. Quel paradoxe ! Il nous faut corriger ces distorsions en revoyant la nature des relations qui nous lient avec toutes ces entreprises contrôlées par des repreneurs stratégiques étrangers, qui n’ont pour souci que la rentabilité de leur business.
L’autre levier sur lequel devrait surfer l’Etat pour soulager les populations est d’augmenter le revenu des ménages par le biais de la valorisation substantielle des pensions de retraite. C’est d’autant plus important que l’amplification des phénomènes comme la déperdition scolaire, qui a toujours été l’apanage des banlieues, a fini de gagner les quartiers centraux de Dakar avec son lot de criminalité. Cet état des lieux n’est du reste pas étranger à la précarité que vivent les Sénégalais. Comment demander à des pères de familles qui ont perdu tout pouvoir économique, parce que n’arrivant plus à nourrir leurs progénitures, de leur garantir une bonne éducation ? Face à cette impuissance, la seule alternative reste la démission, consacrant ainsi la faillite de la famille dans son rôle de premier éducateur de l’enfant.
Le retour à la formation artisanale dans les métiers de poterie, bijouterie, menuiserie, boulangerie à partir du CM2 ou le certificat d’études comme ce fût le cas dans les années 70 avec l’Ecole nationale d’économie appliquée, pourrait être une solution à la déperdition scolaire et son corollaire et par-delà même, permettre de régler en partie le chômage des jeunes. L’initiative prise dans ce sens par l’Onfp de former des meuniers à partir du niveau du CM2, devrait être encouragée, soutenue, et étendue aux métiers précités.
De toutes les façons, les Sénégalais sont connus pour leur capacité à rester dignes dans la souffrance, plutôt que d’hypothéquer les valeurs de «diom» (dignité) et de «kersa» (pudeur) qui fondent leur identité.
Les deux alternances qu’a connues le pays démontrent à suffisance que les Sénégalais savent bien ronger leur frein en attendant l’heure de la sanction.
Pour combien de temps encore les valeurs de «diom» (dignité) et la «kersa» (pudeur) qui caractérisent les Sénégalais résisteront-elles à l’épreuve de la cherté du coût de la vie ?
Mamadou FAYE
Grand-Yoff