Le Samedi 19 Novembre 2016, les disciples mourides, de l’intérieur comme de l’extérieur du pays, avaient fini de rallier la ville sainte de Touba pour célébrer, auprès de leurs guides spirituels, le Magal. C’est durant la matinée de cette journée de ferveur religieuse, pour une partie de la communauté musulmane du Sénégal, que les médias ont attiré l’attention vers la capitale Dakar, dans sa banlieue, pour relayer l’information sur le meurtre de la cinquième vice – présidente du Conseil Economique Social et Environnemental (C.E.S.E.), Mme Fatoumata Makhtar Ndiaye. Un meurtre qui vient s’ajouter à une série d’actes macabres commis dans le pays durant ces derniers mois de l’année 2016. Une douzaine de cas de meurtres recensés dans le pays en l’espace de deux (02) mois, selon l’ONG Jamra présidée par Imam Massamba Diop. Un vrai phénomène de société.
L’assassinat de la vice – présidente par son chauffeur restera sûrement pendant longtemps dans la mémoire des sénégalais. L’acte a tellement heurté les consciences que Pikine Khourounar avait fini par ravir la vedette à Touba la sainte. Un crime odieux commis sur une personnalité politique de premier rang – vice – présidente du CESE et présidente des femmes de l’Alliance Pour la République (APR) du département de Pikine – et sur une dame qui avait fini de livrer tous ses combats dans la vie publique et privée. Elle a bénéficié d’une pension de retraite en tant qu’Educatrice Spécialisée en 2011 et était en période de veuvage au moment où le sort s’est acharné sur elle à travers son indélicat de chauffeur, Samba Sow pour ne pas le nommer.
Cependant, au – delà de soulever les émotions, cet acte macabre, comme tant d’autres qui l’ont précédés et suivis, doit aussi interpeller les esprits pour tenter l’analyse sur la violence qui secoue la société sénégalaise.
Pour l’analyse du phénomène, la réponse à certaines questions méritent d’être tentée :
- La violence est – elle un phénomène propre à la société sénégalaise ?
- N’est – elle pas contemporaine à notre société moderne ?
- Les actes de violence récurrente ne sont – ils pas le produit d’un système normatif déréglé ?
La violence n’est pas une spécificité sénégalaise, elle est le propre de toutes les sociétés du monde. Elle est le produit de la libération des pulsions naturelles, la libido et les instincts de mort, qui sont présentes en chacun de nous.
Thomas Hobbes, dans son ouvrage, le Leviathan, a voulu démonter cette dimension ontologique de la violence. Il a considéré l’homme, à l’état de nature, comme étant « un loups pour l’homme ». Ainsi, l’homme serait naturellement violent. Les médias nous rapportent quotidiennement des scènes de violence, souvent des plus horribles, dans toutes les parties du monde.
La violence est contemporaine à toutes les époques. Elle est probablement la plus vieille manifestation des instincts de l’homme. Des actes de violence ont été notés depuis la nuit des temps. N’est – il pas significatif que l’Ancien Testament s’ouvre sur le fratricide de Caïn sur Abel, le Nouveau quant à lui se fermant sur un martyr et une exécution : celui du Christ. Ce meurtre fratricide et cette exécution du Christ sont des témoignages éloquents de la nature violente de l’Homme. La violence est comme une lame de fonds qui traverse toutes les sociétés et toutes les époques. Emile Durkheim, l’auteur de l’ouvrage intitulé : Le crime, phénomène normal (1894), nous conforte en précisant que « le crime est normal, parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible, telle est la première évidence paradoxale que fait surgir la réflexion sociologique ».
Selon l’approche
Au Sénégal, la violence est présente dans toutes les sphères de la société : à l’assemblée nationale, dans les instances des partis politiques, dans les campus universitaires, dans les stades, dans les moyens de transport en commun, durant les signatures de combat ou face à face entre lutteurs, dans les familles, dans le championnat populaire (navétanes), dans la rue, etc.
Pour aider les individus à bien juguler leurs pulsions originelles, l’Etat et la société doivent mettre sur pied un système normatif (le politique, le judiciaire et les conventions morales, culturelles et religieuses) viable pour faciliter la vie en communauté.
L’Etat a la responsabilité de proposer des politiques publiques suffisamment mobilisatrices et intégratrices permettant aux individus de quitter l’état de nature, tel que défini par Hobbes, caractérisé par les stratégies de survie qui libèrent facilement les pulsions originelles.
Le Sénégal, depuis les indépendances, n’a pas su mettre en place des offres politiques suffisamment dynamiques pour cristalliser l’espoir des populations. Confrontées à une situation économique et sociale caractérisée par le chômage, la pauvreté des ménages, les inégalités sociales, le non accès aux services sociaux de base (éducation, santé, loisirs, transport, habitat, etc.), les populations sont ballottées entre l’échec et la médiocrité. La jeunesse a fini de se faire une devise : « Barça ou Barsax » à la place de « un peuple – un but – une foi ». Dans un tel contexte, les schémas de comportement ne peuvent pas tirer les individus vers le haut pour une société apaisée et sécurisée. L’instinct de survie prend le dessus sur tout et la violence anomique ou cathartique est très souvent constatée.
Selon la théorie de la frustration relative de Ted Gurr reprenant, dans une certaine mesure, les analyses d’Alexis de Tocqueville sur les risques de contestation sociale, les actes de violence sont fréquents dans une société lorsque les populations jugent intolérables l’écart entre leurs attentes et les gratifications reçues. Jean Paul Minvielle, Amadou Diop et Aminata Niang dans leur ouvrage intitulé : la pauvreté au Sénégal (Karthala, 2005), durant leurs enquêtes dans une prison du Sénégal, nous rapporte les propos d’un prisonnier : « la bonne moralité et les remords n’existent plus quand on n’a connu que privation et dénuement ».
Egalement, le dispositif juridique, réglementaire et sécuritaire pèche par son inefficacité. Les lois appliquées sont jugées peu dissuasives par les populations – surtout celles sanctionnant les cas de meurtre – et les procédures de jugement trop longues. En effet, le temps consommé pour les trois étapes de la procédure judiciaire : la poursuite, l’instruction et le jugement, est souvent énorme. Cette situation est, très souvent, source de frustration chez les présumés coupables qui attendent dans les cellules de prisons surpeuplées. Le débat sur l’indépendance des juges est toujours d’actualité.
Vivement l’adoption du nouveau code pénal.
Les forces de sécurité sont souvent invisibles dans la plupart des quartiers. Sinon, elles brillent par leur manque d’équipement, de moyens logistiques et d’effectif suffisant. Certains cadres de la Police nationale ont fustigé l’absence d’une politique sécuritaire digne de ce nom au Sénégal. Et, la réalité sur le terrain semble leur donner raison. On ne comprend pas l’insécurité ambiante qui existe dans la quasi-totalité des grandes villes du pays : les déficients mentaux qui squattent les rues et ruelles, les chiens errants, la vente sauvage d’armes blanches et de gourdins, les maisons abandonnées, l’absence d’un système d’éclairage public fonctionnel dans la plupart des quartiers, l’inexistence d’un système de vidéo surveillance dans les quartiers, l’insuffisance ou l’inexistence de patrouilles de police en permanence, j’en passe.
Au demeurant, les conventions morales et culturelles trop pesantes et mal assimilées sont également des terreaux fertiles à l’émergence de la violence. Au Sénégal, on ne peut pas se marier, baptiser son enfant, faire le pèlerinage à la Mecque, célébrer une fête religieuse (Tabaski – Korité), occuper un poste de responsabilité, etc., sans pour autant faire face à la pression des conventions morales et culturelles. Les Conventions religieuses sont quelque fois parasitées par celles morales et culturelles qui ne résistent souvent devant aucun objectivisme.
En plus, pour bien terminer l’analyse, il nous faut interroger notre système éducatif et référentiel. L’éducation de base est aujourd’hui bâclée. La famille et l’école ne jouent plus pleinement leur rôle d’éducation et d’instruction. Les jeunes ne sont pas suffisamment préparés par ces deux institutions défaillantes. Pour répondre à la question : qu’est-ce que c’est éduquer ? E. Durkheim disait : « éduquer c’est préparer à la vie ». Comme le footballeur ou tout autre sportif qui n’est pas suffisamment préparé, la situation sur le terrain le dépasse souvent et il peut facilement commettre des erreurs et accumuler des sanctions ou cartons puis perdre son match.
Le système référentiel est complètement vicié par l’argent et la recherche du gain facile. Les hommes et femmes qui sont présentés comme des modèles de réussite ne sont pas forcément des porteurs de valeurs. Ils n’ont, pour la plupart, que l’argent et le matériel à présenter. C’est le système LMD (Lutte – Musique – Danse) qui devient la référence. Les lutteurs sont mieux connus que l’égyptologue, Cheikh Anta Diop, et autres professeurs et scientifiques sénégalais qui parcourent le monde. La meilleure façon de connaître la bonne santé morale d’un peuple, c’est d’apprécier le traitement réservé aux enfants, aux intellectuels et aux morts ? Au Sénégal, l’enfant n’est présent que sous l’angle mort de notre regard. Le phénomène des enfants de la rue est une réalité qui n’émeut pas. Les intellectuels font partie des sénégalais les plus méconnus et les moins valorisés. Les morts font l’objet d’une violence insupportable, leurs tombes sont souvent profanées.
Le holisme, qui nous propose d’analyser les phénomènes sociaux comme un tout unique, nous permet de dire que la violence constatée au Sénégal ces temps – ci est due en grande partie à la défaillance de notre système normatif.
Tout compte fait, pour mieux appréhender la violence dans sa dimension sociologique, les démographes et autres statisticiens doivent aider à connaître le taux de criminalité au Sénégal, le profil des criminels, le nombre d’armes blanches et à feu qui circulent dans le pays.
A la lumière des analyses sus – mentionnées, les solutions suivantes peuvent être expérimentées :
- – proposer des offres politiques dynamiques et inclusives qui permettent de prendre en compte les préoccupations des individus du berceau jusqu’à la tombe. ;
- – réajuster le dispositif juridique et réglementaire pour faire face aux nouvelles menaces qui sapent notre cohésion sociale et minent notre vie en communauté ;
- – définir une politique sécuritaire bien articulée et portée par un personnel bien formé, bien équipé et en nombre suffisant ;
- – revoir nos conventions culturelles, morales et religieuses qui ne facilitent pas des schémas de comportements progressistes et valorisants ;
- – redéfinir notre système éducatif et référentiel en mettant en exergue les valeurs de paix, de dignité, de culte de l’effort, de respect d’autrui, etc. pour mieux préparer les jeunes à une vie saine ;
- – mettre sur pied une brigade contre les violences. Brigade pluridisciplinaire composée entre autres d’agents de la force publique, des spécialistes en psychologie, de médecins légistes et d’assistants sociaux.
L’expérience du Zimbabwé en matière de gestion de la violence devrait être étudiée.
En outre, au Sénégal, n’est – il pas besoin de revoir la manière dont les ports d’armes sont délivrés et les grâces présidentielles accordées ?
Ces propositions de solutions ne pourront sûrement pas éradiquer la violence dans la société sénégalaise mais aideront à endiguer un phénomène qui peut détruire, s’il prend certaines proportions, le système immunitaire d’une société.
Cette contribution s’inspire des propos d’Emile Durkheim : « le seul idéal que puisse se proposer la raison humaine est d’améliorer ce qui existe or c’est de la réalité seule qu’on peut apprendre les améliorations qu’elle réclame ».
Cheikhou Diop
Conseiller en Travailler Social – CTS
Chef du bureau Etudes, Recherche et Communication à la Direction de l’Education Surveillée et de la Protection Sociale (D.E.S.P.S.)