Une analyse attentive des discours critiques de nombre de sénégalais sur les marabouts démontre, à notre avis, non pas, comme l’on peut être tenté de le penser, une négation radicale de la légitimité du statut et de l’utilité de ces derniers dans la société. Mais plutôt une frustration suscitée par le fait que beaucoup d’entre eux ne jouent pas toujours le rôle socioreligieux et multiple leur étant dévolu.
Ainsi, la virulence de certaines diatribes internes dans nos communautés religieuses, l’exaspération envers les dérives publiques de certains types de religieux médiatiques, de même que la réthorique pseudo-salafite des nouvelles franges néo-confrériques, les manifestations de défiance intellectuelle envers les « chefferies religieuses ». Tout ceci s’explique, en grande partie, par le dépit que tous les « marabouts » ne soient pas des Serigne Saliou ou des Mame Abdou. Tant il est vrai que les sénégalais, à l’instar d’autres peuples (comme les anglais ou les marocains pour leurs familles royales), nourrissent un attachement historique profond et très sincère pour leurs guides religieux. Car naturellement conscients du rôle primordial et essentiel que leurs élites religieuses ont depuis toujours joué et continuent encore de jouer, malgré les vicissitudes, dans la fondation de leurs identités, aussi bien nationale que culturelle, sociale, religieuse, économique etc. Raison pour laquelle le choix manifeste de certains acteurs religieux de privilégier leurs intérêts personnels au détriment de cette mission historique constitue le principal ferment de la « maraphobie » ambiante qui, à son tour, nourrit la « confrérophobie » intellectuelle et salafite.
Dans le cas du Mouridisme, ces manquements, souvent constatés au niveau d’une partie de son leadership, expliquent largement certaines frustrations du « peuple mouride » par rapport à la gestion des affaires mourides. Frustrations suscitées par le manque d’optimisation actuelle des extraordinaires potentialités de leur communauté sur tous les plans : éducatif, scientifique, culturel, socio-économique, perspectives de la ville de Touba etc. Au détriment de choix et de comportements, soit non suffisamment éclairés, soit essentiellement guidés par des considérations individuelles et autres « dóor-marteaux » n’ayant rien à voir avec l’intérêt supérieur du Mouridisme. Des dérives qui impactent négativement sur le déroulement des projets majeurs de la communauté, sur ses priorités et orientations, sur sa résilience par rapports aux nouveaux défis et enjeux, sur la préservation du patrimoine de Serigne Touba et sa transmission au reste du monde etc.
Pour user d’une image familière, le sentiment vécu par beaucoup de mourides est assimilable à la vitesse jugée trop lente d’un TGV dont les chauffeurs ne consentent qu’à rouler au rythme d’une charrette. Les passagers, frustrés par leur conscience de la puissance supersonique de leur moteur, finissent par être excédés de cette allure excessivement lente qui, renseignement pris, n’est justifiée que par le désir du chauffeur de discuter sereinement avec sa dulcinée ! Le grondement sourd dans les wagons, les ruades vives sur les brancards, les chocs intempestifs sur la locomotive, tout, pourtant, militait pour la vitesse de croisière. Qu’arrivera-t-il si les chauffeurs continuent à ignorer indéfiniment les sonnettes d’alarme des passagers ? Comment faire pour que les wagons restent constamment rivés à la locomotive et ne finissent pas par dérailler ?
En cela, je me suis souvent dit que les nouveaux mourides ressemblent quelques fois au paysan cultivant allègrement des bananes sur le sol d’une mine de diamants. Et qui se réjouit naïvement du grand nombre de régimes ainsi récoltés ! Ou même à ce brave forgeron qui fabrique avec entrain des clous avec l’or qui lui fut confié. Quand saurons-nous enfin que le précieux patrimoine de Serigne Touba dépasse de loin tous les honneurs de la terre ? Quel manque d’ambition que de ne rechercher en Serigne Touba que sa dépense quotidienne !
Cette situation, source inconsciente de révoltes larvées, est aggravée, à notre avis, par le contexte. Notamment la « liberté de pensée » des nouveaux mourides et leur niveau inédit d’information sur les actes, motivations et véritables personnalités de leurs leaders. Niveau de conscience qui transcende les apparats, les beaux discours et toute mystification tentant d’exploiter leur attachement profond à Serigne Touba. Ceci, du fait, notamment, des nouvelles possibilités de communication, de l’émergence de nouveaux schémas de pensée, des mutations socioculturelles de la base mouride etc. Ce nouveau paradigme, que beaucoup de religieux ne semblent pas encore assez appréhender, et que nous avons dénommé « Nouvelle conscience mouride », constitue désormais une donne avec laquelle il faudra de plus en plus compter.
Dieu fasse que nous, les guides religieux, le comprenions pleinement pour mieux accomplir la mission qui nous est confiée par l’histoire.
A. Aziz Mbacké Majalis
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