Que la question de l’emploi occupe une place de plus en plus importante dans le débat public est une évolution dont il faudrait se réjouir. Malheureusement, en l’absence d’enquêtes statistiques dignes de ce nom, c’est la parole politicienne qui prévaut nolens volens. Afin de montrer que les promesses de Macky Sall (500 000 emplois en sept ans, puis 300 000 en cinq ans) sont en train d’être tenues, plusieurs membres du gouvernement sont intervenus dans les médias pour avancer des chiffres, souvent contradictoires les uns avec les autres, qui relèvent surtout de la communication politique, du moment qu’ils ne dérivent d’aucune enquête statistique connue.
Dans ce contexte, la publication récente des résultats de l’Enquête nationale sur l’emploi au Sénégal (Enes) par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd) vient à point nommé. Pour rappel, dans notre pays, la dernière enquête de représentativité nationale consacrée spécifiquement à l’emploi date de 1991. Il faut rendre grâce à la Banque mondiale d’avoir entièrement financé cette enquête qui a été effectuée du 14 juin au 18 juillet 2015 et qui devrait bientôt être trimestrielle. Ce qui permettra un meilleur suivi des relations d’emploi et de travail.
Comme la presse a déjà fait écho des principaux résultats de l’Enes, l’attention sera portée ici sur les indications qu’elle peut nous fournir par rapport à certaines questions que nos concitoyens se posent sur les politiques économiques du gouvernement.
Auparavant, il est important de souligner que l’on ne peut espérer comprendre les relations d’emploi et de travail dans nos pays sans tenir compte sérieusement de la question du genre. Les inégalités de genre avant l’entrée sur le «marché du travail» ont des répercussions – en ce qui concerne l’activité, les emplois occupés, les revenus, les carrières, etc. – qui contribuent souvent à renforcer les inégalités initiales. Les résultats de l’Enes sont d’ailleurs révélateurs : 42,4% de la population active féminine (contre 23,4% chez les hommes) sont soit au chômage soit dans une situation de sous-emploi (horaires de travail en-dessous du volume horaire souhaité). Encore que cette statistique soit conservatrice et qu’elle ne suffise pas à faire visualiser les différentes dimensions de la condition extrêmement précaire des femmes sénégalaises sur le «marché du travail».
Hausse du chômage entre 2011 et 2015
Combien d’emplois – précisément d’emplois décents nets – ont été créés depuis 2012 ? En l’état actuel, il est difficile de répondre à cette question pour au moins deux raisons principales. La première est qu’il n’y a pas une enquête comparable à l’Enes pour l’année 2012. La seconde est que toutes les données de l’Enes sont exprimées en pourcentage. Il n’est fait état des données absolues à aucun endroit du rapport de l’Ansd.
Malgré ces limites, un fait semble émerger. Si l’on compare les données de l’Enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal (2011) et celles de l’Enes, comme le fait le rapport de l’Ansd, on s’aperçoit que le taux de chômage a augmenté entre 2011 et 2015, passant en moyenne nationale de 10,2% à 15,3%. En tant qu’une réalité qui affecte surtout les 15-34 ans (61,1% des chômeurs), le chômage a progressé dans toutes les régions du Sénégal sauf à Louga où il a reculé (-6,1%) et à Ziguinchor où il est resté stable. Sur la base de ces deux enquêtes, il n’est donc pas permis d’affirmer que les politiques menées par le régime de Macky Sall ont contribué à réduire le chômage.
Pour autant, une telle évolution ne signifie pas que le gouvernement n’a pas fait d’efforts en matière d’emploi. Des efforts ont pu être faits mais ils demeurent largement insuffisants en face d’une croissance importante de la force de travail potentielle et d’une structure économique extravertie rendant difficile la création d’emplois décents en masse. S’il est imprudent d’interpréter cette hausse apparente du taux de chômage comme un «échec» du gouvernement, il n’en demeure pas moins que le gouvernement a montré, à travers les déclarations de certains de ses membres et ses objectifs en termes de création d’emplois, une incompréhension manifeste des spécificités des relations d’emploi et de travail dans les pays en développement.
Explications déficientes du chômage
Certains membres du gouvernement expliquent souvent le chômage dans notre pays en arguant d’une «inadéquation entre l’offre et la demande de travail», en pointant le doigt notamment, sur l’absence de «qualifications» des chômeurs. Malgré leur dire, nous ne sommes pas dans ce scénario que révèlent généralement des pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs qualifiés, lesquelles se résolvent souvent par le recours à une main-d’œuvre immigrée.
En réalité, il existe un excès d’offre de travail – c’est-à-dire une demande d’emploi non satisfaite – pour toutes les catégories de diplômes. L’idée qu’un diplôme élevé protège du chômage est une vue de l’esprit quand bien même les travailleurs ayant les diplômes les plus élevés auraient un meilleur sort de ce point de vue. Avec le spectre du chômage technologique, le diplôme sera de moins en moins un sésame pour l’emploi.
De plus, il faut noter que la demande de travail dans notre pays concerne majoritairement des postes non-qualifiés. Peu de gens savent que le secteur des ménages est le premier pourvoyeur d’emplois salariés au Sénégal. D’après l’Enes, les «activités spéciales des ménages» sont la branche d’activité qui emploie le plus de travailleurs ayant le statut d’«employés» (12,3%). Quelle est la pertinence à parler d’inadéquation entre l’offre et la demande dans une telle configuration ? Si les ménages n’embauchent pas ou moins que d’habitude, ce n’est certainement pas parce qu’il n’y a pas de femmes et d’hommes qualifiés pour occuper les emplois domestiques. La raison doit être probablement qu’ils ne peuvent plus se permettre financièrement de recruter du personnel domestique. Si un paysan se retrouve au chômage, cela doit s’expliquer non pas par son manque de «qualifications» que par des raisons comme des problèmes d’accès à la terre, une absence de capital ou le caractère faiblement rémunérateur de ses activités agricoles.
Politiques économiques déphasées
Une lecture déficiente des relations d’emploi et de travail ne peut manquer de justifier des politiques économiques déphasées.
Le gouvernement s’est donné pour objectif de progresser dans le classement Doing Business et l’a même inscrit dans le Plan Sénégal émergent. L’hypothèse est que l’amélioration du «climat des affaires» favorise l’investissement qui à son tour va stimuler la croissance économique. Rappelons que l’une des nombreuses limites de l’indice Doing Business est qu’il décrit comment l’environnement des affaires est censé fonctionner et pas comment il fonctionne réellement.
La logique qui sous-tend le classement Doing Business est déconnectée de nos réalités économiques. Au Sénégal, 95,6% des activités ou entreprises sont informelles selon l’Enes. Les deux freins principaux à l’activité économique pour les travailleurs à leur propre compte (employeurs et indépendants) sont : des «ressources financières insuffisantes» (pour 65% d’entre eux) et la «concurrence sur les marchés» (12,9% d’entre eux). Les «réglementations juridiques» et les «problèmes avec l’administration», aspects qui renvoient au Doing Business, ne constituent une difficulté majeure que pour 1,4% des travailleurs à leur propre compte.
En souscrivant de manière inconditionnelle à la logique du Doing Business, le gouvernement poursuit une orientation politique qui consiste, de fait, à se coller à l’agenda des entreprises généralement étrangères qui ont déjà du capital et qui sont compétitives (du fait entre autres des faveurs que leur accordent les Etats) au détriment des entreprises locales qui ne disposent ni de capital ni d’un appui public cohérent.
Les résultats de l’Enes montrent qu’il y a une différence majeure entre créer un climat des affaires permettant aux grosses entreprises étrangères de prospérer et créer un climat des affaires permettant le développement d’un tissu économique local de Pme-Pmi articulé et compétitif. L’émergence économique est impossible dans un contexte de rationnement du crédit tel que seulement 1,2% des travailleurs à leur propre compte déclarent bénéficier d’un financement bancaire (6% chez les employeurs).
De grands défis en termes de protection sociale
L’Enes comporte quelques indications utiles par rapport à la problématique de la protection sociale et de l’emploi décent. De manière générale, il apparaît qu’un peu plus de 80% des travailleurs ayant le statut d’«employés» n’ont pas accès à des mécanismes élargis de protection sociale (cotisation à la caisse de sécurité sociale, assurance-retraite, prestations familiales, congés payés, congés maternité, etc.). En ces temps où il est beaucoup question de couverture maladie universelle, il est de bon ton de rappeler que seuls 14,3% des travailleurs ayant le statut d’employés déclarent disposer d’une assurance-maladie. Le problème de la protection sociale ne se pose donc pas seulement pour les travailleurs du secteur informel. Il concerne de plus en plus ceux du secteur moderne.
Perspectives
L’Enes est venue à son heure et nous permet d’ores et déjà de beaucoup apprendre sur les relations d’emploi et de travail dans notre pays. Elle doit être accompagnée par les autorités, et ses résultats pris plus au sérieux, si elles souhaitent mieux comprendre ces dernières et renforcer l’impact de leurs politiques économiques. Temps est venu de sortir de la parole politicienne.
En termes d’approche méthodologique, l’Enes gagnerait à être un peu plus innovante. Les catégories universelles d’analyse du marché du travail (emploi, chômage, sous-emploi, etc.) présentent chacune des limites importantes dans le cas des pays en développement, pays où le salariat et l’emploi décent ne sont pas les normes d’emploi dominantes. C’est pourquoi des modules avec des questions de type sondage permettant aux enquêtés d’évaluer eux-mêmes leur situation d’emploi, constitueraient une réelle valeur ajoutée et renforceraient notre connaissance encore impressionniste sur ce sujet. L’Enes n’a pas abordé des questions cruciales comme par exemple les revenus tirés de l’emploi et le phénomène du déclassement (travailleurs généralement qualifiés qui occupent des emplois en-dessous de leur niveau de qualification). Espérons qu’elle puisse le faire à l’avenir.
Ndongo Samba SYLLA
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