Comme le corps humain, le Centre fait la jonction des différentes parties d’un territoire et comme le corps humain, le Centre est stratégique pour un pays. Il fait le lien entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest. C’est par lui que transitent les mouvements commerciaux, économiques, socioculturels. C’est lui qui joint les cultures et traditions et donne à l’ensemble cette harmonie qui fait sa particularité. Le Centre du Mali qui, jadis, constitua la zone de transit entre le Sahara et le Soudan, lieux de rencontres et d’échanges entre les différentes composantes de notre nation arc en ciel, est aujourd’hui en grand danger. Le Centre du Mali, naguère espace d’échanges et de communion entre les nomades et les sédentaires, entre ceux qui vivent de la terre et ceux qui exploitent le fleuve, terroirs composites ou vivent la plus grande concentration des diversités de notre pays, s’approche dangereusement du précipice !
De la plaine du Seno aux confins de la forêt du Wagadu, des zones verdoyantes du Kouroumari à la fin de la boucle du Niger dans le haoussa, les centaines de milliers de nos compatriotes des Cercles de Niono, Macina, Teninkoun, Youwarou, Douentza, Koro, Bankass, Bandiagara et Djenne, ne dorment même plus d’un œil ! Les attaques succèdent aux assassinats ciblés, les vols aux actes terroristes. Maintenant ce grand ensemble qui fit la fierté du Mali est dans un état de désolation auquel nous devons accorder la plus grande attention. Au risque d’y perdre plus que le contrôle d’une partie de notre territoire, mais sans doute une partie de nous-mêmes et de ce Mali divers qui nous distingue.
Le Centre s’embrase et est déstabilisé en raison de nombreux facteurs qu’il convient d’analyser de manière fine et profonde afin de caractériser les déterminants de la crise. Cet effort de diagnostic sans concession est la clé de la résolution de la crise, qui prendra forcement du temps tant sont profondes les blessures qui accablent cette partie essentielle du Mali.
La crise au Nord, proximité territoriale oblige, a de nombreux impacts au Centre. Elle a accru la circulation des armes et des hommes en armes. Le banditisme y a automatiquement cru car, pour survivre dans cet espace appauvri par les effets du changement climatique, de la démographie et l’absence de politiques de mise en valeur de ses potentiels, de nombreux individus cèdent à la facilité d’utiliser la violence pour survenir à leurs besoins. Il y a également la pression de groupes armés du Nord pour prolonger la rébellion au Centre et éloigner le pays de la paix. La création de cellules des mouvements séparatistes, le recrutement de nombreux citoyens du Centre dans ces groupes, l’organisation ou le soutien à des opérations visant les forces armées au Centre sont, entre autres, quelques illustrations des actions de sabotage dont la source vient du Nord. Dernièrement, la volonté de certaines organisations et groupes à bénéficier de la sortie de crise comme le processus de Désarmement, Démobilisation et Réinsertion (Ddr), illustre aussi les liens entre la déstabilisation au Nord et celle du Centre. Cela rend indispensable la résolution de la crise au Nord si on veut aider à pacifier le Centre.
Le Centre de notre pays constitue pour les terroristes, soumis à la pression des forces internationales plus au Nord, une zone de repli, de transit, de caches d’armes, mais aussi d’espaces vitaux pour s’organiser, s’approvisionner et lancer leurs actions. Il est moins aride que le grand Sahara, moins surveillé par le dispositif de la force Barkhane et n’est pas suffisamment couvert par le dispositif étatique malien. Il est limitrophe du Burkina et du Niger dont certaines zones frontalières sont investies par des groupes terroristes comme le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Il n’est pas très éloigné du Nigeria, zone d’action de Boko Haram. Ce qui accroit les possibilités de connexion et de coopération entre ces groupes. Les terroristes essaient donc d’y maintenir la peur, l’insécurité et le désordre, afin de pouvoir exploiter la zone à leur profit.
Le Centre est un terrain d’action pour les islamistes radicaux de notre pays depuis plus d’une dizaine d’années. Il devient aujourd’hui un espace ciblé par les terroristes à vocation islamiste qui y prêchent un islam salafiste et rétrograde. Ils y développent des courants de départs des jeunes Maliens vers le Moyen – Orient depuis les années 2000. Ils sont à la quête d’un califat imaginaire et chimérique, ce qui les maintient dans des stratégies jusqu’auboutistes. Ils sont déterminés, armés et organisés. Ils se nourrissent des crises et des trafics en tous genres et gardent de ce fait un pouvoir de nuisance important. Cela, d’autant plus qu’ils attirent de nombreux jeunes en quête d’emplois, de revenus, quelques fois frustrés par la vie et les injustices ou embrigadés tous les jours à travers des prêches enflammés partout dans la zone.
Les trafiquants de drogue contribuent aussi à l’aggravement de la situation sécuritaire. Le trafic de drogue et d’autres produits ont besoin d’insécurité pour prospérer et le Centre figure maintenant parmi leur zone d’action. Certaines des routes de la drogue parcourent désormais le Centre du Mali, de la frontière du Burkina à celle de la Mauritanie voire de l’Algérie en passant par le Gourma, ils ont aussi besoin d’éloigner les forces de sécurité et de maintenir la pression sur les populations pour qu’elles soient complices ou qu’elles gardent le silence, ce qui alimente l’insécurité. Ce facteur vient compliquer la donne car, en plus de la violence, l’argent aussi est mis à contribution pour pourrir la situation.
Ces causes multiformes, se nourrissant les unes des autres, nécessitent des réponses variées, adaptées, résolues et durables. Celles-ci doivent être à la hauteur de l’ampleur de la crise. Pour ce faire, l’Etat dans son ensemble, à commencer par les plus hautes autorités, ainsi que toutes les composantes de la nation doivent être mobilisés. Les acteurs internationaux présents sur le territoire nous aideront à la mettre en œuvre mais ne doivent pas constituer l’avant-garde de cette réponse car il s’agit d’abord et surtout du Mali.
Comme sur toutes les questions majeures, l’impulsion et l’implication politiques accompagnées par un suivi de tous les instants doivent venir des autorités maliennes. Le chef de l’Etat lui-même doit engager le processus et lancer une grande initiative de pacification du Centre de notre pays. Un plan d’action détaillé, à mettre en œuvre par le Gouvernement, suivra cette haute et forte induction. Il est souhaitable qu’ensuite, soit mis en place un comité interministériel de suivi, avec la participation des gouverneurs des régions de Ségou, Mopti, Tombouctou et Gao. Au moyen de réunions mensuelles de suivi, de visites de supervision sur le terrain, les hautes autorités maliennes lanceront un message à toutes les composantes de la nation afin de les amener à s’impliquer sur cette question.
Ensuite, l’action de la machine administrative qui doit se mettre automatiquement en branle est indispensable pour convaincre les sceptiques. Cette action sera mue par un souci majeur, en l’occurrence la réoccupation de l’ensemble de l’espace central par l’Etat. Les forces de sécurité, l’administration territoriale, les collectivités locales, les services judiciaires, les services sociaux, tous sans aucune exception, doivent être réinstallés rapidement et entrer en action au bénéfice des populations. Un plan de réoccupation du Centre, avec des objectifs, un chronogramme et un dispositif sécuritaire approprié qui l’accompagne, est à préparer et à exécuter de manière résolue. Les moyens appropriés doivent être dégagés pour ce faire.
La situation au Nord étant l’un des détonateurs de l’explosion au Centre, il faut travailler à déminer immédiatement les tenants de la crise dans le septentrion. Nous devons travailler à l’accélération du processus de paix, la prise en compte de certains groupes armés du Centre dans le processus Ddr et les réengager sans délai aux côtés des forces armées nationales dans le processus de pacification du Centre. Certains d’entre eux seront de bons informateurs, d’autres pourront utilement servir à sécuriser certaines populations nomades ou vivant dans des campements éloignés.
L’action des forces armées et de sécurité sera le cœur du dispositif de pacification du Centre du Mali. La force reste incontournable pour faire face à des situations d’insécurité quasi généralisées. Elle doit toutefois être employée avec discernement, intelligence et tact. Une stratégie militaire et sécuritaire adaptée est à concevoir pour ce faire par nos responsables en la matière. Il faudra sans doute que nos forces fassent l’effort d’avoir plus de positions avancées, diligenter davantage de patrouilles, employer des moyens plus conséquents et plus adaptés. Il faut que nous soyons plus mobiles, y compris sur les cours d’eau avec la disponibilité de matériels nautiques adaptés (zodiac, petites vedettes…). Prendre l’initiative reviendra à multiplier les opérations d’identification et de destruction de bases des groupes négatifs et mettre en place un dispositif de renseignement plus conséquent. Nous devons utiliser des moyens aériens (appareils de surveillance et d’attaques, drones) mais aussi le renseignement humain en mettant la population à contribution. Il faudra sans doute conduire la réflexion pour créer, au moins momentanément, dans certaines situations, des milices ou d’armer les citoyens pour se défendre, car il sera difficile d’être partout ou de mettre derrière chaque citoyen un militaire armé. Cela pourrait se faire dans un cadre organisé et provisoire en attendant de réduire la menace. Nous devons absolument protéger ceux qui collaborent avec l’Etat et le faire dans leurs villages et hameaux, car c’est là où ils sont utiles. L’arrivée d’un contingent sénégalais de la Minusma, pouvant se projeter vers des actions offensives, aidera les Famas dans la conduite de leurs actions. L’objectif étant d’annihiler en quelques mois, toute possibilité pour les forces négatives, d’attaquer des villes ou des villages, par une posture offensive qui déplacera les hostilités en brousse dans leur camp.
Il faut accompagner la mise en œuvre de cette stratégie militaire et sécuritaire par une observation stricte de la discipline et un respect pointilleux des droits de l’Homme par nos troupes. Aucun abus ne doit être toléré et des mesures vigoureuses doivent être prises contre tous ceux qui se risqueraient à brutaliser les populations. La tolérance zéro observée enverra un message positif aux populations et contribuera sans doute à restaurer un peu de confiance, entre l’Etat en déploiement, et des citoyens à rassurer.
Parallèlement à l’action sécuritaire, une stratégie culturelle et cultuelle est à concevoir pour renforcer le tissu social, soutenir et promouvoir l’islam de paix et contre la violence. Cette stratégie coordonnée par l’Etat, doit être mise en œuvre avec le soutien des organisations de la société civile, des leaders religieux nationaux et locaux. Elle se traduira par des prêches où l’argumentaire des terroristes islamistes sera battu en brèche. Elle utilisera les moyens et les technologies disponibles pour vulgariser ces prêches. Les enseignements dans les écoles coraniques sont à revoir pour les rendre républicains et militants de la paix et de l’entente entre les diversités. La promotion des valeurs de paix et de coexistence pacifiques est à soutenir partout et en continuité (foires, marchés, lieux de culte, cérémonies…). Les grandes initiatives culturelles sont à soutenir et à multiplier. À ce titre, il faut reprendre le Yaral et ce qui lui est lié, multiplier les occasions de brassage et de coopération entre les ethnies. Il faut consulter les acteurs de la société civile, les organisations des ressortissants du Centre et mettre en œuvre leurs suggestions allant dans le sens des orientations publiques.
Comme cela a été envisagé au Nord, nous devons sans doute imaginer et conduire des actions spécifiques de développement socioéconomiques. Le fonctionnement des services publics facilitera leur conduite. Il faut viser la réalisation d’initiatives à impacts rapides et redonner de l’espoir aux populations notamment les jeunes. Il faut également relancer les dynamiques économiques et soutenir les activités d’échanges et de commerce, les foires…Redonner de la vie aux relations entre les différentes composantes de la zone contribuera à recoudre le tissu social et à donner un sens au vivre ensemble.
Cela rendra plus difficile l’embrigadement des populations et leur radicalisation. Éviter la radicalisation est plus efficace que de vouloir «de-radicaliser».
De manière générale, l’Etat en déploiement au Centre, dans son fonctionnement, doit promouvoir l’équité entre les citoyens et mettre en place un dispositif de monitoring pour garantir cela. Cela reste valable également au Nord et sans doute ailleurs. Les juges sont en première ligne dans cette perspective. Ils doivent travailler à rendre correctement la justice. Nous devons veiller à y envoyer de bons magistrats et améliorer leurs conditions de travail. Partout ailleurs dans les administrations, il faut fortement faire ces rappels, avec une mention particulière pour nos forces armées et surtout de sécurité (gendarmerie, gardes, polices). Les décideurs doivent être impitoyables face aux abus commis par les acteurs de l’Etat, sinon nous nous priverons de toute chance de réussite dans notre quête de pacification et de promotion du Centre du pays. Il faut collaborer avec la société civile, mettre en place des dispositifs de lanceurs d’alerte contre les abus de l’administration mais aussi contre les fraudes et la corruption, afin de faire germer peu à peu dans l’esprit des habitants de cette zone l’image de l’Etat enfin soucieux de justice et de protection des plus faibles. Un Etat équidistant et efficace.
L’Etat, dont les faiblesses sont sans doute à la base de beaucoup de maux de notre pays, sera déterminant dans la résolution de la profonde crise qui affecte le Centre de notre pays et qui, par métastase, est susceptible de gangrener d’autres parties du territoire comme, par exemple, le Sahel occidental. Il lui faut recouvrer ses attributs essentiels pour ramener la sécurité, l’ordre et, plus tard, la prospérité dans ces zones. En sera-t-il capable ?
Moussa MARA
Ancien Premier ministre du Mali
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